2007-12-30

Le soldat Martines en Tunisie (4)

Au troisième jour de l'offensive alliée en Tunisie, les canons se taisent. Le bataillon italien du soldat Martines s'apprête à déposer les armes. (Voir l'épisode précédent ou le premier épisode des aventures vécues du soldat Martines.)

La fouille

Le 9 mai, c'était une belle journée ensoleillée. Je me suis dit : « Ah oui, ça c'est une belle journée! », parce qu'il était clair que d'un jour à l'autre, d'un instant à l'autre, nous serions faits prisonniers. J'ai profité du beau temps pour laver mon linge, mes serviettes, ma chemise, mes sous-vêtements. Le soir venu, à l'heure du souper, le camion est arrivé pour nous distribuer les rations. C'est alors que nous aperçûmes les troupes anglaises, françaises, américaines. Nous allions être capturés. Et le camion a débarqué les sacs de miches et de galettes, les boîtes de conserve, les macaronis, les pâtes cuites. Comme les autres soldats étaient campés plus bas dans la vallée, dans une tranchée, je les ai vu sortir se mettre en rang devant les troupes françaises et anglaises. Je n'avais pas encore pris ma ration, pas plus que les camarades. Mais eux, ils étaient déjà en route. Alors moi, je fais ni une ni deux, je me prend un morceau de miche, quelques galettes et je les fourre dans mon sac à dos. Parce que la captivité, on ne sait jamais comment ça va tourner. Et je suis sorti à découvert.

Quand je suis sorti de là, un officier, les deux pistolets au poing, me fait : « Come on! ». Et je me suis mis en rang avec le reste de la compagnie. J'avais bien fait de me prendre cette tranche de miche et ces quelques galettes, et de les fourrer dans mon sac, car au camp où on nous a conduits, là-bas, on ne nous a rien donné à manger, ni à boire. Mais moi justement, même si je ne pouvais rien toucher pendant la journée, la nuit venue, je me prenais quelque chose dans le sac et je mangeais.

Dans le coin où on nous a faits prisonniers, nous avons entrepris une longue marche. Il était à peu près cinq heures et nous avons marché je ne sais combien, jusqu'à neuf ou dix heures du soir. Nous sommes alors arrivés à un endroit où on nous a fait arrêter, et tout le monde s'est jeté par terre pour prendre un peu de repos. Les soldats français, en fait ces Marocains, Algériens, Tunisiens, Noirs, que sais-je, ils se sont précipités au milieu de nous pour nous demander de leur donner nos montres et notre argent. Mais quelques-uns d'entre nous ne voulaient pas les leur donner. Moi, de toute façon, je n'en avais pas de montre, comme beaucoup d'autres soldats, d'ailleurs.

Et on a marché, marché, jusqu'à l'endroit où ils devaient procéder à la fouille. Par exemple, pour voir qu'est-ce que nous avions dans les poches. Tous à la queue-leu-leu. Il y avait un soldat français [arabe] qui fouillait les prisonniers. Et ce soldat est venu à moi, dans la file, et il a pris mon portefeuille avec 1200 francs dedans. Il l'a ouvert, a regardé l'argent, l'a remis dedans, et a replacé mon portefeuille dans ma poche. Il passe le prisonnier suivant en revue, se fait remettre le portefeuille, l'ouvre, et il lui prend 200 francs, qu'il glisse dans une pochette de sa tunique. Tandis que ce garde passait au suivant, le soldat italien se retourne vers moi et me demande : « Martines, est-ce qu'on t'a pris ton argent, à toi? » « Non, je lui réponds, il a ouvert mon portefeuille, il a regardé l'argent, et il l'a remis. » Alors, le soldat me dit : « Moi, il m'a pris 200 francs. » J'ai réfléchi et je lui ai dit : « D'après moi, ils n'ont pas le droit de prendre notre argent. Va voir l'officier qui est là-bas, présente-toi à lui et dis-lui tout. » Et l'autre est resté sans bouger. « Mais, vas-y! », lui dis-je. Mais il ne voulait pas y aller. Alors je lui fais : « Écoute, ou bien tu y vas, ou bien c'est moi qui y vais. » Comme il ne voulait pas y aller, je me suis présenté à l'officier [un lieutenant français] et je l'ai fait le salut militaire. Bien sûr, je ne parlais pas français, mais je me suis débrouillé, je lui ai dit : « Soldat' — je les ai pointés du doigt — soldat' a soldat', d'arzan, dou-cent' franc' ». Et lui, il m'a tout de suite compris. Le lieutenant se tourne alors vers l'adjudant-chef et lui demande : « Est-ce qu'on doit prendre l'argent des prisonniers? » Bien sûr, je ne comprenais pas ce qu'ils disaient, mais je savais ce qui se passait. L'adjudant-chef, lui répond : « Non! » Le lieutenant lui dit : « Ce soldat-ci m'a dit que le garde a pris 200 francs à ce soldat-là. L'adjudant-chef va vers ce garde, dégaine son pistolet, et lui demande : « Tu lui as pris les 200 francs? » Et le garde lui dit : « [gémissements de frayeurs] ». [L'adjudant-chef] lui colle le pistolet là, en plein sur l'oreille, comme ça, puis il tend la main vers la pochette de la tunique, et les 200 francs y étaient encore. Puis il a donné un bon coup de pied [au garde], un coup de pied au derrière, et il l'a fait sortir des rangs. Alors l'adjudant-chef a rendu les 200 francs au prisonnier.

