2015-08-19

Achat à crédit et qualité de vie

Extrait d’une lettre qui nous a été expédiée :
« Monsieur, selon nos dossiers, la valeur de votre véhicule Hyundai vient d’atteindre son point d’équité… »
On nous souligne que cette conjonction favorable des planètes nous permettra d’acquérir, sans douleur, un tout nouveau véhicule, témoignage de client satisfait à l’appui, dans le style « Merci, Hyundai, grâce au point d’équité, j’ai pu acheter une nouvelle auto pour remplacer celle vieille de quatre ans que j’avais. Signé : Jos Bleau ». On nous presse enfin de prendre contact avec un représentant des ventes de Hyundai.

À la lecture de cette lettre, je me dis que Hyundai, prend ses clients pour des imbéciles, un peu comme la femme de feu l’ex-président du Nigéria qui prétend transférer la somme de 3,1416 milliards de dollars par l’intermédiaire de mon humble compte en banque. En lançant ainsi sa canne à pêche à tout va, Hyundai, comme cette noble dame, finira sans doute par attraper quelques beaux poissons.

Des imbéciles? Je m’explique. Que veut-on dire par point d’équité? Tout simplement que mon actif et mon passif sont égaux. Pour parler plus simplement, disons qu’il me reste 10 000 $ à rembourser sur mon prêt-automobile, et que la valeur de mon véhicule, après X années, est justement de 10 000 $. Si je vendais mon véhicule maintenant, je pourrais donc solder ma dette. Je ne devrais plus un sou à mon créancier… et, ne l’oublions surtout pas, je n’aurais plus d’auto! Franchement, sans auto et avec zéro dollar en poche, je ne vois pas en quoi le fait d’avoir atteint le point d’équité me faciliterait l’achat d’un nouveau véhicule.

De toute façon, je considère, en tant que consommateur rationnel, que mon véhicule a toujours frisé sa valeur d’équité. Le jour où je l’ai acheté, je me suis délesté de 20 000 $ en argent sonnant pour obtenir un véhicule valant justement 20 000 $ aux prix du marché. On me rétorquera que, si j’avais voulu revendre mon auto une heure plus tard, j’aurais sans doute perdu quelques milliers de dollars (je serais alors passé sous le point d’équité, que je n’aurais rattrapé qu’après plusieurs années). Je ferais simplement remarquer que, lorsque j’achète une auto ou un kilo de cerises, ce n’est pas pour les revendre une heure plus tard. De plus, si j’ai consenti à acheter un véhicule au prix de 20 000 $, c’est que pour moi, il valait justement plus de 20 000 $. C’est ce qu’on appelle le « surplus du consommateur », principe vieux comme le monde, et sans lequel le commerce n’aurait jamais pu exister. J’estime donc, en tant que propriétaire de l’auto, que je me trouve, d’emblée, au-dessus du soi-disant point d’équité.

Il est toujours possible que, une heure après l’achat de mon kilo de cerises, je perde mon emploi, ma maison brûle, ma femme s’enfuie avec mes économies, et la bourse s’effondre. Je me verrais alors contraint de revendre mes cerises à perte, il faut le reconnaître. Cependant, jusqu’à ce jour, cette perspective ne m’a jamais tracassé, la preuve étant que je me rends toujours chez le marchand de fruits d’un cœur léger.

On se rappellera que le boniment de Hyundai commençait par « …selon nos dossiers… ». En général, c’est une expression à ne pas prendre au pied de la lettre. On devrait même la traiter avec méfiance. Dans un tel cas, les deux hypothèses les plus probables sont les suivantes : ou bien votre correspondant ne possède aucun dossier sur vous (méthode de phishing nigérian classique), ou bien il possède un tel dossier, mais il n’a pas pris la peine de le consulter. La seule chose qui est certaine, c’est que l’auteur connaît votre adresse, et, parfois, votre nom.

Si le service marketing de Hyundai (ou de sa succursale locale) avait consulté mon dossier, il aurait constaté que « les paiements qui restent à effectuer sur votre véhicule » ne peuvent avoir été rejoints par la valeur marchande dudit véhicule, pour la bonne raison que j’ai payé ce véhicule en argent comptant, ce qui m’a permis d’obtenir une réduction de 12 % sur le prix officiel. En théorie, le taux d’intérêt sur l’achat d’un véhicule à crédit était de 0 %, mais il s’agit d’un artifice puisque le paiement comptant donne droit à une réduction substantielle (j’aurais même pu obtenir un rabais de 20 %, comme je l’ai constaté trop tard).

Ce qui nous amène au coût réel du crédit. En apparence, ce coût semble peu élevé. Disons que vous achetez une automobile de 25 000 $ à crédit, avec un taux d’intérêt de 0 %. De mon côté, je paie mon automobile comptant, sachant que les taux d’intérêt gratuits n’existent pas, et je débourse, après remise, la somme de 20 000 $. On nous dira que la différence n’est pas bien grande, après tout, et que, lorsqu’on ne dispose pas d’argent liquide, mieux vaut sacrifier 5000 $ d'intérêt que faire son épicerie à pied ou transporter ses enfants dans une brouette pendant cinq ans. Toutefois, si on vous disait que cette automobile, que vous avez cru payer 25 000 $, vous aura coûté, au bout du compte, dans les 60 000 $? Difficile à croire? C’est pourtant ce que nous allons démontrer.

Prenons deux individus, respectivement nommés Cigale et Fourmi. Tous deux sont dans la fleur de l’âge (ils ont vingt ans), et se trouvent passablement désargentés. Cigale achète à crédit, pour la somme de 25 000 $, une belle auto neuve, valant 20 000 $ au comptant. De son côté, Fourmi se paie un vieux bazou, pour la modique somme de 1000 $ (autant dire zéro). Il va sans dire que le tacot de Fourmi refusera parfois de démarrer, en plein cœur de l’hiver, mais, justement, le fils de la voisine, qui n’a pourtant pas l’air très futé, s’y connaît en mécanique et dépanne Fourmi régulièrement. Cigale ne connaîtra jamais le bonheur d’entendre ronronner un moteur qu’on croyait définitivement trépassé, ni celui de prendre une bonne bière avec le fils de la voisine qui s’y connaît en mécanique. Cependant, soyons honnête, pendant quelques années, la vie de Fourmi ne se déroulera pas sans quelque souffrance ou désagrément.

Cinq ans plus tard, le moment est venu de se procurer un nouveau véhicule. Cigale n’a pas un rond en poche, puisque sa voiture, qui lui a coûté 25 000 $, vient d’atteindre son point d’équité. Cigale sera obligée d’emprunter à nouveau pour se payer un véhicule neuf. Pendant ce temps, Fourmi, qui n’a pas eu besoin de rembourser des créanciers, a épargné 25 000 $. Fourmi peut donc se permettre l’achat d’un véhicule neuf, le même que Cigale, dont il partage justement les goûts. Fourmi paie son véhicule au prix du comptant (soit seulement 20 000 $), et profite de la ristourne de 5000 $, qu’il investit en rigolades, voyages ou placements.

À partir de là, Cigale et Fourmi rouleront dans des véhicules similaires. Tous les cinq ans, ils se procureront un véhicule entièrement neuf, de la même marque et du même modèle. La seule différence étant la suivante : Cigale, ne possédant pas d’épargne, déboursera, chaque fois, 5000 $ de plus que Fourmi.

