2012-03-08

Le coup du « directeur Wang »

Un jour que j'accompagnais des professeurs et des étudiants en Chine, la cheftaine de la délégation émit le souhait, à l’escale de Vancouver, de traverser le Pacifique en première classe. Je lui promis d'aller plaider sa cause, ce qui me fournissait un prétexte pour faire connaissance avec la charmante préposée du comptoir d'Air Chine. Étant alors désespérément célibataire, et malgré ma timidité naturelle, je ne ratais jamais une occasion de bavarder avec une jolie fille.

La jeune préposée me regarda gentiment et me répondit sans méfiance, comme si nous nous connaissions depuis toujours, et nullement étonnée de m'entendre parler chinois. J'avais presque un pied en Chine.
— Il faudrait revenir plus tard, Monsieur, quand le directeur Wang sera arrivé. Nous tâcherons alors de faire quelque chose pour vous.
L'hôtesse, pas bête pour deux sous, se débarrassa ainsi de moi avec un simple sourire.

Une heure après, alors que nous nous apprêtions à embarquer, je réitérai poliment ma requête au chef du comptoir.
— Êtes-vous le directeur Wang?
— Je suis désolé mais le directeur Wang a été retenu. Il ne viendra pas à l'aéroport cet après-midi.
— C'est fâcheux, car il aurait pu faire transférer le chef de notre délégation en première classe, c'est du moins ce qu'on m'avait suggéré.
— Si le directeur Wang vous l'a promis, il n'y aura pas de problème. Dès que les autres passagers seront enregistrés, nous allons arranger ça.
C'est ainsi que, grâce à une méprise et sans que j'aie eu besoin de mentir, un privilège fut accordé à une de mes connaissances.

La Chine vue du ciel
Photo : Renaud Bouret
 

Quelques années plus tard, un jour que je restais cloué à l'aéroport de Pékin, il me vint l'inspiration d'user du même subterfuge. Ma correspondance pour Dalian avait été supprimée à l'improviste et je redoutais de passer la nuit sur la banquette d'une salle d'attente, entouré de mes seuls bagages et assommé par douze heures de décalage horaire.
— Mademoiselle, demandai-je poliment à la préposée, savez-vous pourquoi mon vol pour Dalian a été annulé?
— Attendez un instant…
Elle se mit à fouiller sur son terminal pendant que je la fixais avec un mélange d’admiration et d’angoisse.
— Ah voici, enchaîna-t-elle, l'avion n'est pas parti pour Dalian ce matin, donc il n'a pas pu revenir ici.
Réponse d'une logique imparable. Et toujours avec les habituels yeux charmeurs des hôtesses chinoises.
— Mais Mademoiselle, est-ce qu'il y aura un autre vol pour Dalian aujourd'hui?
— Euh, oui, en effet, dans une heure, vol 888.
— Alors, transférez-moi sur ce vol (qui, soit dit en passant, est doté d'un numéro de bon augure).
— Mais c'est impossible, Monsieur, à moins que vous n'achetiez un nouveau billet.

Comme j'insistais, la préposée me suggéra d'adresser ma demande au comptoir chef, situé au milieu du hall. Une seconde employée, plus âgée mais encore plus élégante que la première, m'accueillit avec le sourire.
— On m'a dit que vous pourriez me transférer sur l'autre vol, suggérai-je. Il reste de la place, nous avons déjà vérifié.
— Je ne sais pas si j'ai le droit, hésita-t-elle.
— Mais si, osai-je sans même l'avoir prémédité, le directeur Wang a trouvé un vol pour moi.
Et, instinctivement, je montrai du doigt le comptoir que je venais de quitter, tout là-bas. La première préposée, qui m'avait suivi des yeux, nous fit un signe d'intelligence, qui fut interprété, à tort, comme une confirmation de mes dires. J'obtins ainsi le siège convoité et, grâce à ce contretemps, j'arrivai même à destination avant l'heure prévue!

Étant donné que la Chine compte 90 millions de Wang et une armée de directeurs, je prends désormais pour acquis que tout bureau, tout point de service, toute institution digne de ce nom, compte dans ses rangs un directeur Wang, le plus souvent invisible. De la même façon, on trouvera sans faute, à la réception de l’hôtel, chez le coiffeur ou dans l’atelier de mécanique, un dénommé Petit Liu. Et il n’existera ni club de taïchi, ni fanfare municipale, ni association des colombophiles sans au moins un père Zhang. Il s’agit d’un fait de civilisation essentiel, que les ouvrages sur la Chine passent malheureusement sous silence, et que nous révélons aujourd’hui, pour le plus grand bénéfice des voyageurs, des aventuriers et des amis du peuple chinois.

2 commentaires:

br'1 a dit...

Excellent... Je m'en souviendrai.

marc a dit...

c'est joli comme une courte nouvelle de Feng Jicai.