Pendant ce temps-là, il y avait aussi les Allemands. D'un côté les Italiens, de l'autre les Allemands. Un garde de ces troupes françaises a dit à un Allemand : « Donne-moi ta montre. » « Non, lui répond l'Allemand, je te donne pas ma montre, c'est ma mère qui m'en a fait cadeau quand je suis parti à la guerre, alors je te la donne pas. » Alors ce garde lui tire aussitôt dessus, simplement parce qu'il n'avait pas voulu donner sa montre. Au même moment arrive une longue colonne de prisonniers allemands. Et quand ils sont arrivés et qu'ils ont vu cette boucherie, ce garde qui avait descendu un Allemand, ils n'étaient vraiment pas contents. Mais comme nous avons dû partir, je ne sais pas comment ça c'est terminé.

Propos recueillis et traduits de l'italien par Renaud Bouret

Voir la suite de cette entrevue

2007-12-26

La Marianne au bonnet phrygien

La Marianne au bonnet phrygien
Dessin de Renaud Bouret

2007-12-23

La banane ou l'orange?

Vieille devinette carthaginoise
Dessin de Renaud Bouret

2007-12-19

La langue d'Hollywood (3)

« I'm sorry but it's not that simple! »

Il suffit souvent d'une centaine de répliques pour étoffer un scénario hollywoodien… (suite de La langue d'Hollywood (2)).

Écoute

— It seems to me she's trying to tell you something.
— Is it really that bad?

Explication

— You know what I mean, don't you?
— It's possible but there's only one way to find out.
— Let me straighten up a couple of things.
— It's that simple. — Oh, you're a great help.
— I'm sorry but it's not that simple.

Conviction

— That's all that matters.
— Let's stick to it.
— It's him alright.

Initiative

— I'll take care of everything.
— I've gotta do it by myself.

Révélation

— Hey, wait a minute! I've got an idea. (Ils ont perdu la piste, leur voiture est tombée en panne d'essence, on les a enfermés dans un hangar désaffecté, etc.)
— You mean… you mean… I mean… are you serious? (Il vient de comprendre qu'elle est enceinte.)
— This is what I found out. (À insérer à la fin d'un discours insipide, pour indiquer qu'il est terminé.)

Confession et aveux

— I'm so ashamed.
— It's the first time this… how can I explain… this kinda thing happens to me, I mean it.
— I only got one thing to say… I hope I didn't hurt anybody… 'Cause I didn't mean to.

Encouragement

— Come on. Keep going. You can do it.
— We're almost there. Keep trying.
— I wouldn't worry, darling, I'm sure he's gonna be alright.
— Everything's gonna be alright. Calm down. Trust me. There's nothing to be afraid of.

Psychanalyse

— I you don't like yourself, how do you expect others to like you.
— I didn't come here to ask for sympathy. Don't feel sorry for me, you don't owe me anything.