Le temps a passé. Cigale et Fourmi viennent de prendre leur retraite (et leur vie est loin d’être finie). Entre l’âge de 25 ans et l’âge de 65 ans, ils ont eu leu temps de changer 8 fois de véhicule, ils ont toujours acheté du neuf, et ils ont bénéficié du même confort. Chacune de ces 8 fois, Cigale, contrairement à Fourmi, a déboursé 5000 $ d’intérêt, soit une somme totale de 40 000 $! Tout ça pour avoir tenu à rouler, entre 20 et 25 ans, dans une automobile neuve, tandis que Fourmi devait se contenter d’une affreuse teuf-teuf. Cette première auto neuve, achetée par Cigale le jour de ses 20 ans, lui aura donc occasionné, tout bien calculé, un déboursé supplémentaire de 40 000 $, soit deux fois la valeur du véhicule en question! À l’âge de 20 ans, elle s’est donc acheté une auto valant 20 000 $, qu’elle a cru obtenir à crédit pour 25 000 $, et qui lui a en fait coûté 60 000 $! Ça fait cher pour éviter de se geler le cul dans sa jeunesse!

Cela dit, chacun dépense son argent comme il veut. Obtenir une auto neuve à 20 ans, pourquoi pas? Mais il n’est pas inutile d’en connaître le prix réel (et exorbitant).

Et encore, nous avons été charitables dans nos calculs. Nous aurions pu tenir compte du fait que le taux d’intérêt de 0 % n’est souvent valable que pour la première année, et que d’autres types de prêts sont accompagnés de taux usuraires (25 % pour les cartes de crédit). Et que dire du confortable matelas que Fourmi a pu se constituer pour sa retraite en plaçant une partie des intérêts ainsi épargnés!

Devant des arguments aussi imparables sur le plan logique, la seule porte de sortie pour l’emprunteur naïf demeure l’argument psychologique. Cigale nous rétorquera : « D’accord, au point de vue mathématique, vous avez raison, mais que faites-vous de la qualité de vie? » (elle parle bien sûr de la qualité de vie matérielle).

Il va pourtant de soi que le bien-être matériel diminue rapidement, et de façon permanente, lorsqu’on se retrouve endetté. Par définition, Cigale consomme moins que Fourmi, depuis l'âge de 25 ans jusqu'à la fin de ses jours, puisqu’une partie de son revenu est constamment consacrée au paiement des intérêts sur sa dette. Le seul moyen pour Cigale de continuer à consommer autant que Fourmi consisterait à s’endetter toujours davantage, ce qui ne ferait qu’aggraver sa situation à plus ou moins brève échéance, et de voir une part croissante de son revenu confisquée par ses créanciers sous forme d’intérêts à verser.

Dans ces conditions, comment expliquer le recours à l’argument de la qualité de vie, chez une personne prenant son bien-être au sérieux telle que Cigale? Comme nous l’avons indiqué, cet argument n’est pas de nature rationnelle, mais psychologique, c’est-à-dire qu’il s’agit en réalité d’une « excuse valable ». La personne endettée reconnaît le fait que son endettement a un coût. Mais, comme on dit, il faut souffrir pour être belle : dans la vie, les plus belles choses ne s’obtiennent pas sans un minimum d’effort ou de désagrément. La souffrance ne constitue alors que le prix raisonnable à payer pour atteindre le bonheur. Par analogie, la punition auto-infligée que représente le versement des intérêts sur une dette constitue justement la preuve de l’amélioration de la « qualité de vie » : « Je l’ai payé cher, donc j’ai gagné quelque chose de précieux. »

2015-05-25

Résolution de problème, motivation et réforme scolaire

Avis : Le but de ce présent billet n'est pas de faire étalage d’un don quelconque (et inexistant), mais d'illustrer un des principaux mécanismes de la mémorisation.

Lorsque je suis devenu professeur, au début de ma carrière, on m’a envoyé suivre dix cours en « sciences » de l’éducation, soit l’équivalent d’une année de scolarité universitaire. Une véritable sinécure, puisqu’on pouvait réussir ces cours avec une excellente note sans étudier, ni même apprendre quoi que ce soit. L’histoire qui suit se passe dans un de ces cours entièrement ineptes. L’ambiance, à la faculté d’éducation, était cependant agréable. Certains profs se montraient fort drôles, tandis que d’autres, plus nombreux, s’avéraient être de piètres pédagogues. En somme, si le contenu de leurs cours n’avait pas le moindre intérêt, la fréquentation de ces sympathiques professeurs, qui servaient d’exemple à suivre, et surtout à ne pas suivre, ne fut pas entièrement inutile.

Le prof de la faculté des sciences de l’éducation :
— Je vais vous donner trois minutes pour rédiger une liste de tous les noms d’oiseau que vous connaissez. Combien pensez-vous en trouver?
— Au moins 30 ou 40, Monsieur, s’accordent à dire les étudiants interrogés.
— Eh bien moi, affirme le prof, je vous gage que vous n’en trouverez pas plus que dix… Attention, départ!

Dans un cas comme celui-là, l’homo sapiens ordinaire se laisse immanquablement prendre au jeu. Comme dans tout jeu, il est disposé à faire de son mieux, et il souhaite, autant que possible, surclasser ses adversaires. Que les pseudo-pédagagogues ne viennent pas dire le contraire!

Et moi, je suis justement un homo sapiens! Il me revient aussitôt en mémoire la classification, purement didactique, enseignée par ma chère maîtresse du cours moyen au Lycée de Carthage, quand j’avais 8 ou 9 ans. Vous aviez : les coureurs (autruche, nandou, casoar, kiwi, etc.), les échassiers (échasse, héron, aigrette, etc.), les palmipèdes (canard, oie, sarcelle, cygne, mouette, goéland, etc.), les gallinacés (poule, coq de bruyère, paon, etc.), les colombins (pigeon, colombe, tourterelle), les rapaces diurnes (aigle, épervier, vautour, etc.) et nocturnes (hibou, chat-huant, grand-duc, engoulevent, etc.), les grimpeurs (pic épeiche, pivert), les passereaux (moineau, fauvette, mésange, pinson, sittelle, bruant, cardinal, gros-bec, corbeau, corneille, etc.).

Tic tac! Tic tac! Une bonne minute s’est déjà écoulée. Il m’a été facile de trouver, en moyenne, une demi-douzaine de représentants pour chacun de ces groupes. Personnellement, je n’ai pas grand mérite. J’ai simplement profité d’un enseignement de qualité, tel qu’il était prodigué autrefois dans les lycées français de métropole et d’outremer.

Voyons voir… Il y a, également, les oiseaux qui fréquentent les hommes, de gré ou de force : en cage (canari, perruche, chardonneret, inséparables), au jardin (merle, rouge-gorge), dans la basse-cour (dindon, pintade), dans l'assiette (grive, caille), à la chasse (perdrix, faisan, faucon), dans le plumard (l’eider de l’édredon), à la pêche (cormoran), sur les toits et les cheminées (cigogne). N’oublions pas ceux qui parlent (perroquet, mainate), et ceux qui ont un drôle de nom (marabout, râle, chouette). Voilà de quoi étoffer notre liste précédente.

On peut aussi classer les oiseaux par continent ou région. Voyons si nous n'avons pas oublié dans notre liste, quelques oiseaux d'Afrique (grue couronnée, pique-bœuf), d'Amérique du Sud (lori, ara, toucan, urubu), des eaux glaciales (manchot, pingouin, macareux-moine, huard), des îles (cacatoès), etc. N'oublions pas les oiseaux que nous avons vus nous-mêmes en voyage ou en excursion (buse, bernache, loriot, harfang, sterne, fou de Bassan).

