2007-12-02

Lorsque le gong sonne pour annoncer l'infanticide

Quatre filles et deux garçons traversent, sans inquiétude, la rizière d'un village chinois.

Plus de cent millions de femmes manquantes, c'est le cri d'alarme lancé par l'économiste Amartya Sen en 1990 dans un article, resté célèbre, qui fait état d'une proportion de naissances masculines anormalement élevée en Asie et en Afrique du Nord. Sen souligne, dans son article, l'écart entre le ratio de masculinité normal (105 garçons pour 100 filles à la naissance) et celui enregistré dans des pays comme la Chine, l'Égypte ou le Pakistan (111 pour 100 dans ce dernier pays, un record).

Pour arriver au nombre de 50 millions de femmes manquantes en Chine, Amartya Sen se livre au calcul suivant : le ratio femmes/hommes de la population chinoise est de 94/100 alors qu'il atteint, en Occident, 105/100. Il en résulte un écart de 11 %, qui équivaut à la proportion de femmes manquantes. Dans un pays d'environ un milliard d'habitants comme la Chine de cette époque, cela équivaut à 50 millions de femmes manquantes. Amartya y voit une cause culturelle, plutôt qu'économique, et formule, sans la démontrer dans son article, l'hypothèse d'une surmortalité féminine résultant d'un manque de soins.

Il faut noter que le ratio de 105 femmes pour 100 hommes dans la population occidentale est correct pour la France (104,9 en 2007), mais un peu surévalué pour le Québec et les États-Unis (respectivement 102,6 et 103,0). Il n'en demeure pas moins que la Chine compte quelques dizaines de millions de femmes de moins que prévu.

Seize ans après la publication du célèbre article d'Amartya Sen, la nouvelle parvient aux oreilles des responsables de l'émission « Libre échange » de Télé Québec, avec la célérité dont certains journalistes ont le secret.

Tintin - Le Lotus Bleu - Page 43 dans sa version chinoise remaniée.
« Ils croient bêtement que les rivières chinoises sont remplies de bébés qu'on n'arrive pas à nourrir. »

Émission « Libre échange », Télé Québec, jeudi 13 avril 2006
Lorraine Pintal (à propos de la Chine) : Le fait que la naissance d'une fille n'est jamais la bienvenue et qu'on préfère nettement la naissance du petit garçon. Mais qu'on procède à des avortements sélectifs et qu'en plus les tests d'amniocentèse servent à déceler le sexe de l'enfant et empêchent la naissance si c'est une fille, et quand la fille naît malgré tout il y ait des traitements comme moins de nourriture, moins de vitamines, pas d'accès à l'éducation, et donc un taux de mortalité chez les adolescentes effarant, en fait le titre était, je crois, cent millions de femmes manquant.
Animatrice : Quatre-vingt-dix à cent millions. Mais il y a un détail aussi qu'on apprend, c'est que dans certains villages, ils sonnent le gong à un moment donné dans la journée et ça, ça veut dire n'allez pas près de l'étang parce que vous risquez de voir flotter des bébés, mais écoute, c'est un détail qui nous tue.
Autre personne : Ça je le savais pas.
(… Discussion sur le feu de sari en Inde)
Hélène Pedneault : On donne des noms aux petites filles en Chine, ça ça m'a frappé, parce que ça va tellement loin le refus des femmes et l'ostracisme des femmes que jusque dans le prénom on leur donne des prénoms « En attendant un garçon », ou « Celle qui va s'en aller », « Celle qui n'est là qu'en passant », écoute ça va jusque dans le prénom que…
Animatrice : Ça commence bien la vie.
Hélène Pedneault : C'est épouvantable! (…)
Lorraine Pintal (à propos de l'Iran): Et la femme, elle, est victime de lapidation et en meurt probablement, alors que le gars, lui, c'est cent cinquante coups de fouet, c'est ça? (…)
Lorraine Pintal (à propos du Québec): Ou encore les femmes qui sont à 80 %, qui travaillent à temps partiel, par exemple, et qui sont continuellement écartelées entre la responsabilité familiale et l'accomplissement de soi-même.