Divers

— Do me a favor, will you?
— If we are lucky. — Luck has nothing to do with it.

Victoire finale

— It's over Jim. — I guess you're right.

2007-12-16

Mieux vaut un métier qui nous plaise…

Photos  : Renaud Bouret - Kunming - 2007

(Un peu de pessimisme de temps en temps, ça ne peut pas faire de mal. D'ailleurs Jean Rostand n'aurait-il pas affirmé : « Je me sens très optimiste quant à l'avenir du pessimisme. »)

« Mieux vaut faire un métier qui nous plaise que détester son travail ». Ce lieu commun, cette évidence creuse, cette incantation déguisée au culte du moi sert souvent d'alibi à la jeunesse pour éviter les programmes d'étude les plus exigeants. Le seul but de ce slogan vide d'information est, en fait, de donner bonne conscience aux petites lâchetés de l'individu face aux grands défis de la vie.

À ce compte-là, « mieux vaut être bien portant que malade, mieux vaut un seul coup de bâton que dix, mieux vaut mourir demain qu'aujourd'hui, et mieux vaut être aimé que détesté ». Voilà des conseils qui ne valent pas plus cher. Mais notre première maxime est pire : en faisant miroiter une réussite professionnelle facile et remplie de joies, on désarme la jeunesse. Nouveau darwinisme, qui n'épargnera que les plus solides.

Depuis que le but de la vie n'est plus d'accomplir son devoir mais d'être heureux, il paraît que le travail doit être une source d'épanouissement personnel. On a donc abandonné un devoir pour un autre. On est toujours esclave mais on a changé de maître. Or, ce nouveau maître est bien plus redoutable que le précédent : tyrannique, insécure, capricieux, inexpérimenté. Qui est-il? Nul autre que notre propre ego. Plus la jeunesse est libre, moins on lui laisse de choix : elle est condamnée à trouver le bonheur. Gare à celui ou celle qui échouerait.

Force est de constater que le noble but du travail dans la joie n'a jamais été atteint par beaucoup de monde. À côté des francs-tireurs épanouis, on rencontre quand même une armée d'employés qui meurent d'ennui sur le champ de bataille. Mais pourquoi s'intéresser aux échecs des générations qui nous ont précédés? Du passé faisons table rase. Quand on veut se bercer d'illusions, il faut éviter de poser un diagnostic.

Quand nos pères et nos mères ont entamé leur carrière de typographes, de soudeurs de transistors, de perforateurs de cartes IBM et de couseurs d'ourlets, se doutaient-ils que leurs métiers auraient disparu bien avant eux? Alors, comment la jeunesse d'aujourd'hui pourrait-elle imaginer ce que sera le marché du travail pendant le quasi demi-siècle que durera leur vie active?

Beaucoup d'étudiants préfèrent l'étude de la psychologie à celle des sciences. On ne peut leur reprocher de trouver la première plus agréable que la seconde, et il est clair que l'on retrouve de bons étudiants dans ces deux domaines (que nous prenons comme simples exemples). Mais y aura-t-il de la place pour tout le monde au joyeux banquet de la carrière psychologique? Si la place vient à manquer, on sacrifiera, comme toujours, les plus faibles. Ceux-ci, à l'âge où l'on s'embourgeoise, seront à nouveau jetés dans l'arène du chômage, souvent sans défense. Les étudiants en sciences seront-ils aussi vulnérables? Non, car le tri se fait dès les premières années, quand il est encore temps, et l'investissement intellectuel que l'on exige d'eux est, de gré ou de force, plus considérable pour tous.

Un travailleur qui aime son métier : Le cordonnier-réparateur-de-bicyclettes.

Mais, objectera-t-on, nous aurons toujours besoin de psychologues, d'aides gérontologues, de conseillers pédagogiques. Et on ne peut contraindre tout un peuple à être ingénieur. Pourtant, il suffit de se livrer à quelques petits calculs. Quel âge aura un jeune étudiant d'aujourd'hui dans 33 ans, c'est-à-dire en 2040? À peine 50, et loin de sa retraite. Le nombre de vieillards sera-t-il alors en hausse ou en baisse? Il est facile de prévoir que pour avoir 75 ans en 2040, il est presque obligatoire d'être né en 1965, justement au milieu d'une classe démographique plutôt creuse. Bon, d'accord, pour les aides gérontologues c'est foutu, mais qu'en sera-t-il des psychologues, dans un monde où les gens devraient être plus détraqués que jamais? Nous pourrions toujours rétorquer que seuls les bons psychologues resteront utiles, et non les mauvais. Mais le problème n'est pas là.