Il y a aussi les oiseaux évoqués dans les arts et la littérature, le rossignol des contes chinois, la pie voleuse de l'opéra, l’alouette et le coucou de la chanson, le pélican et l’albatros de Musset et Baudelaire, le roitelet de La Fontaine, la bécasse du timbre tunisien à un demi-millime et la huppe du timbre de Saint-Marin à quatre lires, le canard mandarin et le faisan doré des images échangées à la récréation, le flamant rose de Jean Jacques Audubon, l’ibis sacré des hiéroglyphes, le quetzal de la coiffure du grand Moctezuma, la mésange bleue peinte pendant le cours de dessin (qui m’a valu une maigre note de 10/20).

Il y a aussi les gros et les petits (colibri), les discrets et les tape-à-l'oeil (oiseau-lyre), les solitaires et les grégaires (étourneaux), les migrateurs et les sédentaires (geai bleu), les silencieux et les chanteurs (serin), les monochromes et les multicolores (guêpier, martin-pêcheur), les faux frères (le martinet et l’hirondelle), les doux et les cruels (pie grièche). Il y a ceux qui privilégient le ras de l’eau (poule d’eau, butor) ou l’ivresse des grands sommets (condor, choucas).

Il va de soi que chaque nouvelle façon de retourner le problème est de moins en moins productive. Cependant, après trois petites minutes, la récolte semble encore inépuisable.

« Posez vos crayons! »
Les trois minutes sont passées. À vrai dire, la plupart des étudiants, à court d’inspiration, n’ont rien écrit depuis un bon moment. Ils auront simplement ressassé dans leur tête le mot « oiseau, oiseau, oiseau », en vain, sans trouver l’inspiration. Il faut préciser que notre cours, qui porte sur la résolution de problème, vise justement à remplacer ce type de recherche par litanie, que l’on pourrait qualifier de procédé de la bécasse (à un demi-millime), par une véritable méthodologie.

Notre prof, qui manque malheureusement d’autorité, se laisse souvent malmener par les deux mégères du premier rang, plus âgées que lui. Elles l’interrompent à tout bout de champ, prétendant même lui donner des conseils pédagogiques, du haut de leur longue expérience et de leur profonde ignorance, et le benêt se laisse faire. Aujourd’hui, toutefois, il est clair que la plupart des étudiants de notre groupe ont séché sur le problème, car on n’a pas tellement vu les crayons s’activer. Le prof bonasse aura sa revanche. Le voilà qui, d’un air triomphant, interroge ses étudiants. Combien, Monsieur? Huit seulement? Et vous? Sept? Ah, ici, nous avons un douze, félicitations! Mesdames, en avant (les deux fatigantes)? À peine quatre (si ça se trouve, elles ont même copié)? Bravo, je dis « vive le prof! », pour une fois qu’il rabaisse le caquet de ces deux vieilles picouilles. Si j’ai payé cinquante piastres de frais scolaires, c’est pour profiter des lumières du prof, et non pour entendre le caquetage de deux emmerdeuses qui lui manquent de respect (précisons que toutes ces méchancetés restent cachées dans mon for intérieur).

Le prof continue sa tournée… Il m’a regardé. Mon cœur bat. À moi aussi, le prof va me demander mon score, et je pourrai épater la galerie. En principe, je devrais me taire, mais, manquant naturellement de modestie et pétri de culture marseillaise, j’annonce « au moins quatre-vingts ». Les deux matantes du premier rang me foudroient du regard. D’autres étudiants, en entendant mon accent légèrement étranger, accent associé à tort ou à raison aux cordons bleus et aux péteux de broue, optent pour cette seconde option. Quatre-vingts, c’est impossible, ça ne peut être qu’un mensonge, qui ne sera pas inclus dans la moyenne du groupe.

Au Québec, comme en Chine, il est malvenu d'exhiber son savoir, tandis qu’à Marseille l’outrance est le ressort de l’éloquence. Même si la « diversité » fait partie des valeurs québécoises officielles , il ne faut pas prendre ce noble principe à la lettre. En pratique, il vaut mieux faire preuve de conformisme.

Cette aventure ne me guérit malheureusement pas de ma vanité et de mon goût pour la gasconnade. D’abord, ma performance était loin, selon moi, de constituer un exploit. Le premier apprenti pédagogue venu, avec un peu de méthode, de curiosité et d’expérience de vie, aurait pu en faire autant, sans parler des experts véritables qui m’auraient carrément enterré. De toute façon, j’étais dernier en latin et avant dernier en gymnastique, j’ai bien le droit d’être le meilleur en énumération de noms d’oiseaux, non mais sans blague! Voilà de belles justifications à mon arrogante conduite, car l’homme préfère normalement se justifier plutôt que de procéder à une véritable autocritique.

Par ailleurs, l’activité d’apprendre étant souvent rébarbative, la fierté de briller auprès de ses camarades et du professeur constitue alors le juste salaire de cette peine. Nous nous trouvons ici devant un des principaux ressorts de la motivation, messieurs les soi-disant pédagogues! En général, l’élève qui a fait l’effort d’apprendre ne se dit pas « je suis meilleur que les autres : je vais épater les camarades pour les humilier », il se dit « je suis meilleur que si je n’avais pas fait d’effort, et tout le monde sera témoin de cette vérité. »

Autrefois, l’élève qui se forçait dans ses études était généralement admiré par son entourage, y compris par ses pairs, à moins de posséder par ailleurs quelque défaut détestable. Quand un de mes camarades brillait particulièrement en classe, je ne me vexais pas. Au contraire, j’en étais fier, car, moi qui ne me classais jamais au premier rang, je pouvais me vanter auprès des élèves des autres classes : « Hé! Les amis, vous connaissez le génie Untel? Eh bien, c’est un collègue à moi, presque un copain! »

En arrivant dans le Midwest, à l’âge de 17 ans, j’ai constaté, à ma grande surprise, que dans les milieux populaires américains, il était plus cool pour un élève d’être “con” que d’être “bon”. Même si, une fois les études terminées, “c’était toujours les cons qui finissaient par balayer les chiottes des bons”. Cette mentalité étrange (et masochiste), qui a fini par déborder sur l’Europe dans les décennies suivantes, était encore plus répandue dans les ghettos : un élève noir qui connaissait ses capitales et ses formules de géométrie était traité par ses pairs de “pédé”, ou, ce qui était pire, d’“Oncle Tom” ou de “Blanc”. Aujourd’hui, ledit “pédé” est probablement devenu un médecin riche et respecté, tandis l’élève qui l’insultait se retrouve à faire le ménage de la clinique (au salaire minimum), à moins qu’il ne soit carrément pensionnaire d’un des nombreux goulags surpeuplés de la grande Amérique.

Malgré des résultats désastreux, les soi-disant experts en pédagogie se sont empressés d’encourager cette paradoxale course à la nullité, et de la justifier par des principes psychologiques vaseux. Si seulement ces dangereux pédagogues visaient un simple nivellement par le bas, ce serait encore trop beau! Mais non, le bas n’est jamais assez bas pour eux, et chaque réforme de l’éducation, sous prétexte de venir au secours des plus faibles, s’applique à faire descendre davantage le “seuil minimal de nullité” (SMDN).

