2008-01-26

Le casse-tête de la romanisation du chinois

La Chine, le Japon et la Corée constituent aujourd’hui un des grands pôles économiques et technologiques de la planète. Ces pays ont aussi la particularité d’utiliser des systèmes d’écriture originaux et réputés difficiles, basés en partie ou en totalité sur ce qu’il est convenu d’appeler les caractères chinois. Bien que puisant à une source commune, chaque pays a adapté le système à ses exigences linguistiques et politiques. Au fil du temps, des divergences sont apparues, et se sont même accentuées dans ces dernières décennies de révolution informatique. Or ces systèmes d’écriture, qui ont pu un moment sembler dépassés, ne sont pas prêts de disparaître, et certaines divergences risquent d’être figées pour longtemps.

La question de la romanisation des langues d'Extrême-Orient s'est posée dès les premiers contacts suivis avec l'Occident. La romanisation peut s'avérer indispensable dans des contextes multilingues, comme les sites internet, les fiches bibliographiques ou l'indexation des bases de données. Elle pose par ailleurs un défi de taille au traducteur.

La romanisation du chinois

Les noms de ville énumérés par Marco Polo (XIIIe siècle) sont parfois facilement reconnaissables (Yangiu = Yangzhou, Namghin = Nanjing), mais des syllabes chinoises correspondant à un même caractère aboutissent souvent à un transcription multiple. Au début du XVIIe siècle, Matteo Ricci et Nicolas Trigault développent une approche plus systématique. Au XIXe siècle, les principales puissances européennes adoptent leur propre système de romanisation. Le système anglais de Wade est lui-même adapté de Morrison et modifié par Giles, et il diffère du système américain de Yale. Le système français a lui aussi connu plusieurs avatars avant d'aboutir à l'ÉFEO (École française d’Extrême-Orient), qui contient d'ailleurs des distinctions désormais inexistantes dans le système pinyin (standard ISO actuel) : le groupe pinyin j-q-x correspond à la fois au groupe ts-ts'-s et au groupe k-k'-h de l’ÉFEO. Mais cette nuance phonétique a aujourd’hui disparu en mandarin, puisque les Pékinois ne font pas la différence entre sifflantes et gutturales dans ces paires de consonnes (nommées jiānyīn et tuányīn). Les Allemands, les Italiens, les Espagnols, les Portugais et les Hollandais adapteront également la romanisation à leurs propres exigences phonétiques.

Seul un système de romanisation purement chinois pouvait amener de l'ordre dans un tel fouillis. Par ailleurs, les Chinois avaient besoin d'un système pratique pour indiquer la prononciation des caractères dans leurs dictionnaires. Après l'essai de divers projets, plus ou moins populaires, la Chine adopta en 1958 l'alphabet pinyin, constitué de 25 lettres latines combinées à des signes diacritiques indiquant le ton.

Si un remplacement pur et simple des caractères chinois par la transcription pinyin fut envisagé à cette époque par les grands dirigeants (Mao Zedong et Zhou Enlai notamment), ce projet peu réaliste fut vite abandonné. Les caractères favorisent en effet la communication entre les Chinois de différentes régions (ils parlent de nombreux dialectes) et les différentes époques (un texte ancien serait parfaitement inintelligible en caractères phonétiques), sans compter que la langue chinoise standard compte un nombre considérable d'homophones que la graphie sous forme de caractères permet heureusement de distinguer. Aujourd'hui, l'usage du pinyin reste relativement limité en Chine, sauf à l'école primaire. En 1979, l'adoption du pinyin par l'ISO accéléra sa diffusion à l'étranger.