Tant que le développement économique et les ressources planétaires étaient réservés à une minorité, un petit milliard d'Occidentaux, il n'y avait pas à s'inquiéter. Mais voilà que les jeunes Chinois se mettent à étudier les sciences, par millions, et que leurs parents commencent à accaparer une bonne partie de notre pétrole et de notre blé. Et maintenant, les Indiens, un autre milliard, et tous ceux qui vont suivre. À l'avenir, les régions à faible productivité seront au service de celles qui sauront créer une forte valeur ajoutée. Pas de région prospère sans ingénieurs, sans innovateurs, sans entrepreneurs. Sans cette élite productrice de richesse, impossible de fournir un niveau de vie décent aux travailleurs moins qualifiés. Dans un pays pauvre, on n'a pas besoin de psychologues, ni d'aides gérontologues, ni de conseillers pédagogiques. On se contente de domestiques.

Pour jouir d'un métier intéressant, il faut souvent entreprendre des études rébarbatives. En tout cas, il est nécessaire de mettre le plus grand nombre d'atouts dans son jeu. Sait-on d'ailleurs, à 17 ans, ce qui nous intéressera pendant toute notre longue vie? Est-on obligé de choisir à l'aveuglette et de condamner dès le départ toutes les portes de sortie? Bien sûr, certains de ceux qui ont suivi leur ego s'en sortiront, mais que feront les autres? Comme leurs parents, ils mourront d'ennui au boulot, si toutefois ils en ont un.

2007-12-12

La méthode essais-erreurs

La méthode essais-erreurs connaît une certaine popularité dans les milieux pédagogiques et bureaucratiques. On essaie des projets, et on se dit qu'en cas d'échec, il sera toujours temps de rectifier le tir. Bref, le bon sens populaire veut qu'on apprenne de nos erreurs. On se demande rarement si le projet, qui mobilise nécessairement des ressources humaines et financières, aurait gagné à être soigneusement planifié. Non seulement bon nombre de projets consistent à tuer des mouches avec des boulets de canon, mais ils échouent souvent, quand ils ne font pas carrément plus de mal que de bien.

La méthode « tuer des éléphants avec une carabine à plomb » compte également beaucoup d'adeptes chez les pédagos.

Les échecs sont pourtant facilement prévisibles, mais le dogme de la méthode essais-erreurs, hérité d'une religion que l'on pourrait nommer psychologie de la paresse, empêche toute réflexion préalable. Quand on gère les deniers des autres, quand les échecs ne sont pas sanctionnés ni les succès récompensés, pourquoi se préoccuper d'efficacité?

Il existe pourtant un domaine exemplaire où la méthode essais-erreurs est considérée comme une dangereuse fumisterie : il s'agit de l'informatique.

Les méthodes modernes de programmation visent à réduire la complexité afin de prévenir les erreurs. C'est ce qui permet, année après année, la production de logiciels de plus grande envergure, de meilleure qualité, et moins coûteux en temps et en argent. L'utilisation de métaphores est une des façon des réduire la complexité du développement logiciel.

Steve McConnell, dans son classique intitulé Tout sur le code, explique pourquoi la métaphore logicielle la plus productive actuellement est celle de l'architecture. Avant de construire une maison, on examine les besoins de ses habitants et les fonctions qu'elle devra remplir (le même principe vaut pour le développement d'un logiciel). On établit ensuite un plan général. Les détails du plan, pourront être définis plus tard, surtout s'ils n'ont pas d'influence sur la structure. Il reste alors à construire la maison, en respectant les normes en vigueur, tout en vérifiant le travail en cours de route et en se réajustant si nécessaire. En informatique, cette dernière étape serait celle de la programmation proprement dite, qui s'appuie également sur un plan précis et des règles bien établies.