Les mêmes causes produisant toujours les mêmes effets, le résultat est toujours le même. Plus on diminue le niveau de l’instruction publique, plus on favorise les disparités sociales. Les uns, ceux qui viennent de milieux privilégiés s’instruiront malgré le système scolaire; les autres se retrouveront, à l’école, devant le même vide culturel que chez eux, en lieu et place de l’ascenseur social que constituait un enseignement de qualité. Plus que jamais, les premiers deviendront plus tard les maîtres, et les derniers, leurs serviteurs.

Les spécialistes du marketing prennent bien soin de cacher les défauts de leurs produits. Le producteur de fraises à OGM vendra ses mutantes géantes sous la bannière « La ferme Nature Tradition », le marchand de légumes défraichis nommera son magasin « Le Marché frais ». Le nom décrivant le produit ayant pour but de cacher la réalité, il permet du même coup de découvrir le pot au rose. Il suffit d’inverser ce nom : Hollande est tout sauf socialiste, Obama est tout sauf démocrate, la presse dite libre appartient à des oligarques, et le pape n’est pas toujours très catholique.

Le même principe de marketing s’applique aux réformes scolaires. Puisque ces réformes bidon creusent les écarts entre classes sociales, il est essentiel de les camoufler en les présentant comme des « réformes visant à réduire les inégalités de départ ». Les dindons et les dindes n’y verront que du feu, et glousseront de plaisir.

2015-05-18

Peut-on rire de tout?

Je suis victime d’un complot. Ma femme arbore une mine faussement innocente. Le bébé reste collé devant la fenêtre, probablement à l’instigation de sa mère, les yeux fixés sur le potager. Que manigancent-ils, ces deux-là?

J’y suis! Mon ennemi juré doit être en train de croquer mes pousses de laitue! Un horrible lapin, tout gras, qui a survécu à l’hiver, et que mes menaces répétées n’ont pas réussi à intimider. Je chausse mes souliers en catastrophe, sans les lacer, je bondis hors de la maison, sournoisement, par la porte de côté, je saisis les plus proches munitions disponibles, à savoir un morceau de solive en épinette de la taille d’une brique, et un fragment de brique véritable en argile de bon aloi. Le lapin, surpris de ma visite inattendue, me considère d’abord avec un certain flegme, avant de prendre la fuite, en décrivant son demi-cercle habituel. Tactique bien aléatoire de l’animal borné face à la stratégie de l’homme intelligent, surtout lorsque cette homme est carthaginois (et donc le digne héritier d’Hannibal Barca). Cependant, le hasard, justement, se porte au secours de la bête immonde. Alors que je fonce sur l’odieux détrousseur d’honnêtes potagers, en m’écriant intérieurement « toi, tu vas décrisser de d’là, mon gros tabarnaque de lapin! », ma chaussure droite s’éjecte littéralement de mon pied, selon une trajectoire oblique, tandis que ma chaussure gauche se prend simultanément les pinceaux dans le funeste tuyau d’arrosage qui gisait en travers de la pelouse. Tel un homme qui, lors d’un accident, revit instantanément les épisodes marquants de sa vie, je visualise d’avance l’ensemble de mon vol plané inéluctable : accélération suffisante pour m’arracher temporairement à l’attraction terrestre, décollage, vol parcourant une courbe parabolique peu éloignée du sol, et atterrissage sur un terrain miné. Par bonheur, ma tête rejoint le plancher des vaches entre la bêche du jardin et le fragment de brique, fragment préalablement lancé sur le lapin et tombé à quelques mètres à peine de sa cible. Ma femme, qui n’a rien manqué du spectacle depuis la fenêtre de la cuisine, éclate de rire, après avoir toutefois été rassurée sur mon état de santé par les jurons que je viens de proférer en me relevant.

Cette mésaventure, aussi récente qu’authentique, illustre avec éloquence le mécanisme du rire chez l’homo sapiens. Pour mieux en convaincre le lecteur, nous relaterons deux évènements désopilants de même nature.

L’automne dernier, je pose une solive au-dessus de l’entrée du couloir, fermement appuyée sur les deux robustes bibliothèques encadrant ladite entrée. Je peux ainsi me livrer à une de mes activités préférées, qui consiste à avoir l’intention de faire une vingtaine de tractions tous les matins. Au beau milieu de l’hiver, le facteur sonne à la porte pour livrer un colis. Ce facteur, fort civil au demeurant, a pour politique d’attendre un maximum de trois secondes sur le seuil, avant de repartir avec le colis. Trois secondes, c’est justement le temps qu’il me faut pour parcourir, au pas de course, la distance séparant mon bureau du facteur. Or, au moment même où je passe dans l’entrée du couloir, voilà-t-y pas que cette maudite solive, insensiblement décalée par le chat de ma femme au fil des jours, déboule de sa paisible niche pour tomber sur mon crâne, mon nez et ma joue, avec tout le fracas dont les solives de bois dur sont capables. Ne sachant plus où je me trouve, ayant même oublié qui je suis, je continue néanmoins à marcher, d’un pas légèrement ralenti, jusqu’au but que je m’étais initialement fixé. Le facteur me dévisage d’un air soupçonneux, et me remet le précieux colis, destiné à ma femme (probablement des vêtements pour le bébé). Quelques minutes plus tard, après avoir retrouvé la mémoire et compté toutes mes dents, je ne peux m’empêcher de ricaner, non sans lancinement, de cette mésaventure. Plus les circonstances du désastre sont improbables, plus l’incident prête à rire. Le soir même, d’ailleurs, rebelote. Le bébé, confortablement assis sur mes genoux, et ignorant même ce que sont une solive, un facteur et un nez fendu, s’escrime après sa chaussette, dont il veut se débarrasser avant d’aller prendre son bain. Lorsque la saprée chaussette cède enfin, je reçois le poing du bébé en plein sur mon museau meurtri. Tordant! Le bébé, guidé par un instinct infaillible, se marre encore plus que moi. Comme le faisait remarquer Rabelais, le rire est le propre de l’homme!

Il y a quelques années, nous projetions, un collègue et moi, le mythique film Johnny Guitar (Nicholas Ray, 1954) devant une classe d’étudiants en sciences sociales. Lorsque l’humble et fidèle serviteur de l’héroïne se fait souffleter à l’improviste par un des fiers-à-bras du parti adverse, la plupart de nos jeunes spectateurs, notamment les garçons, éclatent d’un rire franc et spontané. Mon collègue les sermonne vertement, en riant lui-même sous cape.

Conclusion temporaire : l’homo sapiens est doté d’une capacité innée à rire de tout autre homo sapiens qui se casse la figure. Le rire est fondamentalement moqueur. Le rire le plus sain consiste sans doute à se moquer de soi-même, quand, par exemple, on vient de se cogner contre un réverbère, tandis qu’on regardait une jolie fille sur le trottoir d’en face (il s’agit d’ailleurs d’une méthode de drague quelque peu dangereuse, mais parfois efficace).

Sujet classique de rédaction au collège : « Le rire est le propre de l’homme », disait Rabelais. Commentez en proposant des arguments (3-4 pages).

NB. Le sujet précédent sera remplacé, suite à la réforme scolaire “visant à réduire les inégalités sociales” (principe anciennement appelé “nivellement par le bas”) par le sujet suivant : J’invite des amis à mon anniversaire, je reçois plein de cadeaux et on s’amuse beaucoup. Dites tout ce qui vous passe par la tête (10-15 lignes).