Malgré la généralisation croissante du pinyin, l'analyse d'un texte chinois romanisé présente encore de sérieux défis. Il faut d'abord identifier la méthode de romanisation utilisée, surtout dans des textes plus anciens. Or ces méthodes se recoupent et utilisent parfois des orthographes identiques pour représenter une même syllabe ou des syllabes différentes. Supposons que la méthode utilisée soit celle de Wade-Giles, qui marque les lettres aspirées par une apostrophe. Il est courant de rencontrer des fautes d'orthographe (telles que l'absence de la fameuse apostrophe) et des graphies non standard (notamment en ce qui concerne des personnages, des lieux et des objets connus en Occident depuis longtemps). De nombreux mots sont affublés de traits d'union parasites, dont certains sont entrés dans l'usage (Hong-kong, Chan-toung mais Shanghai). Plusieurs systèmes de romanisation peuvent coexister dans un même texte. Certains personnages peuvent se voir affubler dans un même article de deux noms différents : de quoi subir un fâcheux dédoublement de personnalité!

Cette page de l'excellent livre de Jean-Claude Guillebaud contient des mots chinois transcrits en alphabet latin. Malheureusement, la transcription fait simultanément appel à plusieurs systèmes de romanisation, anciens ou modernes, voire inexistants (Jean-Claude Guillebaud, La Tyrannie du plaisir, Seuil, 1998, p. 260).

La première syllabe des mots 1 et 2, qui signifie « jaune », est orthographiée de deux façons différentes. L'apostrophe, qui sert à distinguer les consonnes aspirées des consonnes non aspirées, est présente dans le mot 3 mais absente du mot 7. La diphtongue oa (mots 1, 4, 5) correspond en fait à l'ÉFEO habituel oua. Les deux syllabes du mot 2 sont transcrites selon des systèmes différents (Wade et ÉFEO). Enfin, le mot 6 est transcrit en alphabet pinyin.

Les Turbans jaunes (mot 1) se soulèvent en 184 contre la dynastie Han. Les péripéties de cette révolte sont connues de tous les Chinois. L'expression livres jaunes (mot 2) fait référence, de nos jours, à la littérature érotique. Pour plus de détails, voir la traduction des mots chinois à la fin de cet article.

Le traduction anglaise conserve la romanisation « à la française » du document original. Les lecteurs anglophones doivent y perdre leur latin!

 

Traduction des caractères utilisés

1. huáng jaune
2. jīn tissu, serviette
3. shū livre
4. un
5. dào chemin, voie, principe
6. 光明 guāngmíng lumière, clarté
7. 日报 rìbào journal
8. grand
9. caractère
10. bào informer, journal, nouvelle
11. 天安门 Tiān'ānmén Porte de la paix céleste

Liens sur des tables de conversion :
Sinoptic
Université de Muenster

2008-01-23

Cabaret

pán : plateau
Comme bien d'autres, le caractère servant à écrire ce mot chinois fut créé par la fusion de deux éléments. La partie inférieure du caractère représente un vase en argile, et situe le mot dans la classe des récipients. La partie supérieure, qui a été simplifiée dans les années 1960, était à l'origine un homophone du mot, emprunté pour indiquer la prononciation.

Un éminent sinologue — et polyglotte — en visite au Québec s'amuse à relever et à interpréter divers mots dont l'usage diffère de celui de la France. Après réflexion, un seul mot demeure mystérieux à ses yeux : le cabaret, sur lequel on pose son assiette dans les restaurants libre-service, et que les Français appellent plateau. Anglicisme, terme de jargon, ou canadianisme de bon aloi? La dernière hypothèse semble la seule raisonnable. Bref, comme cela arrive souvent, les Québécois utilisent un mot tout à fait français, que les Français eux-mêmes ignorent.

C'est Giacomo Devoto (Avviamento alla etimologia italiana) qui va nous mettre sur la piste. Devoto distingue deux mots cabarè provenant du français. Le premier signifie service à thé et le second buvette. Et s'il s'agissait, en réalité, du même mot emprunté deux fois, à des époques différentes?

