2011-10-27

Les Chinoises

Le roman Les Chinoises, de Renaud Bouret, est paru en librairie et sur Amazon.ca le 26 octobre 2011.

Un lancement est prévu pour le 17 novembre 2011 à 17h à la bibliothèque du Cégep de l’Outaouais (Local 2.605, 333 boulevard de la Cité des Jeunes à Gatineau).

Pour plus d'informations veuillez consulter le site Les Chinoises.

2011-10-17

Les chnèques

Le chnèque du Kram (photo:Renaud Bouret)

Peut-on revisiter ses rêves?

Il est de ces mots de l’enfance que l’on ne trouve dans aucun dictionnaire, des mots dont l’existence semble limitée à un seul village, voire à une seule époque. Il y a les frigolos glacés, les bogas bien fraîches et les bombalonis tous chauds. Bon, ces mots existent, sans aucun doute, tout le monde les connaît. Mais le mot « chnèque » a-t-il encore cours? Je ne l’ai guère entendu depuis que j’ai quitté ma chère Carthage.

Tous les dimanches, après la messe dans la cathédrale, précédée de trois heures de jeûne, nous descendions, affamés et en famille, jusqu’au village du Kram. Là, dans une rue oblique, se trouvait notre boulangerie attitrée, avec ses croissants, ses pains au chocolat, ses brioches au sucre… et ses chnèques, sortes de danoises rondes, bien rebondies et recouvertes d’un glaçage blanc. Il m’arrive parfois de rêver à cette boulangerie, et aux boutiques voisines : celles du plombier maltais, du marchand de granites, du photographe et du vendeur de scoubidous. Je déambule dans cette rue jusqu’à mon réveil inopiné.

Cinquante ans plus tard, à la faveur d’un pneu crevé providentiel, cadeau d’un amas de gravats obstruant une ruelle de Salammbô, nous voici coincés dans une station service, à deux pas du Kram. Pendant que le mécanicien répare la roue, ma femme me suggère d’aller faire un tour dans la fameuse boulangerie aux chnèques. Car ma femme est la seule Japonaise qui connaisse les mots « frigolo, boga, bombaloni, et chnèque », qu’elle chérit comme étant une partie de moi-même. Existe-t-il une plus belle preuve d’amour?

Il y avait autrefois, au Kram, un immense centre commercial, très animé, constitué d’une dizaine de petites boutiques alignées contre un marché couvert. La nuit, lorsque les stores de fer étaient baissés, l’endroit, désert, devenait méconnaissable. On croyait alors passer devant une série de garages individuels, préfigurant la solitude de la vie d’un homme.

Aujourd’hui, on a peine à retrouver le centre commercial d’antan, car les boutiques se succèdent sans interruption, sur un kilomètre. Mais nous y voici enfin, et le marché couvert est toujours là, avec son poissonnier, son boucher et ses marchands de légumes. Il n’y manque que les mouches du boucher, qui cache maintenant sa viande dans un réfrigérateur.

La rue en diagonale se trouve par là, près de la sortie du marché. J’hésite un peu sur la route à prendre. Pour plus de sûreté, je fouille au plus profond de la mémoire de mes rêves, et je me laisse guider, immanquablement, sur le droit chemin. C’est bien elle, ma rue oblique, elle n’a pas changé. Mais la boulangerie existe-t-elle encore, après cinquante ans?

Je m’arrête d’abord devant une pâtisserie orientale. Décidément, je ne reconnais rien. Essayons un peu plus loin. Et, comme de juste, nous tombons sur la vitrine d’une boulangerie remplie de brioches dont certaines ressemblent étrangement aux chnèques. Entrons et usons, carrément, de la méthode expérimentale.

Étrange comme le visage du boulanger, un homme d’une cinquantaine d’années, me paraît familier. Serait-ce le boulanger d’autrefois? Non, impossible, l’homme qui se tient devant moi venait à peine de naître à l’époque où mon père nous conduisait ici.

« Bonjour Monsieur. Deux chnèques, s’il-vous plaît. »

Je m’attendais à un « Quoi? Vous dites? Qu’est-ce que c’est? ». Mais non, Ô miracle, la formule magique a fonctionné. Le bonhomme, sans sourciller, attrape dans la vitrine les deux brioches au glaçage blanc. Le mot « chnèque » existe vraiment, et il est encore en circulation.