Comme Henri Bergson l’a si bien démontré (Le rire, 1900), l’homme n’est pas tant le sujet que l’objet du rire. Ceux qui se posent des questions sur les limites de l’humour (faut-il fermer le caquet de Charlie Hebdo, Dieudonné, et autres blasphémateurs?) feraient bien de relire ce génial classique au lieu de s’évertuer à réinventer la roue. L’homme est le seul animal apte à rire, Rabelais a raison sur ce point, mais, ce qui est encore plus fondamental, c’est qu’on ne peut rire que de l’homme, de sa gaucherie, de sa bêtise et de ses mésaventures, comme nous le démontre Bergson. Même lorsqu’on rit des grimaces d’un singe ou des jappements d’un caniche, c’est encore parce qu’ils nous rappellent le prof de math ou le pion de la cantine.

Bergson explique également que le rire est un pur phénomène de l’intelligence. Lorsque l’émotion prend le dessus sur la raison, on ne rit plus. C’est pourquoi les fanatiques ne rient guère. Cependant, pour les gens normaux, l’émotion est une faiblesse évanescente, c’est pourquoi, avec un peu de recul, rares sont les quidams qui ne finissent pas par rire de leurs malheurs passés. Avec le temps, telle ou telle circonstance dramatique d’un voyage (manquer un avion, perdre une valise, se faire boucler par un douanier, etc.), par exemple, deviendra immanquablement un sujet d’hilarité pour les intéressés et leurs compagnons.

Faut-il imposer des limites au rire? À première vue, cela peut sembler absurde, de la même façon qu’on ne peut imposer des limites à l’abolition de la peine de mort. Quelqu’un qui se définit comme étant opposé à la peine de mort, sauf dans des cas particuliers (pédophile/tueur à gages/traitre/évadé fiscal/voleur de pain dur/etc. — rayer les mentions inutiles) est, dans les faits, favorable à la peine de mort. Car celle-ci ne peut justement s’appliquer, en toute logique, qu’à des cas particuliers, et non à tous les criminels.

Ce qui est drôle, ou susceptible de l’être, dépend uniquement de la nature humaine et non des caprices du législateur. On ne rit pas de tout, on rit seulement de ce qui est drôle. Ce qui est drôle, comme nous l’avons déjà vu, c’est soit le bonhomme qui glisse sur une peau de banane, soit le prétentieux qui se fait filouter par un Scapin. Et ce qui neutralise le rire, c’est uniquement l’émotion. Or l’émotion est non seulement variable d’un individu à l’autre, mais elle est trop changeante et capricieuse pour constituer une norme sociale.

Alors, peut-on rire des malheurs des hommes (ou de soi-même), de leurs croyances, de leurs superstitions, de leur naïveté? Rien ne nous y oblige, mais pourquoi en priver le reste de la société? De quoi voulez-vous que les hommes rient si ce n’est des autres hommes?

Toutefois, ce n’est pas parce que le rire constitue un mécanisme inné de la nature humaine qu’il ne doit en aucun cas être encadré. Car, tout comme l’homme rit d’un personnage de dessin animé déboulant d’une falaise, grâce à la distanciation que lui permet son intelligence, il pourrait user de cette même distanciation envers un véritable animal, ou envers un homme en chair et en os. Ainsi, il nous est arrivé de voir un enfant s’amusant à battre un vieux canasson, sous les encouragements de ses camarades hilares. Faire un croche-pied à un vieillard pouilleux peut même susciter le rire des spectateurs lorsque ceux-ci ont établi une distanciation suffisante. Il suffit en somme de considérer la victime comme un pur étranger à son propre univers (comme un homme “non-humain”) pour que l’émotion, ce gâte-sauce du rire, soit neutralisée. La plèbe romaine devait sûrement se bidonner lorsqu’un chrétien se faisait bouffer par un lion (certains de nos coupables lecteurs sont peut-être même en train de sourire à cette évocation!).

Devant le genre de situations pour le moins navrantes que nous venons d’évoquer, la solution n’est certainement pas d’encadrer socialement le droit de rire, selon des règles qui seront de toute façon arbitraires. La solution consiste à humaniser le persécuteur plutôt qu’à le contraindre. Il s’agit d’ailleurs d’un des buts de l’éducation, qui transforme l’enfant, parfois cruel, en adulte plus sensible à son entourage. Il est rare de voir des adultes s’amuser à attacher des casseroles après la queue d’un chien, et ceux qui le feraient seraient aussitôt considérés comme des arriérés mentaux par les autres adultes.

Alors, peut-on rire de tout? Certes, car le rire est humain, et ceux qui ne trouvent pas ça drôle n’ont qu’à aller voir ailleurs. Cependant, la bonté fait aussi partie des qualités humaines, et elle seule peut, de son propre chef, encadrer le rire. Contrairement au rire, qui est essentiellement inné, la bonté a toutefois besoin d’être cultivée. Voilà, pour nos censeurs pisse-froid, une plus noble mission que la chasse au blasphème.

2015-05-06

Deux modèles de la jeunesse d’aujourd’hui

À l’approche des commémorations de la chute du nazisme, une chanson patriotique de l’Armée rouge a été remise au goût du jour, en Russie comme en Ukraine. C’est l’histoire d’une jeune fille qui cueillait des grappes de raisin, au petit matin, dans une vigne aux feuilles dentelées. Un jeune homme l’aperçoit, qui blêmit et rougit. Il voudrait l’inviter à contempler l’aube estivale sur le fleuve. Cependant, la jeune fille, une brunette moldave, informe le garçon de la réunion imminente d’un groupe de partisans, qui ont quitté leur foyer ancestral pour libérer la patrie. « Allez, garçon, la route t’attend, rejoins les partisans au plus profond de la forêt. » Le jeune homme, sans doute poussé par l’amour autant que par le devoir, s’enfonce alors dans la forêt, et constate, à sa grande déception, que la brunette ne l’a pas suivi. Au cours de ses pérégrinations, il ne cessera de penser à elle, à la nuit tombée. Soudain, à la fin du troisième et dernier couplet de la chanson, le jeune homme aperçoit la brunette moldave au milieu de la troupe des partisans. « Te souviens-tu, garçon, de ces grappes de raisins au milieu des feuilles découpées, au petit matin d’été? »

Deux différents modèles, presque stéréotypés, de la jeunesse d’aujourd’hui.

Le contraste entre les toutes récentes versions russe et ukrainienne de la chanson est frappant. Dans ces vidéoclips, ce sont bien des modèles que l’on propose, et non une description documentaire et objective de la jeunesse. Nous laissons les lecteurs juger par eux-mêmes (de préférence, après avoir visionné les clips!). Nous présenterons notre propre commentaire (objectif) dans la suite de ce billet. On nous pardonnera de forcer un peu la note afin de mieux accentuer le contraste entre ces deux visions du monde.

 

Version ukrainienne

Le modèle proposé dans le vidéoclip ukrainien est celui d’une certaine jeunesse occidentale postmoderniste, sans mémoire, avide de gratification instantanée, ne voyant pas plus loin que le bout de son nombril. Dédaignant la culture au profit du divertissement, elle méconnaît la nature humaine, si bien décrite par Boccace, Molière et Gogol. Elle ignore les leçons de l’histoire, car elle ne conçoit la vie que dans le moment présent. Comme si les Grecs n’avaient jamais existé, elle se laisse manipuler par les passions plutôt que de dominer son univers par la raison. Par son mépris du passé, elle se condamne à tout réinventer, péniblement, manquant à la fois des outils et de la volonté nécessaires à cette lourde tâche. Elle se prétend mondialiste, mais son monde et sa solidarité se limitent au cercle immédiat de l’individu, constitué de parents et d’amis, ces derniers étant parfois aussi interchangeables que les indispensables gadgets électroniques. En principe, on nous offre ici le modèle officiel de la jeunesse européenne, qui est en réalité, depuis qu’UE rime avec OTAN, une pâle et triste copie du modèle américain. C’est à ce modèle qu’est sommée de s’identifier la jeunesse ukrainienne, présumée avide de modernité occidentale. Cette invitation à l’américanisation, et donc au reniement de ses propres racines, s’accompagne nécessairement de symboles pseudo-nationalistes. La « chanteuse » en transe se fait asperger de litres de sperme symbolique aux couleurs du blé doré et du ciel azur de la glorieuse Ukraine. C’est ce qu’on appelle, là-bas, la lustration.