Une des métaphores les plus répandues dans le public consiste plutôt à comparer le programmeur à l'écrivain typique du cinéma hollywoodien. On imagine un bonhomme enfermé dans une pièce, avec ses accessoires incontournables : un clavier, un cendrier et une corbeille pleine de boulettes de papier. Il pitonne, il griffonne, il se relit, il fait la grimace, il chiffonne, il lance la boulette dans la corbeille et il recommence. Non seulement cette métaphore n'est qu'une image d'Épinal, mais elle s'avère désastreuse pour l'informatique, qui doit s'appuyer au contraire « sur une conception et une organisation soignée » (Tout sur le code, Steve McConnell, Microsoft Press, page 17).

La méthode essais-erreurs est l'apanage de l'animal.
(Le philosophe Sergei)

Que fait le mauvais programmeur quand il teste un logiciel en développement? Lorsqu'il se retrouve face à une erreur, nous dit Steve McConnell, ce mauvais programmeur « se contente d'essayer différentes choses jusqu'à ce que l'une d'elle semble fonctionner, c'est-à-dire de programmer par essais et erreurs » [plutôt que chercher à comprendre son propre programme]. Selon le gourou de la programmation informatique, cette méthode laisse non seulement échapper la plus grande majorité des erreurs existantes, mais elle a pour effet d'ajouter des erreurs nouvelles.

La méthode essais-erreurs doit-elle donc être proscrite à tout prix? Lors d'une première étape d'exploration et de « remue-méninges », elle peut s'avérer productive. Mais dès qu'il s'agit de passer à l'action, elle est presque toujours l'apanage des idiots ou des irresponsables.

2007-12-09

Les petits empereurs

Les petits empereurs de Lijiang
Photo : Renaud Bouret - 2007

« En Chine, les enfants des villes font l'expérience d'une situation familiale sans précédent. Dans un pays habitué aux familles nombreuses — leurs propres parents ont en moyenne cinq ou six frères et sœurs —, ils sont seuls pour assumer le rôle d'unique descendant. »
Source: Gladys Chicharro-Saito, Les grands dossiers des Sciences humaines, no 8, septembre-octobre-novembre 2007, p. 52.

Plus loin, dans le même article, on indique que l'indice de fécondité était de 5,44 enfants par femme en 1971 (contre 1,8 en 2005, soit 0,8 en ville et 2,3 en zone rurale). À première vue, la moyenne de « cinq ou six frères et sœurs » semble être erronée : dans une famille de 5,44, chaque enfant n'aurait, en dehors de lui-même, que 4,44 frères et sœurs (en moyenne, bien sûr).

Pourtant, ce dernier raisonnement pourrait bien être faux lui aussi, ce qui ferait en sorte que l'erreur initiale deviendrait vraie (principe de Pierre Dac). Il ne faut pas oublier qu'un certain nombre de femmes ne procréent pas. Supposons qu'une femme sur sept n'ait aucun enfant et que les autres femmes en aient en moyenne 6,44. Tous ceux qui ont des frères et sœurs en auraient donc 5,44 comme prévu, et le nombre moyen d'enfant par femme se situerait quand même aux alentours de 5,44.

Il reste à vérifier si un tel taux de fécondité est plausible, et s'il s'est maintenu assez longtemps pour influer sur toute une génération.

Au Québec, l'indice de fécondité tournait autour de 4 enfants par femme entre 1953 et 1959 (source: Institut statistique du Québec). C'était une époque où les familles de douze ou quinze enfants étaient encore fréquentes. Il faut remonter aux années 1920 pour voir des taux aussi élevés, avec un sommet tout à fait exceptionnel de 4,66 en 1927. Il faut croire que la Chine a battu le Québec puisque le Bureau chinois des statistiques confirme le chiffre de 5,44 pour 1971, après un record de 6,45 en 1968, en pleine Révolution culturelle.

Cependant, dès 1977, et avant même que la Chine n'entreprenne ses grandes réformes économiques et sociales, l'indice de fécondité était redescendu à 2,84. La fécondité record n'a pas duré assez longtemps pour que chaque famille ait le temps de produire une ribambelle d'enfants.