On pourrait croire que le nom du plateau sur lequel on servait le thé, ou le vin, a fini par désigner l'établissement où l'on venait boire, de la même façon que le mot bureau, d'abord table de travail, a ensuite désigné la chambre dans laquelle se trouvait le meuble, et même l'organisme où se trouvait la chambre. Dans le cas du mot cabaret, le transfert de sens a cependant suivi un trajet inverse. Le mot cabaret, dans le sens d'auberge, est attesté dès le XIIIe siècle. Ce mot, apparenté à chambrette, aurait fait un petit détour en néerlandais, avant de revenir en français, à partir de la Wallonie. C'est par association que, plusieurs siècles plus tard, les contemporains de Louis XIV désignaient le plateau ou la table utilisés pour servir des boissons sous le nom de cabaret. Les Québécois auraient conservé ce sens dérivé et les Français l'auraient oublié.

En italien, le mot piatto, équivalent du français plat dans le sens de mets, signifie d'abord assiette. Par le même jeu d'association que celui vu plus haut, le mot désignant le contenant a fini par désigner le contenu.

  • chambre → assemblée (La Chambre a voté.)
  • bureau → organisme (Le Bureau politique s'est réuni.)
  • assiette → mets (Finissez votre assiette.)
  • verre → boisson (Je boirais bien un petit verre.)

2008-01-20

Ça part d'ici

Il a neigé à Port-au-Prince,
Je pars d'ici.
Fais du feu dans la cheminée,
Je reviens chez nous.

Depuis quelques jours, un étrange slogan commandité par l'Université d'Ottawa orne les autobus et les murs de la ville de Gatineau : « Ça part d'ici ». Mais qu'est-ce qui peut bien partir? Et vers où?

Partez d'ici et allez en Judée, afin que vos disciples voient, eux aussi, les œuvres que vous faites.

Tout bien réfléchi, les étudiants ne partent pas de l'Université d'Ottawa comme des rats quittant le navire en perdition. L'auteur de la phrase voulait plutôt indiquer que « ça commence ici ».

Nous sommes donc en présence d'une traduction. C'est la seule explication. Il ne reste plus qu'à trouver le texte dans la langue de départ. L'affiche ci-contre confirme notre hypothèse : « ça commence ici ». Un slogan qui ne veut pas dire grand chose, mais que l'on retrouve dans tous les bons bouquins de marketing (et probablement chez Nostradamus).

L'Université d'Ottawa, fondée par les pères Oblats de Marie-Immaculée en 1848, était encore, il y a peu, le bastion de la francophonie en Ontario.

En 1836, un autre père Oblat de Marie-Immaculée, Dominique Albini, fondait le couvent Saint-François de Vico, en Corse. Si le couvent de Vico n'a pas connu le même développement que l'Université d'Ottawa, son saint patron est néanmoins mort en odeur de sainteté. Un habitant du bourg de Nesa, voisin du couvent de Vico, nous a un jour affirmé que le père Albini avait ressuscité une vache. On attend toujours la canonisation du père Albini, qui a, en attendant, obtenu le grade de Vénérable. Ça part de là.

PS. (2013)
On nous fait parvenir la photo d'une pancarte affichée dans les gymnases de l'Université d'Ottawa. Avis à tous les sportifs, on n'est pas là pour rigoler!

2008-01-16

Galerie

« Prenons le frais sur la galerie. »
Croquis de Rié Mochizuki

En traversant avec moi les villes du Québec, une Japonaise me faisait remarquer que bon nombre de centres commerciaux portent le nom de Galeries : Les Galeries de Hull, Les Galeries d'Anjou, Les Galeries Lachine, Les Galeries Laval, Galeries des Mille-Îles, Les Galeries de Terrebonne, Les Galeries de la Capitale, etc. Pourquoi ce nom? On pense évidemment aux Galeries Lafayette, créées à la fin du XIXe siècle. Mais se pourrait-il que le mot ait fait un séjour aux États-Unis, avant de s'installer au Québec?