 

Version russe

Le vidéoclip russe constitue aussi une construction, et non un documentaire. Cependant, la mise en scène mêle aux acteurs des spectateurs criants de vérité. Ici, les chanteurs n’ont plus besoin de vêtements moulants, ni d’effets spéciaux, ni de batteries électroniques pour couvrir un vide musical. Car il y a deux sortes de mélomanes : d’une part, ceux qui ont horreur du silence, qui fait cruellement écho à leur vide intérieur; d’autre part, ceux qui considèrent que les silences de Mozart sont aussi de Mozart… et indispensables à la musique. Dans ce second clip, les chanteurs dévoilent plutôt leur conception personnelle de l’élégance, teintée de naturel. L’un est un peu dépeigné, l’autre possède une longue mèche qui trahit une coquetterie naïve et sympathique; une jeune fille s’est noué un foulard de soie autour du cou, l’autre a conservé son manteau d’hiver. Le spectateur se laisse progressivement envouter par la musique, qui va crescendo, sans artifice, par la simple beauté des voix, des harmonies, et des paroles qui mêlent le romantisme et la poésie au souvenir des héros d'autrefois. Cette jeunesse, plantée dans un cadre on ne peut plus moderne, n’a pas oublié le sacrifice de ses grands-parents, qui ont lutté courageusement contre l’oppresseur. Il se dégage alors, entre les chanteurs et les spectateurs, que l’on confond parfois, un sentiment de fraternité, comme en écho à cette fraternité qui réunit les hommes simples dans les grandes épreuves. Le spectateur ne contemple plus des vedettes du show-business, il se trouve en présence d’êtres humains qu’il souhaiterait peut-être compter au nombre de ses amis.

L’humanité a le choix entre deux avenirs. Reste à savoir lequel des deux l'emportera.

 

PS. Version patriotique traditionnelle

PS. La chanson de la brunette (СМУГЛЯНКA - Smuglianka) avait été reprise dans un film soviétique classique, où bravoure rimait parfois avec amour et accordéon.

2015-03-18

Les droits du robot

La détresse d’un robot

Mon four micro-ondes m’inquiète. Jusqu’à présent, il chantait joyeusement, comme la poule qui vient de pondre, pour m’annoncer que ma tasse de thé était bien réchauffée. À vrai dire, il s’agissait plus d’un sifflement aigu que d’un chant mélodieux. Toujours le même cri désagréable : même fréquence, même durée, même intensité, même timbre. J’avais même fini par redouter cette sirène inopportune, surtout au plein milieu d’un concert de Rachmaninov ou de Salieri. Le hurlement vulgaire d’une machine couvrant la subtilité humaine d’un premier violon ou d’une soprano! Il m’arrivait même de surveiller la minuterie de l’odieux appareil, pour lui couper le sifflet une seconde avant la sonnerie.

Aujourd’hui, cependant, la voix de mon four micro-onde m’a parue quelque peu enrouée. Étant moi-même légèrement grippé, j’éprouvai une brève compassion pour ce pauvre esclave mécanique. Si j’avais été Américain, j’en aurais conclu, à l’instar de Kate Darling du MIT, que le temps est venu pour l’humanité de se pencher sur le droit des robots. Dire que j’ai bien failli devenir Américain dans ma jeunesse! Toutefois, bien que soumis pendant un an à un lavage en règle dans mon école de l’Iowa, mon cerveau français, depuis longtemps conditionné par la pensée cartésienne (concept totalement étranger à l’Amérique), avait victorieusement résisté. Là où l’Américain aurait pris la voix hésitante de la machine pour un cri de détresse, je n’ai vu qu’une simple conséquence de l’usure normale de mes oreilles. Avant d’analyser le message de l’émetteur, n’est-il pas essentiel de vérifier le bon fonctionnement du récepteur?

Ce four micro-ondes, pour lequel je n’éprouve aucune empathie, malgré les nombreux services rendus, connaîtra-t-il bientôt le destin tragique de son malheureux prédécesseur? Car je fus, il y a quelques années, le témoin d’une scène dramatique qui se déroula dans ma propre cuisine. Mon four micro-ondes d’alors, dont je ne me rappelle d’ailleurs ni la forme ni la couleur (éternelle ingratitude de l’homme face à son serviteur cybernétique!), s’était mis à grincer de façon désordonnée, avant d’émettre des gémissements désespérés. Je m’empressai d’éloigner les enfants pour qu’ils n’assistent pas au spectacle inhumain que ma grande expérience de la vie me faisait pressentir. Bientôt, la machine commença à se tordre, son plastique se mit à fondre, les gémissements laissèrent place à un sanglot, puis à un dernier soupir. Le four micro-onde s’était cuit lui-même, jusqu’à ce que mort s’ensuive. Je m’apprêtai à couper le fusible, mais ce fut inutile. Mon four micro-onde s’était tout bonnement suicidé. Désormais, il était bien incapable de s’infliger la moindre souffrance supplémentaire. Un silence religieux régnait à présent dans mon humble cuisine.

 

Qu’est-ce qu’un être humain?

• 1945 : L’homme n’est pas un animal. L’homme n’est pas une machine. (Procès de Nuremberg)
• 1978 : L’animal a des droits. (UNESCO)
• 2013 : Les robots devraient avoir des droits. (Kate Darling, chercheuse au MIT)

 

Le droit des robots

Dans une entrevue publiée par le journal Le Monde le 17 février 2012, Kate Darling affirme notamment :

« En décourageant la maltraitance des robots sociaux, on promeut des valeurs que l'on juge bonnes pour notre société, comme bien traiter toutes les choses et tous les êtres.
Si un enfant donne des coups de pied dans son jouet robotique, il le fera peut-être aussi à un chat ou à un autre enfant. Dans certains pays, lorsqu'un cas de maltraitance d'animaux est découvert, cela déclenche automatiquement une enquête sur d'éventuelles maltraitances envers les enfants. Parce que ce genre de comportement a tendance à se transférer. »

Ce soi-disant raisonnement, qui est en fait un préjugé bien ancré, est fondé sur une erreur méthodologique classique qui consiste à renverser la relation entre variables :
• Si les gens maltraitent les robots, ils finiront par maltraiter les animaux, puis leurs propres congénères.
• La plupart des batteurs d’enfants ont eux-mêmes été des enfants battus, donc la plupart des enfants battus battront un jour leurs propres enfants (cf. Un sophisme qui a la cote).
• La plupart des colonels sont des hommes, donc la plupart des hommes sont des colonels.

Ce genre de sophisme constitue d’ailleurs l’un des fondements de la chasse aux sorcières.

 

L’intelligence artificielle

En quelques décennies, on a ainsi renversé la définition du tribunal de Nuremberg servant à juger les crimes contre l’humanité. Même si rien n’empêche de remettre en cause les principes énoncés en 1945, il ne s’agit pas d’une chose banale. Cependant, il faut l’admettre, le sujet dépasse nos capacités de simple citoyen. Alors, revenons à nos machines. Si certains les traitent avec déférence, il en est d’autres qui les craignent.

