2009-12-06

Leçon de conduite

Un des sports favoris de l'homo sapiens a toujours été la chasse aux sorcières. Mais qu'est-ce qu'une sorcière, me direz-vous. La définition varie selon les époques. Car les chevaliers de la vertu se fient plus à la mode qu'à des critères moraux bien réfléchis. De nos jours, les trois sortes de sorcières — ou de sorciers — les plus en vogue sont probablement les batteurs de femmes, les pédophiles et les intégristes, qui remplacent avantageusement le relaps, l'inverti et le Juif errant d'autrefois. Le monde est toujours rempli de ces dangereux personnages, qui se cachent perfidement sous les traits de Monsieur Tout-le-monde. Le sorcier, en effet, ça peut être un inconnu, un voisin, un parent… et même vous ou moi. Heureusement, il existe de braves justiciers constamment à l'affût.

La scène, rigoureusement authentique, qui va suivre, se déroule cet automne, à une date que la prudence nous incite à garder secrète. J’ai amené ma femme dans un vaste stationnement, à peu près vide les jours de congé, pour une leçon de conduite à transmission manuelle. La semaine dernière, nous avons essayé la marche arrière. Cette expérience fut une véritable révélation pour ma patiente élève, qui comprit enfin comment relâcher progressivement la kurochi (mot signifiant embrayage en japonais et en joual), sans faire caler le moteur.

« Avance! Freine! À gauche… non à droite. Dis, tu as vu le poteau là-bas? »
NB : Avez-vous remarqué la couleur de cette automobile?
Dessin : Rié Mochizuki

Ce soir, peu avant le coucher du soleil, les lieux étaient complètement déserts. Sauf que, pendant nos savantes manœuvres à reculons, et parfois en zigzag, un véhicule noir, aux vitres teintées et à l’allure quasi militaire, est soudain venu faire le tour de notre petit stationnement. À l’intérieur de cette boîte de conserve bruyante sur quatre roues motrices, deux paires d’yeux qui ne cessent de nous fixer. Peut-être des curieux en mal d’exotisme. Ou alors un beauf qui fait de la vitesse dans un stationnement pour impressionner sa compagne, ou pour se pavaner devant le seul public disponible, c’est à dire nous.

La Jeep noire a déjà disparu. Ma gracieuse élève continue tranquillement ses exercices de conduite, pendant une quinzaine de minutes. Puis nous reprenons la route qui nous ramène en ville.

Dernier arrêt avant d’aborder la bretelle nous reliant au boulevard. Nous échangeons nos places et je me remets au volant. Mon élève est réjouie de ses rapides progrès. Je suis réjoui de la voir réjouie, et de rentrer au bercail sans incident. Au moment où je m’apprête à démarrer, une automobile de police arrive vers nous, après avoir brûlé son stop. Je me prépare à repartir lorsqu’elle s’arrête à ma hauteur. La vitre s’abaisse et le visage d’une jeune, fraîche et solide policière apparaît.
— Vous n’avez pas aperçu une voiture verte avec un homme et une femme qui se chicanent?
— Non… D’ailleurs, il n’y a personne par là-bas, fais-je en pointant vers la montagne.
Le visage de ma passagère s’éclaire d’un large sourire, car elle vient de comprendre, bien avant moi, que la voiture verte en question, c’est la nôtre. La policière, rassurée, nous remercie et va, court, vole à la rescousse de la victime présumée.

Nous n’avons pas fait cinquante mètres qu’une autre automobile de police s’engage à toute allure dans la bretelle. Et comme nous roulons bien tranquillement, elle nous croise sans nous accorder la moindre attention.
— Cette fois ce n’est plus un couple qui se chicane, mais plutôt un couple qui se tapoche, fais-je remarquer à mon élève, qui rit doucement.
Et pourtant, le stationnement que nous venons à peine de quitter était effectivement désert. Deux promeneurs à l’air gaillard, avec leur chien. Trois voitures vides à l’arrêt devant l’entrée du sentier forestier, probablement des excursionnistes. Aucune des voitures n’était verte… à part la nôtre. Au fait, il semble qu’il ne s’en fasse plus de nos jours, des voitures vertes.