La célèbre Galerie Victor Emmanuel II à Milan
Photo : Vincent Bouret - 2005

Le mot galerie est emprunté à l'italien galleria vers le XIVe siècle. Giacomo Devoto (Avviamento alla etimologia italiana) précise que ce terme est dérivé du latin médiéval galilea, qui signifie portique ou vestibule, comme ceux qu'on retrouve devant les monastères de l'époque. Le dernier L du mot s'est transformé en R, selon un phénomène phonétique courant, puis un second L aurait été rajouté sous l'influence du mot gallo (coq), et enfin, le suffixe collectif -eria (en français -erie, comme dans laiterie) aurait parachevé cette évolution.

En français, le mot gallerie (passé sous cette forme en anglais), puis galerie a désigné un lieu ou une allée couverte, d'où : galerie de tableaux, galerie de spectateurs (rassemblés sous un préau) et galerie de magasins (alignés le long d'un trottoir abrité de la pluie). Les expressions amuser la galerie et creuser une galerie n'ont donc rien de mystérieux.

Derrière la groupie à la contrebasse, on distingue une galerie québécoise typique, avec son porche. La groupie de droite tient, dans ses bras, la guitare du jeune Renaud, futur Bai Lide (au centre).

Au Québec, le porche des maisons, où l'on peut s'asseoir en plein air tout en restant à l'abri des intempéries, s'appelle tout naturellement la galerie, alors que les Français diraient la véranda ou le balcon.

Les Américains utilisent rarement le mot galleries dans le sens de centre commercial, sauf s'il est question de boutiques d'art ou d'artisanat. Le mot utilisé au Québec n'aurait donc pas été importé des États-Unis. Reste à savoir où et quand a été créé le premier centre commercial québécois nommé galeries au Québec.

2008-01-12

Les citations de Bai Lide (1)

Un des derniers ministres de l'Éducation éduqué
Dessin de Renaud Bouret

Depuis quelques nuits, je rêve en mandarin. Si je me débrouille assez bien dans mes conversations oniriques, je dois avouer que je me trompe quelquefois sur le ton de certaines syllabes. Aussi mes interlocuteurs chinois ne me comprennent-ils pas toujours du premier coup. Mais comme c'est moi (ou mon inconscient), qui écris les dialogues, tout rentre vite dans l'ordre.

Chaque rêve se termine immanquablement par une sentence que je suis incapable de traduire à ma satisfaction, ce qui me réveille. Lorsque j'en ai le courage, je prends soin de griffonner ces sentences sur ma table de nuit. J'ai ainsi accumulé une collection des citations de Bái Lìdé, c'est-à-dire moi-même en chinois. La plupart de ces phrases s'avèrent incompréhensibles le matin suivant, mais certaines ne sont pas dénuées de sagesse. Voici donc une première tranche des citations de Bái Lìdé, regroupées sous le thème du monde de l'éducation.

  • Dans un organisme efficace, la compétence fait la hiérarchie. Dans une bureaucratie, c'est l'inverse.
  • Plus on s'élève dans la hiérarchie, plus on doit lécher les bottes de son supérieur.
  • Dans le monde, cela se nomme conflit d'intérêt; dans le système éducatif, cela se nomme consultation.
  • Chez certains peuples, l'incompétence est encore un handicap, chez d'autres elle est devenue une excuse. Les uns se lèvent, les autres se couchent.
  • Au royaume des médiocres, l'érudit passe pour un provocateur.
  • Quand quelqu'un est seul à reconnaître la sottise, il passe lui-même pour un sot.
  • Quand l'enseignement cesse d'être gratuit, le diplôme devient une marchandise.

