Peut-on rire de tout?
Je suis victime d’un complot. Ma femme arbore une mine faussement innocente. Le bébé reste collé devant la fenêtre, probablement à l’instigation de sa mère, les yeux fixés sur le potager. Que manigancent-ils, ces deux-là?
J’y suis! Mon ennemi juré doit être en train de croquer mes pousses de laitue! Un horrible lapin, tout gras, qui a survécu à l’hiver, et que mes menaces répétées n’ont pas réussi à intimider. Je chausse mes souliers en catastrophe, sans les lacer, je bondis hors de la maison, sournoisement, par la porte de côté, je saisis les plus proches munitions disponibles, à savoir un morceau de solive en épinette de la taille d’une brique, et un fragment de brique véritable en argile de bon aloi. Le lapin, surpris de ma visite inattendue, me considère d’abord avec un certain flegme, avant de prendre la fuite, en décrivant son demi-cercle habituel. Tactique bien aléatoire de l’animal borné face à la stratégie de l’homme intelligent, surtout lorsque cette homme est carthaginois (et donc le digne héritier d’Hannibal Barca). Cependant, le hasard, justement, se porte au secours de la bête immonde. Alors que je fonce sur l’odieux détrousseur d’honnêtes potagers, en m’écriant intérieurement « toi, tu vas décrisser de d’là, mon gros tabarnaque de lapin! », ma chaussure droite s’éjecte littéralement de mon pied, selon une trajectoire oblique, tandis que ma chaussure gauche se prend simultanément les pinceaux dans le funeste tuyau d’arrosage qui gisait en travers de la pelouse. Tel un homme qui, lors d’un accident, revit instantanément les épisodes marquants de sa vie, je visualise d’avance l’ensemble de mon vol plané inéluctable : accélération suffisante pour m’arracher temporairement à l’attraction terrestre, décollage, vol parcourant une courbe parabolique peu éloignée du sol, et atterrissage sur un terrain miné. Par bonheur, ma tête rejoint le plancher des vaches entre la bêche du jardin et le fragment de brique, fragment préalablement lancé sur le lapin et tombé à quelques mètres à peine de sa cible. Ma femme, qui n’a rien manqué du spectacle depuis la fenêtre de la cuisine, éclate de rire, après avoir toutefois été rassurée sur mon état de santé par les jurons que je viens de proférer en me relevant.
Cette mésaventure, aussi récente qu’authentique, illustre avec éloquence le mécanisme du rire chez l’homo sapiens. Pour mieux en convaincre le lecteur, nous relaterons deux évènements désopilants de même nature.
L’automne dernier, je pose une solive au-dessus de l’entrée du couloir, fermement appuyée sur les deux robustes bibliothèques encadrant ladite entrée. Je peux ainsi me livrer à une de mes activités préférées, qui consiste à avoir l’intention de faire une vingtaine de tractions tous les matins. Au beau milieu de l’hiver, le facteur sonne à la porte pour livrer un colis. Ce facteur, fort civil au demeurant, a pour politique d’attendre un maximum de trois secondes sur le seuil, avant de repartir avec le colis. Trois secondes, c’est justement le temps qu’il me faut pour parcourir, au pas de course, la distance séparant mon bureau du facteur. Or, au moment même où je passe dans l’entrée du couloir, voilà-t-y pas que cette maudite solive, insensiblement décalée par le chat de ma femme au fil des jours, déboule de sa paisible niche pour tomber sur mon crâne, mon nez et ma joue, avec tout le fracas dont les solives de bois dur sont capables. Ne sachant plus où je me trouve, ayant même oublié qui je suis, je continue néanmoins à marcher, d’un pas légèrement ralenti, jusqu’au but que je m’étais initialement fixé. Le facteur me dévisage d’un air soupçonneux, et me remet le précieux colis, destiné à ma femme (probablement des vêtements pour le bébé). Quelques minutes plus tard, après avoir retrouvé la mémoire et compté toutes mes dents, je ne peux m’empêcher de ricaner, non sans lancinement, de cette mésaventure. Plus les circonstances du désastre sont improbables, plus l’incident prête à rire. Le soir même, d’ailleurs, rebelote. Le bébé, confortablement assis sur mes genoux, et ignorant même ce que sont une solive, un facteur et un nez fendu, s’escrime après sa chaussette, dont il veut se débarrasser avant d’aller prendre son bain. Lorsque la saprée chaussette cède enfin, je reçois le poing du bébé en plein sur mon museau meurtri. Tordant! Le bébé, guidé par un instinct infaillible, se marre encore plus que moi. Comme le faisait remarquer Rabelais, le rire est le propre de l’homme!
Il y a quelques années, nous projetions, un collègue et moi, le mythique film Johnny Guitar (Nicholas Ray, 1954) devant une classe d’étudiants en sciences sociales. Lorsque l’humble et fidèle serviteur de l’héroïne se fait souffleter à l’improviste par un des fiers-à-bras du parti adverse, la plupart de nos jeunes spectateurs, notamment les garçons, éclatent d’un rire franc et spontané. Mon collègue les sermonne vertement, en riant lui-même sous cape.
Conclusion temporaire : l’homo sapiens est doté d’une capacité innée à rire de tout autre homo sapiens qui se casse la figure. Le rire est fondamentalement moqueur. Le rire le plus sain consiste sans doute à se moquer de soi-même, quand, par exemple, on vient de se cogner contre un réverbère, tandis qu’on regardait une jolie fille sur le trottoir d’en face (il s’agit d’ailleurs d’une méthode de drague quelque peu dangereuse, mais parfois efficace).