Un jour, les machines seront dotées d’intelligence artificielle, et alors attention les dégâts! Nos fours micro-ondes se mettront en grève (perlée), nos serrures électroniques refuseront de s’ouvrir (à certaines heures), et nos haut-parleurs sans fil nous interdiront d’écouter du Rachmaninov et du Salieri (dont nous ne soupçonnerons d’ailleurs même plus l’existence).
(Le prophète de malheur Bái Lìdé)

Eh bien, rassurons-nous. L’intelligence artificielle n’est pas pour demain. L’anecdote (récente et absolument véridique) qui suit le confirmera. Mais avant tout, précisons que nous sommes particulièrement qualifiés pour nous prononcer sur le sujet. Pendant notre carrière en informatique (entre 1985 et 1995), nous avons souvent été confrontés à des chercheurs en intelligence artificielle. Notre premier spécimen, avec ses lunettes démodées, son chandail de laine fripé et ses espadrilles usées, nous confia qu’il avait élaboré une méthode révolutionnaire pour faire débloquer la recherche dans le domaine ardu de l’intelligence artificielle : il étudiait les savantes processions de fourmis, qui ajustent, renforcent ou modifient leurs sentiers au fil des découvertes de nourriture. Avec de tels arguments vestimentaires et ésotériques, ce personnage n’avait pas manqué de fasciner les bureaucrates de l’État, qui l’avaient noyé sous les subventions. Où en êtes-vous de vos recherches, Monsieur le savant? Ça avance, ça avance, je travaille dessus depuis cinq ans, mais ça va être très long… Ça va être très long, mais on y arrivera, il n’y a aucun doute. (NB. retenez bien cette dernière phrase, phénoménalement utile dans l’administration : Obama l’emploiera mot pour mot à propos de la lutte à l’État islamique, avant qu’un bataillon iranien ne vienne inopinément mettre l’ennemi en déroute).

Un excellent sujet d’étude dans le domaine de l’I.A.
 

Il nous est arrivé, dix ans plus tard, de rencontrer plusieurs autres pionniers en intelligence artificielle (toujours au service de l’État). La moitié d’entre eux travaillaient toujours sur l’organisation des fourmilières, et tous portaient encore des espadrilles (à l’exception de celui qui planchait sur les mystères de la ruche, et qui chaussait des soquettes dans des sandales). J’imagine que, depuis 1995, les recherches subventionnées portant sur l’intelligence présumée de ces fascinantes fourmis, abeilles et autres hyménoptères se poursuivent avec assiduité.

Ne vous faites pas de bile, ce n’est pas demain la veille que les machines prendront le contrôle de notre vie!
(Le sage Bái Lìdé)

Mais revenons à nos moutons (autre sujet d’étude intéressant et digne de subventions) et à l’expérience vécue qui nous a enfin rassurés sur l’avenir de nos amis les robots.

Il s’agissait pour nous d’inscrire notre nouveau-né à l’état civil de l’Ontario. On n’arrête pas le progrès, l’inscription se fait en ligne. Il suffit de remplir les champs du formulaire. Or, le petit se prénommera Jules, Joseph, Marie TARTEMPION (NB. prénoms et patronyme fictifs, conformément à la loi sur la vie privée entérinée par la GRC et la NSA réunies). J’inscris donc « Jules » dans le champ Prénom usuel, et « Joseph, Marie » dans le champ Autres prénoms.

Deux semaines plus tard, le certificat de naissance nous revient avec le nom
« Jules Joseph, Marie TARTEMPION ».
Notez bien la présence de l’unique virgule dans l’énumération. Personnellement, je trouve la coquille cocasse. Une simple erreur de l’ordinateur, après tout. Aucun être humain n’aurait commis une telle faute, mais on ne peut pas demander à une machine d’être intelligente, n’est-ce pas?


Encore un sujet digne d’étude dans le domaine de l’I.A.
 

Cependant, ma femme se montre inquiète pour l’avenir de son rejeton. Qui sait, cette erreur de virgule pourrait lui porter préjudice un jour, lorsqu’il devra affronter une bureaucratie encore plus féroce que celle que nous connaissons aujourd’hui. Je consens donc à téléphoner au service de l’état civil de l’Ontario (section francophone) pour procéder à l'ablation de la virgule intempestive.

Un jeune homme me répond, de façon fort courtoise comme c’est souvent le cas chez les indigènes de cette province travaillant dans les services publics et hospitaliers. Toutefois, le jeune homme ne parvient pas à comprendre l’objet de ma requête, et ne semble pas saisir tout à fait le sens du mot « virgule ». Je demande à parler au supérieur hiérarchique du jeune homme, qui ne s’en offusque pas.

Quelques instants plus tard, une dame me demande, d’un ton impatient et très peu ontarien, la raison de mon appel. En gros, elle veut savoir pourquoi je l’ai dérangée. J’apprends d’emblée que l’administration publique n’a rien à se reprocher dans mon dossier, et que je suis responsable de mon propre malheur. Il ne fallait pas mettre de virgule entre les deux prénoms supplémentaires, mon cher Monsieur. J’essaie de lui expliquer la différence entre le prénom unique « Marco Polo », en vogue dans certaines communautés, et la paire de prénoms « Marco, Polo ». La gestionnaire est bien d’accord avec moi, mais elle ne peut rien faire. Elle me confirme quand même que la virgule fera bien partie du prénom officiel : mon fils s’appellera « Joseph, » (prononcer « Joseph-virgule ») et non « Joseph » tout court. Je lui suggère d’effacer la virgule dans son ordinateur. Il n’en est pas question, Monsieur. Pour ce faire, vous devez remplir le formulaire de changement de nom et payer les frais afférents (authentique!). J’ai beau lui signaler que l’Ontario se fera ainsi connaître comme le premier État dans l’histoire à accepter une virgule dans un prénom, en plus des lettres ou caractères habituels, la fonctionnaire reste inflexible — et se fiche complètement de la réputation de sa patrie d’adoption.


Un candidat à rejeter pour les chercheurs en I.A.?
(Dessins de Renaud Bouret)

 

Un mois plus tard, l’état civil du nouveau-né est transféré au Québec. Cette fois, notre bébé s’appelle bien
« Jules, Joseph, Marie TARTEMPION ».
L’être humain responsable du dossier aura eu l’intelligence, et pris l’initiative, de réparer de lui-même l’erreur commise par la machine.

À la lumière de cette aventure ontarienne, nous osons émettre l’hypothèse suivante :
« De toute évidence, les machines ne pourront jamais égaler l’intelligence d’un être humain. Cependant, un être humain, dûment instruit par l’école moderne, peut facilement se montrer plus con qu’une machine. »

Malheureusement, cette hypothèse, si elle devait être avérée, n’est pas de nature à faciliter le travail des spécialistes en éthique qui se penchent actuellement sur les droits fondamentaux du robot.

2015-01-13

Chasse aux sorcières

Mardi matin, le chanteur [Michel Sardou] diffusait un communiqué de presse succint (sic) pour dénoncer « une lettre ordurière et xénophobe », se déclarant « indigné » qu’on ait pu lui attribuer ces « propos infamants ». Il y précise qu’il « tient à exprimer son total désaccord sur les idées que contient ce brûlot ». Pierre Cordier, son attaché de presse, affirme qu’une plainte a été déposée auprès de la préfecture de police de Paris pour tenter de remonter à la source de ce « hoax » (canular).
Source : Le Monde, 06 janvier 2015

Un lecteur du journal ose critiquer l’utilisation d’un anglicisme, qu’il juge superflu, dans cet article du prestigieux journal Le Monde.