2008-01-09

La marge d'erreur d'Obama

Dessin de Renaud Bouret - 2008

Lundi soir, lors d'une réunion publique à Ames, M. Obama s'est félicité des résultats du sondage du Des Moines Register. « Mon avantage est au-delà de la marge d'erreur, cela veut dire qu'on peut y arriver », a-t-il dit. (AFP, 2008-01-01)

Selon le journal de Des Moines, capitale de l'Iowa, l'enquête accordait « 32 % des suffrages à Obama contre 25 % à Clinton et 24 % à Edwards. (...) La marge d'erreur [pour un niveau de confiance de 95 %] était de plus ou moins 3,5 % » et le nombre de personnes interrogées s'élevait à 800.

On serait porté à croire, au premier abord, qu'Obama recueillerait entre 28,5 % et 35,5% des votes, contre 21,5 % à 28,5 % pour Clinton. Les deux rivaux pourraient toujours se retrouver à égalité. Une marge d'erreur de plus ou moins 3,5 %, ça fait un intervalle de 7 %, soit justement celui qui sépare les deux aspirants. Obama n'y avait pas pensé.

De toute façon, ce genre de raisonnement très courant sur les marges d'erreur – Bill Clinton l'utilisait souvent – n'a aucun sens. Il existe une infinité de marges d'erreurs, qui dépendent chacune du degré de risque qu'on est prêt à prendre. Ici, il y a 95 % de chances que la marge d'erreur ne dépasse pas 3,5 %. Autrement dit, la probabilité que la marge d'erreur dépasse 3,5 % n'est que de 5 %.

Si on avait choisi d'être plus prudent (niveau de confiance de 99 %, par exemple), la marge d'erreur aurait atteint 4,55 %. On obtiendrait alors un score moins précis, mais plus sûr.

Par ailleurs, la marge d'erreur varie en fonction du pourcentage obtenu par chaque candidat. Il y a donc une marge d'erreur différente pour chaque proportion. La marge d'erreur de 3,5 % a été calculée pour un candidat qui recueillerait 50 % de la faveur des sondés. C'est un moyen pratique de ne pas inonder le lecteur d'une montagne de chiffres. Dans le cas d'Obama, qui obtient un score de 32 %, la véritable marge d'erreur n'est que de 3,23 %. Cette fois, Obama a sous-estimé son avance. D'autant plus que la probabilité de dépasser, voire d'approcher, la marge d'erreur est relativement faible.

Les résultats finals seront relativement proches des prévisions du sondage, une fois les indécis répartis. En fin de compte Obama obtiendra 38 %, Edwards 30 % et Clinton 29 %.

Tout nouveau tout beau! La reine est morte, vive le roi! Obama sera la coqueluche des journalistes, jusqu'à une prochaine et probable défaite.

2008-01-06

Le taux de mortalité des adolescents et des adolescentes

Dans un billet précédent, nous rapportions les propos tenus lors d'une émission de Télé-Québec sur la condition des filles en Chine. Lorraine Pintal y affirmait notamment que « quand la fille naît malgré tout il y ait des traitements comme moins de nourriture, moins de vitamines, pas d'accès à l'éducation, et donc un taux de mortalité chez les adolescentes effarant, en fait le titre était, je crois, cent millions de femmes manquant. »

Or, il est notoire que, chez presque tous les peuples, la mortalité des garçons dépasse nettement celle des filles à l'adolescence, ne serait-ce qu'à cause d'un plus grand risque d'accidents et de suicides. Cela est presque aussi connu que le fait que le nombre de naissances masculines dépasse, chez l'être humain, celui des naissances féminines (à 105 contre 100). Tous ceux qui possèdent quelques rudiments de Démographie 101 le confirmeront.

Nous nous proposons de vérifier ici, à l'aide d'une source sûre, l'affirmation selon laquelle le « taux de mortalité chez les adolescentes [chinoises est] effarant ». Le graphique ci-contre indique la probabilité de mourir à un certain âge pour chaque sexe. On peut y constater, par exemple, que 1 % des hommes devraient mourir entre l'âge de 95 et 99 ans, et que 19,5 % des femmes devraient mourir entre l'âge de 80 et 84 ans. La somme de tous ces pourcentages donne évidemment 100 % pour chacun des sexes, seule la distribution varie.