Je ne peux m’empêcher de faire quelques confidences au maître boulanger. « Vous savez, Monsieur, mon père nous amenait ici tous les dimanches, autrefois, et je choisissais toujours un chnèque. » Le bonhomme me montre alors le portrait encadré d’un digne personnage moustachu, qui trône au dessus de la porte de l’arrière-boutique : « Alors c’était mon oncle qui vous servait. Il a fondé ce commerce en 1959, et j’ai pris sa succession lorsqu’il est mort. »

Voyage dans le passé, voyage dans un rêve, voyage dans un monde immuable.

Et le boulanger de neveu m’explique son idéal, son respect de la tradition, ses méthodes artisanales, sa recette de l’orgeat à l’amande amère. C’est à son tour de me faire des confidences, de raconter comment, avant la révolution, il était convié au palais présidentiel où il devait œuvrer sous la surveillance des mitraillettes : « Imbécile, disait-il au soldat qui le guettait, baisse le canon. Si je voulais tuer ton président, il me suffirait d’ajouter un simple ingrédient à la pâte. »
— Plutôt que d’empoisonner le président, dis-je, vous auriez mieux fait d’empoisonner sa femme.
Mais suggestion le réjouit. Cet homme, bon comme le pain, me serre la main chaleureusement, les yeux pétillant de malice. Et surtout, il refuse désormais de me faire payer les chnèques.

Le bonhomme a beaucoup bourlingué. Il se rappelle que, de retour en Pologne, où il avait séjourné un ou deux ans, il avait usé de la même méthode que moi pour retrouver son chemin. Il avait simplement fouillé dans un de ses rêves familiers et suivi ses propres pas.

2011-10-09

Plumard

(Dessins de Renaud Bouret)

On dit souvent que l’anglais possède un vocabulaire plus riche que le français lorsqu’il s’agit de décrire la réalité concrète. Et on cite, immanquablement, les multiples façons de dire « ça brille » : glitter, glimmer, glisten, sparkle, etc. Disons tout simplement que l’anglais possède un vocabulaire varié sur le thème de la lumière.

Essayons maintenant de traduire en anglais les expressions : « bêta, niaiseux, triple buse, demeuré, lourdaud, gourde, crétin, tronche d’ail, tête de nœud, roi des cons, etc. ». Le français arrive au moins à égalité avec l’anglais. Quant au japonais et au chinois, il font alors piètre figure. En lisant un manga en version originale, on s’aperçoit que les insultes se résument presque toutes à baka (idiot) ou ahō (crétin). En chinois, on ne trouve guère plus d’une demi-douzaine de variantes du mot « idiot », là où le français en compte une bonne trentaine. Et quand il s’agit de parler des plaisirs du plumard ou de la table, le gaulois, pardon, le français bat non seulement l’anglais à plate couture, mais il laisse le japonais et le chinois sur le carreau.

Cherchons le verbe se gaver dans le Larousse français-chinois. On y trouvera chī hěn duō, qui signifie, tout simplement « manger beaucoup ». Le verbe « s’empiffrer » est traduit par dà chī qui veut dire « manger grandement ». Tout ça ne fait pas très « goinfre ». Cela dit, la « langue de Mao » possède indéniablement un très vaste vocabulaire technique et littéraire. Il n’y a qu’à peser un bon dictionnaire chinois pour s’en convaincre.

On trouvera probablement des explications historiques et sociales à ce phénomène, mais concentrons-nous ici sur les contraintes phonétiques. La marge de manœuvre phonétique des mots chinois et japonais est beaucoup plus restreinte que celle des mots français. Le chinois est limité à quelques 400 syllabes préfabriquées, et le japonais n’a droit qu’à une succession de consonnes et de voyelles (ou de diphtongues). Les mots plumard, pieu, pageot, pucier et paddock, qui commencent d’ailleurs tous par un « P », ont chacun leur résonnance bien distincte, du moins pour une oreille française. En chinois, le mot plumard serait par contre imprononçable : la première syllabe commence par deux consonnes (le maximum permis est d’une seule consonne) et la seconde syllabe se termine par un « R » (« N » et « NG » sont les seules consonnes admises en fin de syllabe). En japonais, plumard se prononcerait « purumaru », mot qui, s’il existait, ressemblerait à n’importe quel banal mot japonais.

Dans le dictionnaire français-chinois de l’argot, le mot « plumard » est traduit par chu­áng, mot qui signifie tout bêtement « lit » et qui possède une ribambelle d’homophones ou de quasi-homophones (chuáng : bannière; chuǎng : se précipiter; chuàng : établir; chuāng : blessure; chuāng : fenêtre…). « Grimper au plumard » se traduit par un prosaïque shàng chuáng, mot à mot « monter sur le lit »… probablement pour y dormir.