2020-07-17

Préjugés mathématiques : penser « hors de la boîte »

Musée de la Nature du Canada (2017)

« Une sauterelle peut faire un bond égal à 20 fois sa propre taille. Une fourmi peut soulever un fardeau 50 fois plus lourd qu’elle. En hiver, un moineau mange par jour l’équivalent de son propre poids. »

Oh merveille!

C’est ce qu’on appelle « penser dans la boîte ».

Penser dans la boîte, c’est croire que la nature se plie à nos intuitions, plutôt que de se dévoiler grâce à nos raisonnements.

« Un jour, la terre ne sera plus habitable, à cause de la consommation excessive d’énergie fossile par les hommes. Il faudra songer à émigrer sur une autre planète. »

Bigre!

C’est aussi ce qu’on appelle « penser dans la boîte ».

Penser dans la boîte, c’est voir les solutions aux problèmes comme des itinéraires balisés, comme des jeux de piste : « Avance de cent pas; tourne à gauche; prends la troisième à droite… » Les gens qui découvrent des solutions originales raisonnent de façon diamétralement opposée : ils examinent le problème sous divers angles, survolent en pensée le terrain à parcourir, déterminent le meilleur chemin pour passer du point de départ au point d’arrivée, et, tout au long de leur parcours, situent leur position sur leur carte mentale.

Dans le cas des migrations interplanétaires, la première question qu’il faut se poser est la suivante : En supposant qu’il existe une planète habitable à proximité, comment y transporter quelques milliards d’homo sapiens en détresse? Plus précisément : Combien de véhicules? Combien d’énergie pour arracher ces véhicules à l’attraction terrestre? Combien de temps pour le voyage? Combien de nourriture à emporter? Devra-t-on envisager des navettes entre le point de départ et la destination?

Quelques calculs élémentaires démontrent rapidement que chaque passager consommerait, pour le simple décollage, plus de carburant que dans sa vie entière. Sachant que, toujours à cause de la loi de la gravité, chaque vaisseau spatial ne pourrait dépasser un certain poids, et contiendrait seulement, en étant optimiste, quelques dizaines de passagers, il faudra songer à de nombreux aller-retour entre la terre et la planète promise : six mois, un an, dix ans entre chaque voyage? Même avec un million de fusées, il faudrait probablement plusieurs millénaires pour transporter un milliard de terriens, et mille fois les réserves en pétrole disponibles. Patience… et merci pour l’empreinte carbone!

Dans les deux cas précédents, sauterelle ou vaisseau spatial, on a raisonné comme un scout dans un jeu de piste. Et on a oublié la variable essentielle, qui est la loi de la gravité.

 
Nuit blanche sur la banquise

À l’ère du coronavirus, on songe à rouvrir les cinéparcs, qui offraient autrefois des « programmes doubles » dans la douceur des nuits d’été. Ces braves journalistes d’aujourd’hui, avec leur ignorance ostentatoire de l’histoire et de la géographie, entreprennent de savants calculs, dans leur émission de radio quotidienne. Habitués à la vie nocturne en plein air sur les terrasses d’un quartier branché, ils savent qu’en juin, la nuit d’été ne tombe pas avant 21 heures. Si leurs ancêtres, dans les années soixante, se tapaient deux films, plus les entractes, ils ne devaient pas pouvoir se coucher avant une ou deux heures du matin, se lamentent nos experts. C’est ce qu’on appelle « penser dans la boîte ».

Penser dans la boîte, c’est croire, comme la tortue dans le puits, que l’univers a été créé à l’image de nos faibles connaissances. C’est croire que la terre tourne autour de notre nombril. Nous avons tous une propension naturelle à penser dans la boîte, ainsi est fait le cerveau humain. Il ne tient qu’à nous de nous affranchir des fausses vérités.

Simple considération géographique : Où se situaient les cinéparcs dans leur âge d’or? Sur la rue Saint-Denis de Montréal? Dans le Vieux-Québec? Non, plus au sud, beaucoup plus au sud même, pour la plupart. En Californie, par exemple! Or, toute personne qui n’est pas totalement ignare sait que, l’été, le soleil se couche plus tard dans les villes nordiques que vers les tropiques, et même, parfois, il ne se couche jamais. Le phénomène n’avait d’ailleurs pas échappé aux Romains et aux anciens Chinois.