Qu'en est-il des adolescents chinois? Les chiffres sont clairs. Les chances de mourir sont deux à trois fois plus élevées pour les garçons que pour les filles, entre 15 en 19 ans. C'est un phénomène auquel la Chine est loin de faire exception. L'affirmation de Lorraine Pintal est donc totalement dénuée de fondement et ne peut s'expliquer que par un préjugé solidement ancré, puisque aucun des journalistes présents à l'émission de Télé-Québec n'a songé à la contredire.

Qu'en est-il dans un pays soi-disant « normal », comme le Canada, par exemple? On y retrouve, bien entendu, le même déséquilibre entre les sexes à l'adolescence. Par contre, lorsqu'on compare le Canada à la Chine, on y constate un fait étonnant. Alors que le taux de mortalité infantile est nettement plus élevé pour les garçons que pour les filles au Canada, la situation est diamétralement opposée en Chine. Cette fois, on est en droit de se poser de sérieuses questions (ça pourrait faire l'objet d'une prochaine émission, un peu plus sérieuse, à Télé-Québec).

Dans de telles conditions, les méchants réacs n'ont pas grande difficulté à l'emporter sur les gentils progressistes.

Le sujet du déséquilibre des sexes revient souvent dans les médias depuis un an ou deux, mais bon nombre d'articles sont gâchés par des erreurs méthodologiques et des statistiques fantaisistes. Comme cela est souvent le cas dans ce genre de débat, on trouve d'un côté les réalistes, qui savent compter mais qui se taisent, et de l'autre les idéalistes, qui dénoncent sans se donner la peine de se fatiguer les méninges. En voici une illustration toute récente : « Car une autre menace démographique fait lentement son apparition : la perturbation du ratio naturel entre fille et garçon. De l’ordre de 98 naissances masculines pour 100 naissances féminines, ce ratio est en effet grandement menacé par deux facteurs totalement distincts et a priori sans aucun rapport : les dérèglements biologiques et la sélection artificielle après la naissance. » (Source : Agora Vox, 2 janvier 2008.)

Comme nous le disions un peu plus haut, le ratio naturel est de 105 naissances masculines pour 100 naissances féminines. Le chiffre de 98 pour 100, cité par Agora Vox, est probablement hérité d'une légende urbaine bien tenace, qui ressemble un peu au mythe voulant que le Québec compte 52 % de femmes.

2008-01-02

Le soldat Martines en Tunisie (5)

Après une première fouille, le soldat Martines et les autres prisonniers italiens sont conduits vers le camp d'internement de Pont-du-Fahs. Ironie du sort, cette région, sous contrôle militaire italien jusqu'au jour où nous reprenons notre récit, comptait déjà les infrastructures nécessaires, puisque qu'elle abritait plusieurs camps d'internement des Juifs de Tunisie (1942-43). (Voir l'épisode précédent ou le premier épisode des aventures vécues du soldat Martines.)

Le camp de concentration

Puis nous nous sommes remis en route, nous avons marché et encore marché, et nous sommes arrivés à une ligne de chemin de fer. On nous a fait monter sur le train, et nous avons roulé, je ne sais combien de temps. Arrivés dans un petit bourg, nommé Pont-du-Fas, là où se trouvait le camp de concentration, ils nous ont faits entrer dans ce camp.

Tout d'abord on nous passa à nouveau en revue, pour inspecter notre trousseau. Si nous avions deux chemises, on nous en enlevait une, si nous avions deux couvertures, on nous en enlevait une, on ne nous laissait qu'un seul ensemble de vêtements.

