2011-02-26

Qu’est-ce qu’un préjugé?

Beaucoup de gens ne distinguent pas la pruche du sapin baumier, ni même le chêne du peuplier. On ne les accusera pas de mépriser la race des arbres. D’ailleurs, pour quelques-uns, il n’existe que trois sortes d’arbres : les conifères, les feuillus… et les pommiers — ces derniers parce qu’il y a des pommes accrochées aux branches. Certains quidams aiment à imiter les langues exotiques, dont, par définition, ils ne connaissent à peu près rien. Beaucoup d’entre nous ont, un jour ou l’autre, prononcé une phrase en pseudo-chinois, du genre « tching tchang tchong ». Si une telle imitation pouvait convaincre notre entourage, il est peu probable qu’un Chinois y ait reconnu, de près ou de loin, un seul mot de sa langue.

Personnellement, je trouve que rien ne ressemble plus à la Neuvième symphonie d’Anton Bruckner que la Huitième symphonie d’Anton Bruckner. À ce titre, je possède un cerveau ordinaire, qui contente d’abord de distinguer les grandes lignes avant de faire de la dentelle, un cerveau qui met les choses étrangères dans le même panier avant d’en savoir plus, un cerveau qui, en faisant preuve de préjugés, me renseigne déjà sur ce dont je ne connaissais rien à priori : cette musique, c’est du Bruckner, c’est une symphonie. Rien ne m’empêche d’approfondir le sujet par la suite.

Plus les choses nous sont familières, plus on perçoit leurs différences.

Lorsque je suis arrivé à Marseille, après avoir quitté ma chère Tunisie, un fait étrange m’est apparu : beaucoup de Français de la métropole se ressemblaient, surtout dans la classe de troisième du lycée Périer, et notamment les élèves Esposito et Spadoni, que j’ai longtemps confondus. Je me demandais comment les collègues pouvaient faire pour les reconnaître. Utilisaient-ils une technique connue uniquement des Français de souche? Ou bien est-ce que mon petit cerveau d'adolescent avait accroché sur quelques détails particulièrement signifiants pour un Carthaginois : cheveux frisés dépassant sur les oreilles et accent du Midi. Or, un mois plus tard, je trouvais qu’Esposito et Spadoni n’avaient pas, mais vraiment pas, la même bobine.

Si un Chinois trouve que tous les Occidentaux se ressemblent, ça n'empêche pas une mère de reconnaître ses propres jumeaux.

Dix ans s'écoulèrent, et, en visitant le consulat du Canada à Marseille, un phénomène similaire se reproduisit. Tous les Québécois présents sur les lieux avaient un air de famille, le même que ceux des personnages de Gilles Carle, Claude Jutra et autres Pierre Perrault, qui défilaient sur le petit écran aux heures creuses du ciné-club. Un je ne sais quoi, des yeux plus écartés (ou plus rapprochés) que la moyenne, un front bas (ou haut), une démarche oblique. Difficile à définir. Mais je fus alors en mesure de distinguer, sans défaillir, à l’intérieur du consulat, les Québécois des indigènes Marseillais.

Aujourd’hui, je ne trouve plus que les Québécois se ressemblent, car j’ai eu le temps d’approfondir la question. Il n’en demeure pas moins que mon préjugé initial constituait alors une source d’information non négligeable et particulièrement économique.

Face à une situation étrangère, notre cerveau, tout naturellement, fait appel aux préjugés.

On rencontre un zèbre pour la première fois, et on se garde bien de se placer derrière lui, de crainte que, comme son frère l’âne, il n’ait soudain l’idée saugrenue de nous envoyer une ruade. Préjugé qui peut s’avérer salutaire, et qui ne porte pas à conséquence.


Dessin : Rié Mochizuki

On tombe sur un bizarre truc en bois, à trois dents, et on se dit, au fond de soi-même « ah, c’est une fourchette », alors que, jusque-là, une fourchette était un machin en acier inoxydable avec quatre dents, de taille légèrement inférieure. Grâce à ce préjugé, en en sait déjà beaucoup sur cet objet qu’on ne connaissait ni d’Ève ni d’Adam. On peut l’utiliser pour remuer la salade, pour repêcher un os à moelle au fond de la marmite, pour se gratter le dos ou pour décrocher une pomme sur la plus haute branche.

Devant une situation inconnue, notre cerveau fonctionne volontiers par préjugés. Il classe les nouveaux objets dans de vieux paniers. C’est non seulement un moyen rapide et économique d’obtenir de l’information, même grossière, sur les choses inconnues, mais c’est souvent le seul moyen efficace à court terme. Pas de préjugés, pas d’intelligence, pas d’être humain. Quel paradoxe!

Notre cerveau fait constamment appel à ce procédé, il est, en quelque sorte, conditionné par les préjugés, sans lesquels nous serions toujours en train de réfléchir, sans jamais avoir le temps d’agir. Il n’est donc pas étonnant que les préjugés, que ce soit envers les fourchettes, les ânes ou les étrangers, nous viennent naturellement à l’esprit. Le tout est d’être conscient de ce processus, de reconnaître ses limites, et de ne pas ériger en principes et en lois, ce qui n’est qu’approximation rapide et commode.

On serait tenté d’opposer le mécanisme inductif des préjugés à celui, déductif, de la raison. Mais il se trouve que l’induction est la principale source d’acquisition d’une information nouvelle. Les déductions ne font que mettre en ordre et en relief, l’information dont nous disposons déjà. Sachant que X est le fils de mon père, mais qu’il n’est pas mon frère, que puis-en déduire? Tout simplement qu’il n’est autre que moi. Sachant que Y est né en Tunisie, et qu’il aime faire la cuisine, rien ne m’empêche de croire qu’il connait la recette du couscous. Dans le premier cas, je n’ai rien appris de nouveau à propos de X, je n’ai fait qu’y voir plus clair dans l’information qui m’était déjà disponible. Dans le second cas, je connais déjà quelque chose sur Y, parfait étranger, avec une probabilité de me tromper relativement faible.

Avis : Tous ceux qui trouvent qu’Adam a un air pas catholique sont pris en flagrant délit de préjugé.
Dessin : Rié Mochizuki

L’induction et la déduction sont donc les deux mamelles de l’intelligence. Se méfier de l’induction, et de son frère le préjugé, c’est marcher sur une seule jambe, c’est tout simplement contreproductif, et même naïf. Un des premiers devoirs de la personne qui se définit comme large d’esprit, c’est de s’interroger sur le mécanisme du préjugé. Clouer le bec aux préjugés, sans autre forme de procès, les interdire par décret, c’est faire preuve d’un zèle suspect, qui conjugue ignorance et intolérance. C’est commettre un préjugé par excellence.

1 commentaire:

marc a dit...

si Adam et Eve avaient étés chinois, ils auraient mangé le serpent