Notons qu'au Canada, l'indice synthétique de fécondité n'est plus que de 1,51 au recensement de 2001. Chez les résidentes d'origine chinoise, le taux descend même à 1,23 enfants par femme. Les taux les plus élevés se retrouvent chez les autochtones (2,6) et les femmes d'origine arabe et ouest-asiatique (2,2). (Source : Statistique Canada)

2007-12-05

Escouade canine

Cégep de l'Outouais - 2007-12-04

La première neige est tombée. Une voiture de police étiquetée Escouade Bosco campe devant l'entrée qui fait face à la forêt. Un personnage en tenue de combat fait le pied de grue près de son véhicule. Le Cégep de l'Outaouais aurait-il été envahi par des chiens errants, voire des ratons laveurs découragés par l'ampleur de la tempête? Que fait l'escouade dans nos murs? Et de quelle escouade s'agit-il?

À Gatineau, la fourrière ne fait pas partie des services de police, alors d'où vient le nom d'escouade canine?

Et si nous avions confondu les gendarmes et les voleurs? Tout bien réfléchi, nous regardons les choses à l'envers. Il nous faut procéder à ce que les pédagogues appelleraient « une révolution copernicienne ». Les chiens ne sont pas les proies mais les chasseurs, et ils font partie de la police municipale. Comme leurs collègues renifleurs de saucissons et de camemberts de l'aéroport de Montréal, ceux-ci doivent rechercher des substances illicites.

Il existe en japonais une expression irrévérencieuse pour nommer les forces de l'ordre. Qui eut cru cela d'un peuple si policé!
警察の犬 keisatsu no inu
警察 : police
: canin

2007-12-02

Lorsque le gong sonne pour annoncer l'infanticide

Quatre filles et deux garçons traversent, sans inquiétude, la rizière d'un village chinois.

Plus de cent millions de femmes manquantes, c'est le cri d'alarme lancé par l'économiste Amartya Sen en 1990 dans un article, resté célèbre, qui fait état d'une proportion de naissances masculines anormalement élevée en Asie et en Afrique du Nord. Sen souligne, dans son article, l'écart entre le ratio de masculinité normal (105 garçons pour 100 filles à la naissance) et celui enregistré dans des pays comme la Chine, l'Égypte ou le Pakistan (111 pour 100 dans ce dernier pays, un record).

Pour arriver au nombre de 50 millions de femmes manquantes en Chine, Amartya Sen se livre au calcul suivant : le ratio femmes/hommes de la population chinoise est de 94/100 alors qu'il atteint, en Occident, 105/100. Il en résulte un écart de 11 %, qui équivaut à la proportion de femmes manquantes. Dans un pays d'environ un milliard d'habitants comme la Chine de cette époque, cela équivaut à 50 millions de femmes manquantes. Amartya y voit une cause culturelle, plutôt qu'économique, et formule, sans la démontrer dans son article, l'hypothèse d'une surmortalité féminine résultant d'un manque de soins.

Il faut noter que le ratio de 105 femmes pour 100 hommes dans la population occidentale est correct pour la France (104,9 en 2007), mais un peu surévalué pour le Québec et les États-Unis (respectivement 102,6 et 103,0). Il n'en demeure pas moins que la Chine compte quelques dizaines de millions de femmes de moins que prévu.

Seize ans après la publication du célèbre article d'Amartya Sen, la nouvelle parvient aux oreilles des responsables de l'émission « Libre échange » de Télé Québec, avec la célérité dont certains journalistes ont le secret.

Tintin - Le Lotus Bleu - Page 43 dans sa version chinoise remaniée.
« Ils croient bêtement que les rivières chinoises sont remplies de bébés qu'on n'arrive pas à nourrir. »