Sujet classique de rédaction au collège : « Le rire est le propre de l’homme », disait Rabelais. Commentez en proposant des arguments (3-4 pages).
NB. Le sujet précédent sera remplacé, suite à la réforme scolaire “visant à réduire les inégalités sociales” (principe anciennement appelé “nivellement par le bas”) par le sujet suivant : J’invite des amis à mon anniversaire, je reçois plein de cadeaux et on s’amuse beaucoup. Dites tout ce qui vous passe par la tête (10-15 lignes).
Comme Henri Bergson l’a si bien démontré (Le rire, 1900), l’homme n’est pas tant le sujet que l’objet du rire. Ceux qui se posent des questions sur les limites de l’humour (faut-il fermer le caquet de Charlie Hebdo, Dieudonné, et autres blasphémateurs?) feraient bien de relire ce génial classique au lieu de s’évertuer à réinventer la roue. L’homme est le seul animal apte à rire, Rabelais a raison sur ce point, mais, ce qui est encore plus fondamental, c’est qu’on ne peut rire que de l’homme, de sa gaucherie, de sa bêtise et de ses mésaventures, comme nous le démontre Bergson. Même lorsqu’on rit des grimaces d’un singe ou des jappements d’un caniche, c’est encore parce qu’ils nous rappellent le prof de math ou le pion de la cantine.
Bergson explique également que le rire est un pur phénomène de l’intelligence. Lorsque l’émotion prend le dessus sur la raison, on ne rit plus. C’est pourquoi les fanatiques ne rient guère. Cependant, pour les gens normaux, l’émotion est une faiblesse évanescente, c’est pourquoi, avec un peu de recul, rares sont les quidams qui ne finissent pas par rire de leurs malheurs passés. Avec le temps, telle ou telle circonstance dramatique d’un voyage (manquer un avion, perdre une valise, se faire boucler par un douanier, etc.), par exemple, deviendra immanquablement un sujet d’hilarité pour les intéressés et leurs compagnons.
Faut-il imposer des limites au rire? À première vue, cela peut sembler absurde, de la même façon qu’on ne peut imposer des limites à l’abolition de la peine de mort. Quelqu’un qui se définit comme étant opposé à la peine de mort, sauf dans des cas particuliers (pédophile/tueur à gages/traitre/évadé fiscal/voleur de pain dur/etc. — rayer les mentions inutiles) est, dans les faits, favorable à la peine de mort. Car celle-ci ne peut justement s’appliquer, en toute logique, qu’à des cas particuliers, et non à tous les criminels.
Ce qui est drôle, ou susceptible de l’être, dépend uniquement de la nature humaine et non des caprices du législateur. On ne rit pas de tout, on rit seulement de ce qui est drôle. Ce qui est drôle, comme nous l’avons déjà vu, c’est soit le bonhomme qui glisse sur une peau de banane, soit le prétentieux qui se fait filouter par un Scapin. Et ce qui neutralise le rire, c’est uniquement l’émotion. Or l’émotion est non seulement variable d’un individu à l’autre, mais elle est trop changeante et capricieuse pour constituer une norme sociale.
Alors, peut-on rire des malheurs des hommes (ou de soi-même), de leurs croyances, de leurs superstitions, de leur naïveté? Rien ne nous y oblige, mais pourquoi en priver le reste de la société? De quoi voulez-vous que les hommes rient si ce n’est des autres hommes?
Toutefois, ce n’est pas parce que le rire constitue un mécanisme inné de la nature humaine qu’il ne doit en aucun cas être encadré. Car, tout comme l’homme rit d’un personnage de dessin animé déboulant d’une falaise, grâce à la distanciation que lui permet son intelligence, il pourrait user de cette même distanciation envers un véritable animal, ou envers un homme en chair et en os. Ainsi, il nous est arrivé de voir un enfant s’amusant à battre un vieux canasson, sous les encouragements de ses camarades hilares. Faire un croche-pied à un vieillard pouilleux peut même susciter le rire des spectateurs lorsque ceux-ci ont établi une distanciation suffisante. Il suffit en somme de considérer la victime comme un pur étranger à son propre univers (comme un homme “non-humain”) pour que l’émotion, ce gâte-sauce du rire, soit neutralisée. La plèbe romaine devait sûrement se bidonner lorsqu’un chrétien se faisait bouffer par un lion (certains de nos coupables lecteurs sont peut-être même en train de sourire à cette évocation!).
Devant le genre de situations pour le moins navrantes que nous venons d’évoquer, la solution n’est certainement pas d’encadrer socialement le droit de rire, selon des règles qui seront de toute façon arbitraires. La solution consiste à humaniser le persécuteur plutôt qu’à le contraindre. Il s’agit d’ailleurs d’un des buts de l’éducation, qui transforme l’enfant, parfois cruel, en adulte plus sensible à son entourage. Il est rare de voir des adultes s’amuser à attacher des casseroles après la queue d’un chien, et ceux qui le feraient seraient aussitôt considérés comme des arriérés mentaux par les autres adultes.
Alors, peut-on rire de tout? Certes, car le rire est humain, et ceux qui ne trouvent pas ça drôle n’ont qu’à aller voir ailleurs. Cependant, la bonté fait aussi partie des qualités humaines, et elle seule peut, de son propre chef, encadrer le rire. Contrairement au rire, qui est essentiellement inné, la bonté a toutefois besoin d’être cultivée. Voilà, pour nos censeurs pisse-froid, une plus noble mission que la chasse au blasphème.
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