Tintin - Le Lotus Bleu - Page 43 dans sa version japonaise, plus conforme à l'orginal.

Les auditeurs ingénus auront frémi au récit de ces atrocités, notamment en entendant mentalement le gong sonner sur la rizière. Ils auront appris qu'il existe encore des peuplades « barbares », dans les contrées de l'Extrême-Orient. Ce n'est d'ailleurs pas la première fois qu'un peuple « moins civilisé que le nôtre » est accusé de commettre des « crimes rituels ».

Pour notre part, malgré une dizaine de séjours en Chine, nous n'avons jamais rencontré de filles nommées « Celle qui n'est là qu'en passant » ni avons-nous entendu sonner le gong en dehors des salles de cinéma, des temples et des lieux touristiques. Par contre, nous avons rencontré beaucoup de parents chinois qui adorent leurs enfants, garçon ou fille, comme la plupart des parents du monde.

Cela dit, le problème du déséquilibre des sexes est bien réel. Il est inutile de recourir aux stéréotypes folkloriques pour s'en préoccuper. La situation aurait même tendance à s'aggraver depuis ces dernières années, le principal coupable étant l'avortement sélectif que l'échographie rend désormais possible. Le recensement chinois de 2000 fait état de 119,2 naissances masculines pour 100 naissances féminines, ce qui nous éloigne de plus en plus du taux normal de 105 pour 100. Il n'est pas nécessaire d'être un grand mathématicien pour en conclure que les femmes sont manquantes avant même de venir au monde. Nul n'est besoin de recourir aux histoires de noyade et de privation de nourriture ou de soins médicaux, qui demeurent anecdotiques. Il existe aussi, à Montréal, des petites filles moins bien nourries que leurs frères, des petits garçons plus chouchoutés que leur sœur et des cas de bébés brutalisés, sans que l'on doive traiter l'ensemble des Québécois de bourreaux d'enfants.

Emily Oster, de l'Université d'Harvard, s'est penchée sur la question des filles manquantes, dans un article non moins célèbre que celui d'Amartya Sen et publié en 2005. Selon elle, les trois-quarts des femmes manquantes en Chine (mais seulement 20 % en Inde) s'expliqueraient par le problème de l'hépatite B. Les femmes souffrant de cette maladie, très répandue en Chine, ont généralement 50 % plus de chances d'avoir un garçon qu'une fille.

Le gouvernement chinois est conscient du problème, même si son importance est moins spectaculaire que ne le prétendent les journalistes peu informés. Pékin a donc lancé une politique intitulée Autant de filles que de garçons avant 2010 (新生儿男女比例失衡2010年要实现正常化) ainsi qu'une série de mesures contre l'avortement sélectif. Les couples ayant deux filles obtiendront notamment les mêmes avantages que les couples à enfants uniques.

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2 commentaires:

Anonyme a dit...

Mon commentaire n'a rien à voir avec ce billet, même s'il est très intéressant. Désolé pour mon manque de pertinence - qui n'est pas de l'impertinence... Je tenais simplement à dire ceci :

J'ai découvert votre blog par hasard en cherchant des photos du parc de la Gatineau. Les vôtres sont très belles. Simples, limpides et... très belles. (Je suis à court d'adjectifs, pardonnez, il est un peu tard.)

Je n'ai pas trouvé LA photo que je cherchais, mais je n'aurai pas malgré tout perdu mon temps.

Quant au contenu texte du blog, je placerai un commentaire plus à propos une autre fois, le temps que je l'explore un peu mieux. Je ne voudrais pas être hors sujet deux fois de suite.

H.
Gatineau

Anonyme a dit...

En 2008 : Lin Et LUoh démontent la thése D'Oster evec des donnés Taîwanaises
la même année Oster différents Coauteurs montrent que ni l'HB de la mère, ni celle du père ne peuvent expliquer le Sex-ratio a la naissance.