Lecteur Lambda : Lu dans l'article: "...à la source de ce "hoax" (canular)". Merci au Monde de traduire le mot du jour - hoax - dans une langue mourante, anciennement nommée langue française. Merci au Monde d'illustrer une forme de "servitude volontaire" (La Boétie,1570) de plus en plus présente chez nos "élites". Merci au Monde de savoir qu'il n'est pas lu par d'éventuels citoyens tentés par le vote FN, et que donc l'emploi de ce charabia ne présente aucun risque. Ecrire: "canular (hoax) serait trop banal?

Bien que le style ironique et subtil de l’intervention du lecteur fasse honneur à la langue française, il ne manque pas d’esprits chagrins pour le clouer au pilori.

Réponse 1. La langue française s'est toujours enrichie d'apports étrangers de tous horizons (allemands, arabes, italiens, anglais, etc). Hoax a un sens plus précis que supercherie ou canular. Il est à finalité négative, voire destiné à nuire et utilise un support numérique. Bien qu'amoureux de ma langue natale qui me semble bien loin de mourir et devrait même devenir la 1ère langue parlée dans le monde d'ici 2050 grâce aux Africains, j'ai adopté ces néologismes hautement signifiants qui l'enrichissent.

Réponse 2. Canular ne désigne pas la même chose que hoax. La langue française sera morte quand votre camp poussiéreux aura gagné et qu'elle cessera d'emprunter à l'étranger pour s'enrichir ce qui, heureusement, n'est pas pour demain !

Réponse 3. C’est en vain que nos Josué littéraires crient à la langue de s’arrêter ; les langues ni le soleil ne s’arrêtent plus. Le jour où elles se fixent, c’est qu’elles meurent. Victor HUGO, préface de Cromwell

S’il avait eu la chance d’être abonné au journal Le Monde (version oligarques), Victor Hugo n’aurait sûrement pas hésité à utiliser le mot hoax dans une tirade de Ruy Blas!

Or, ces trois réponses au lecteur Lambda sont fondées sur un sophisme bien connu, qui consiste à généraliser à tout un ensemble les caractéristiques de certains des éléments de cet ensemble. « L’art est parfois provocateur, donc tout ce qui est provocateur est de l’art ». « Toute langue accueille des mots d’origine étrangère, donc tout mot d’origine étrangère mérite d’être accueilli dans une langue. »

Une langue vivante n’est pas synonyme de langue poubelle. En définitive, peu de mots étrangers parviennent à s’acclimater au cours du temps. En français, on en compte tout au plus quelques dizaines ou quelques centaines par siècle, sur un vocabulaire courant de 30 000 mots.

Un autre argument bien répandu consiste à prétendre que le mot étranger possède une connotation qui manque au mot français. C’est ce qu’on appelle enfoncer une porte ouverte, car, en dehors des termes purement techniques, il n’existe jamais de concordance totale entre deux mots de deux langues différentes. Ce qui fait justement la richesse des mots d’usage courant, c’est qu’ils possèdent plusieurs sens, d’où la délicate et délicieuse ambiguïté du langage humain. Il serait fort improbable que ces panoplies de sens coïncident d’une langue à l’autre.

— Monsieur, comment qu’on dit “prendre” en chinois? me demandait, dans un campus de Suzhou, un étudiant bien intentionné.
— Prendre quoi? Prendre la clé des champs? Prendre le temps de réfléchir? Prendre des vessies pour des lanternes? Prendre le taureau par les cornes? Prendre le train? Prendre sa retraite?
— Non, “prendre” tout court. Quel est le mot chinois pour ça?
— Dans chacun de ces cas, il y a un mot chinois différent. Et chacun de ces mots chinois peut se traduire par plusieurs mots français.
Étonnement de cet étudiant devant la complexité de l’esprit humain. Tant pis, se dit-il courageusement, on essaiera de se débrouiller avec le monde tel qu’il est.

Lorsqu’un nouveau concept apparaît, la règle est d’y associer un mot déjà existant, et l’emprunt étranger constitue l’exception. La voiture d’aujourd’hui ne ressemble pas tellement à la voiture de Madame de Sévigné, et pourtant, personne n’hésite à se servir du même mot dans les deux cas. Un fichier informatique est loin de ressembler à un fichier papier, et ça ne gêne personne (sauf les Italiens qui ont adopté le mot file, prononcé à l’anglaise : les gondoliers chanteront peut-être un jour « O faïle mio », pour la plus grande joie des romantiques et des amoureux).

Dans un premier temps, cette extension du sens d’un mot existant peut choquer les puristes (qui sont ici, en réalité, les auteurs des trois réponses au lecteur Lambda), avant de devenir naturelle à l’oreille, ou d’être, parfois, rejetée.

Un autre argument souvent invoqué par ces « nouveaux croisés de la tolérance » consiste à bombarder le « rétrograde » à coup de statistiques totalement fantaisistes. Ici, l’auteur de la réponse 1 prétend que le français « devrait même devenir la 1ère langue parlée dans le monde d'ici 2050 grâce aux Africains ». Il va de soi que cette soi-disant statistique, qui est souvent reprise dans les médias et devant les zincs de café du commerce, n’a pas plus de fondement que celle voulant que les femmes constituent 52 % de la population du Québec et 53 % de la population française (hors Mayotte). Une simple visite du site de l’Institut statistique du Québec confirmera que cette proportion n’est que de 50,3 % en 2013, et n’a jamais dépassé 50,8 %. Pour la France, la proportion réelle est de 51,5 % (Insee 2013). Ce qui est éloquent, ce n’est pas tant que le chiffre mythique s’écarte du chiffre réel, mais plutôt que l’écart entre hommes et femmes soit ici considérablement surestimé.

En ce qui concerne la population de l’Afrique francophone, rien n’empêche de consulter les Indicateurs de développement dans le monde de la Banque mondiale ou, à défaut, la section Noms propres du Petit Larousse. On y verra d’emblée que la population du seul Nigéria anglophone (174 millions en 2013) dépasse largement celle des neuf pays francophones de l’Afrique occidentale (117 millions). Actuellement, en Afrique subsaharienne le total est de 444 millions pour les pays dits anglophones, contre 279 millions pour les pays dits francophones. Même en additionnant l’Afrique du Nord, on demeure loin du compte. Si on met dans l’équation les 300 et quelques millions d’Américains, les 1,5 milliard d’habitants du sous-continent indien et la population de tous les autres pays anglophones, on se demande comment les francophones pourraient bien devenir majoritaires un jour. Cela tient tout simplement du délire statistique.

Les Anciens et les Modernes
Suzhou, automne 2012
(Photo : Renaud Bouret)

On retrouve dans ce débat entre lecteurs deux des mécanismes du préjugé, processus si cher — et parfois si utile — à l’esprit humain : l’inversion logique et la statistique invraisemblable brandie comme un gri-gri. Il s’agit d’une nouvelle lutte entre les Anciens et les Modernes, dans laquelle les Modernes sont paradoxalement constitués de grenouilles de bénitier (de gauche (néolibérale)). La boucle est bouclée : de même que tout ce qui est provocateur constitue de l’art, tous ceux qui crachent sur les idoles deviennent automatiquement les députés du progrès.