Et, pendant plusieurs jours, on ne nous donna rien à manger et rien à boire. Il faisait une chaleur incroyable. Les soldats étaient très nombreux dans cet endroit, la terre était sableuse, il y avait un peu de vent, de sorte que nous somme tous devenus sales. Moi, j'ai tenu le coup, avec plusieurs autres, mais beaucoup, beaucoup de soldats tombaient comme morts sur le sol. Alors on les emportait à l'infirmerie, on leur faisait une piqûre, puis ils revenaient.

À un certain moment, l'interprète italien dit : « Les gars, un soldat par peloton devra sortir, un seulement par peloton. Il prendra les gourdes des camarades, un garde l'accompagnera, et il se rendra au point d'eau. J'ai pris toutes les gourdes des camarades, je les ai enfilées autour de mon cou, vous pouvez imaginer l'air que j'avais, avec toutes ces gourdes sur moi. Donc, j'ai emporté un bidon, qui se trouvait là, et ces gourdes, et je suis parti avec les autres soldats. Chemin faisant, nous avons traversé un petit village, car il y avait un village non loin de là. Et, au milieu du village, il y avait une fontaine avec de l'eau. Mais nous avons continué sans nous arrêter, au-delà du village, et nous avons marché je ne sais combien, et nous étions tout simplement morts de fatigue à force de marcher. Alors, arrivés à un endroit, [le garde français] a dit : « Les gars, arrêtez-vous ici. Moi je continue sur la route pour voir s'il y a de l'eau ». Nous restions tous là, sans bouger, en attendant qu'il revienne pour nous annoncer : « J'ai trouvé le point d'eau ». Mais, le voilà qui revient, qui descend de la route, qui fait quelques pas à droite, à gauche avant de revenir nous dire : « Il n'y a pas d'eau ici, on doit rentrer. » Et de fait, nous sommes rentrés. Nous avons de nouveau traversé le village avec la fontaine et son eau, et on ne nous a pas laissé en prendre.

Devant l'entrée du camp, il y avait une rangée de bidons. Un soldat sort de la file pour voir s'il y avait de l'eau dans un bidon qui n'avait pas de couvercle. Et il y avait justement un peu d'eau. Il prend sa gourde, se baisse pour voir s'il peut recueillir ce peu d'eau. Le garde saisit aussitôt son fusil, va vers lui, et lui donne un coup de crosse dans le dos. Et nous sommes rentrés dans le camp.

Pendant tout ce temps, un camion-citerne arriva, rempli d'eau. Comme il pénétrait dans le camp, là où nous étions, le camion-citerne se mit à caler. Et il ne pouvait plus avancer ni reculer. Sur la citerne, il y avait un petit robinet qui fuyait, avec un minuscule filet d'eau qui coulait goutte à goutte, tout doucement. Un soldat va chercher son gobelet et s'avance pour prendre quelques gouttes d'eau. Le chauffeur du camion, qui avait une corde assez grosse, prend cette corde et se met à lui donner des coups dans le dos, à ce type.

Et nous sommes restés là sans manger, sans boire, en pleine chaleur. Au bout d'une semaine, le sergent italien, l'interprète, est revenu pour nous dire : « Vous allez désigner trente personnes, soldats ou sous-officiers. Ceux qui voudront partir partiront sur le champ. On camion les attend. Mais on ne sait pas où ni pourquoi. Ceux qui veulent partir, levez la main. On part tout de suite ». Alors moi… nous étions trois, pas des Siciliens comme moi, mais nous étions toujours ensemble… alors moi, voyant comme ça allait mal pour nous, je leur fis : « Les gars, vous voulez venir avec moi? Moi je m'en vais. Advienne que pourra, leur dis-je, mais je m'en vais. Ça ne nous avancera à rien de rester comme ça. » J'ai levé la main. Alors eux, en me voyant, ils en font autant. Très vite, nous étions trente trois : un adjudant-chef, un caporal-chef, un caporal, et les soldats. Le camion pouvait se mettre en route.

Propos recueillis et traduits de l'italien par Renaud Bouret