Émission « Libre échange », Télé Québec, jeudi 13 avril 2006
Lorraine Pintal (à propos de la Chine) : Le fait que la naissance d'une fille n'est jamais la bienvenue et qu'on préfère nettement la naissance du petit garçon. Mais qu'on procède à des avortements sélectifs et qu'en plus les tests d'amniocentèse servent à déceler le sexe de l'enfant et empêchent la naissance si c'est une fille, et quand la fille naît malgré tout il y ait des traitements comme moins de nourriture, moins de vitamines, pas d'accès à l'éducation, et donc un taux de mortalité chez les adolescentes effarant, en fait le titre était, je crois, cent millions de femmes manquant.
Animatrice : Quatre-vingt-dix à cent millions. Mais il y a un détail aussi qu'on apprend, c'est que dans certains villages, ils sonnent le gong à un moment donné dans la journée et ça, ça veut dire n'allez pas près de l'étang parce que vous risquez de voir flotter des bébés, mais écoute, c'est un détail qui nous tue.
Autre personne : Ça je le savais pas.
(… Discussion sur le feu de sari en Inde)
Hélène Pedneault : On donne des noms aux petites filles en Chine, ça ça m'a frappé, parce que ça va tellement loin le refus des femmes et l'ostracisme des femmes que jusque dans le prénom on leur donne des prénoms « En attendant un garçon », ou « Celle qui va s'en aller », « Celle qui n'est là qu'en passant », écoute ça va jusque dans le prénom que…
Animatrice : Ça commence bien la vie.
Hélène Pedneault : C'est épouvantable! (…)
Lorraine Pintal (à propos de l'Iran): Et la femme, elle, est victime de lapidation et en meurt probablement, alors que le gars, lui, c'est cent cinquante coups de fouet, c'est ça? (…)
Lorraine Pintal (à propos du Québec): Ou encore les femmes qui sont à 80 %, qui travaillent à temps partiel, par exemple, et qui sont continuellement écartelées entre la responsabilité familiale et l'accomplissement de soi-même.

Tintin - Le Lotus Bleu - Page 43 dans sa version japonaise, plus conforme à l'orginal.

Les auditeurs ingénus auront frémi au récit de ces atrocités, notamment en entendant mentalement le gong sonner sur la rizière. Ils auront appris qu'il existe encore des peuplades « barbares », dans les contrées de l'Extrême-Orient. Ce n'est d'ailleurs pas la première fois qu'un peuple « moins civilisé que le nôtre » est accusé de commettre des « crimes rituels ».

Pour notre part, malgré une dizaine de séjours en Chine, nous n'avons jamais rencontré de filles nommées « Celle qui n'est là qu'en passant » ni avons-nous entendu sonner le gong en dehors des salles de cinéma, des temples et des lieux touristiques. Par contre, nous avons rencontré beaucoup de parents chinois qui adorent leurs enfants, garçon ou fille, comme la plupart des parents du monde.

Cela dit, le problème du déséquilibre des sexes est bien réel. Il est inutile de recourir aux stéréotypes folkloriques pour s'en préoccuper. La situation aurait même tendance à s'aggraver depuis ces dernières années, le principal coupable étant l'avortement sélectif que l'échographie rend désormais possible. Le recensement chinois de 2000 fait état de 119,2 naissances masculines pour 100 naissances féminines, ce qui nous éloigne de plus en plus du taux normal de 105 pour 100. Il n'est pas nécessaire d'être un grand mathématicien pour en conclure que les femmes sont manquantes avant même de venir au monde. Nul n'est besoin de recourir aux histoires de noyade et de privation de nourriture ou de soins médicaux, qui demeurent anecdotiques. Il existe aussi, à Montréal, des petites filles moins bien nourries que leurs frères, des petits garçons plus chouchoutés que leur sœur et des cas de bébés brutalisés, sans que l'on doive traiter l'ensemble des Québécois de bourreaux d'enfants.

Emily Oster, de l'Université d'Harvard, s'est penchée sur la question des filles manquantes, dans un article non moins célèbre que celui d'Amartya Sen et publié en 2005. Selon elle, les trois-quarts des femmes manquantes en Chine (mais seulement 20 % en Inde) s'expliqueraient par le problème de l'hépatite B. Les femmes souffrant de cette maladie, très répandue en Chine, ont généralement 50 % plus de chances d'avoir un garçon qu'une fille.

Le gouvernement chinois est conscient du problème, même si son importance est moins spectaculaire que ne le prétendent les journalistes peu informés. Pékin a donc lancé une politique intitulée Autant de filles que de garçons avant 2010 (新生儿男女比例失衡2010年要实现正常化) ainsi qu'une série de mesures contre l'avortement sélectif. Les couples ayant deux filles obtiendront notamment les mêmes avantages que les couples à enfants uniques.

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