Au moment où nous atteignons le boulevard, une troisième automobile de police arrive sur les chapeaux des roues et s’engage dans la bretelle, après un dérapage contrôlé.
— C’est plus grave que je ne croyais, m’exclamé-je. Les suspects sont peut-être en train de se chicaner à coups de carabines.
Mais cette cascade de chasses à l’homme, cette précipitation à retardement, cette escalade tragi-comique, ces scapinades suréalistes, c’en est trop pour mon élève, qui éclate de rire, comme au théâtre.

Il faut se rendre à l’évidence, cette escouade de policiers armés et alarmés est en réalité à notre poursuite. Et seule leur lenteur à réagir nous vaut d’avoir échappé à une difficile explication, à la pointe d’un fusil. Apparemment, ils ne connaissent pas notre numéro d’immatriculation. Mieux vaut ne pas moisir ici.

À nous de faire enquête. Essayons de reconstituer les faits. Une jeune femme, vêtue d’un élégant manteau de cachemire, recule son auto verte tout en zigzaguant, puis elle freine brusquement, en montant légèrement sur le trottoir, pendant que son passager, un homme à l’allure quelconque, gesticule en montrant tantôt le volant, tantôt le levier de vitesse, tantôt le lampadaire qui s’approche un peu trop rapidement. À ce moment même, un beauf pas rasé, en Jeep et accompagné de sa blonde maquillée, passe à proximité des lieux, un stationnement bien connu des apprentis conducteurs du quartier. Le beauf alerté par un comportement qu’il juge suspect ne fait ni une ni deux. Il fonce à toute blinde et parcourt un vaste demi-cercle autour de l’auto verte, tout en gardant une distance prudente. Le beauf enjoint alors sa blonde d’alerter les autorités au plus vite, ce qu’elle fait en mitraillant immédiatement le clavier de son téléphone portable. Allô 9-1-1, ya un homme et une femme dans une voiture verte qui se chicanent. Le beauf lui arrache le téléphone des mains pour renchérir : Vite, c’est grave, elle est peut-être en danger. Ce couple de justiciers est victime du biais de confirmation, qui veut que l’on voie volontiers ce qu’on s’attendait à voir. « Les batteurs de femmes sont tous des hommes. Donc tous les hommes peuvent être des batteurs de femmes. Donc un homme surpris dans une attitude suspecte avec une femme ne peut qu’être un batteur de femmes. Je vois ce que je crois et non ce que me disent mes yeux. Mon chat se sauve, c’est sûrement lui qui a volé mes sardines. Ma hache a disparu, je trouve que mon voisin a une tête de voleur de hache. » Et, par mesure de sûreté, mieux vaut ne pas louer son appartement à un chat, à un voleur de hache, voire à un immigré. Mais s’il est devenu honteux d’avoir l’air d’un raciste, il est encore glorieux de jouer au justicier. Et vive le lynchage!

Dans sa panique mêlée d’exaltation, le beauf omet de relever le numéro de notre plaque minéralogique. Lorsque la maréchaussée arrive sur place, un bon quart d’heure plus tard malgré la proximité du poste de police, nous avons déjà quitté les lieux du prétendu crime. La policière voit bien que notre voiture est verte, mais notre mine joviale lui laisse plutôt penser que nous sommes de paisibles promeneurs du weekend. Nous ressemblons plus à de braves témoins qu’à d’odieux criminels. D’autant plus que ma passagère ne porte aucune marque de violence, pas de cheveux ébouriffés, pas la moindre ecchymose, pas de sang encore humide. La policière ne peut prendre le risque psychologique de s’intéresser à nous pendant qu’une vraie victime est peut-être en train de se faire étriper en lisière du bois. Quant aux autres policiers arrivés en renfort, ils auraient pu bloquer toutes les issues. Mais leur esprit se trouvait déjà, par anticipation, sur la scène du prétendu crime, et ils restaient aveugles à tout ce qui ne se conformait pas à leur imagination.

Par ailleurs, était-il vraiment nécessaire de mobiliser une flotte de trois véhicules policiers pour maîtriser un suspect en train d’engueuler sa femme (ou vice-versa)? Une nouvelle enquête s’impose.

L'esquisse originale