Simple considération historique : De quand date l’heure d’été en Amérique du Nord? D’avant ou après l’âge d’or des cinéparcs? Dans quelles circonstances cette heure d’été a-t-elle été instaurée? Pour se poser ces questions essentielles, il faut sortir de sa boîte. Il faut accepter le fait que le monde d’autrefois n’a pas été créé à l’image du monde d’aujourd’hui. Il faut comprendre que ce qui est vérité en deçà des Pyrénées est parfois mensonge au-delà.

Celui qui pense hors de la boîte réfléchit spontanément sur le « où » et le « quand ». Nul besoin, alors, de calculs savants pour comprendre que, dans la Californie des années soixante, le soleil se couchait vers les 19 heures. Le premier film était sans doute projeté dès 20 heures, et le second se terminait avant minuit.

 
Musée de la Nature du Canada (2017)

Il est temps de revenir à nos fourmis et à nos sauterelles :
« Une sauterelle peut faire un bond égal à 20 fois sa propre taille. Une fourmi peut soulever un fardeau 50 fois plus lourd qu’elle. En hiver, un moineau mange par jour l’équivalent de son propre poids. »

Ces soi-disant prodiges de la nature ne sont que le résultat d’une intuition trompeuse, d’une fâcheuse confusion entre les longueurs, les surfaces et les volumes.

Voici plutôt comment penser « hors de la boîte ». Puisqu’il est ici question de nombres et de rapports, commençons par quelques observations quantitatives. Les animaux les plus gros (dinosaures, éléphants) possèdent des pattes très larges par rapport à leur corps. Les animaux les plus légers (souris, moineaux, fourmis) possèdent par contre les pattes grêles, pour ne pas dire filiformes. Dans un même ordre d’idées, les temples égyptiens sont supportés par des colonnes plus massives que les temples grecs. En fait, il nous sera facile de démontrer qu’une bâtisse (ou une bête) qui serait 2 fois plus haute qu’un autre doive s’appuyer sur des colonnes 4 fois plus larges. Par ailleurs, si on lâche une fourmi d’une hauteur de un mètre (cent fois sa taille), il y a de bonnes chances qu’elle retombe sans mal sur ses pattes. Un éléphant lâché d’une hauteur de 3 mètres (une fois sa taille) ne s’en tirerait pas à si bon compte. Les jambes, comme les colonnes, doivent être proportionnées au poids du sujet. Un temple qui serait deux fois plus lourd qu’un autre devrait tout naturellement s’appuyer sur des colonnes dont la base est deux fois plus étendue.

Sur la planète Terre, la fourmi et l’éléphant sont soumis à la même gravité. S’il y avait des éléphants sur la Lune, ils pourraient sans doute sauter du deuxième étage d’un immeuble sans trop de mal. S’il y avait des fourmis sur Jupiter, elles se casseraient souvent les pattes. Même si la chose paraît tout à fait contre-intuitive, les planètes les plus petites sont les mieux adaptées aux animaux les plus gros.

Il suffit d’un simple petit calcul pour comprendre ce curieux phénomène. Un temple qui serait 2 fois plus haut que son frère jumeau aurait un volume 8 fois plus important (Volume = 2 × 2 × 2 = 8). La base de ses colonnes serait seulement quatre fois plus étendue (Surface = 2 × 2 = 4). Le temple s’écroulerait sous son propre poids… à moins d’être soutenu par des pattes plus épaisses.

Plus on est petit, moins on est sujet à la gravité, et ce de façon plus que proportionnelle. Un homme qui mesurerait 18 centimètres serait en même temps 10 fois moins grand et 1000 fois moins lourd que son confrère d’un mètre quatre-vingt. Il y a fort à parier qu’un tel schtroumpf puisse faire des bonds prodigieux et soulever sans peine une demi-douzaine de ses congénères. D’un autre côté, l’homme d’un mètre quatre-vingt possède une surface de peau 100 fois plus grande que le schtroumpf, pour une masse corporelle 1000 fois plus élevée. La perte de chaleur d’un corps d’homme sera donc bien moindre que celle d’un corps de schtroumpf (de l’ordre de 1000/100 = 10 fois moins). Notre schtroumpf, comme le moineau et la souris, devrait compenser cette fuite d’énergie excessive en mangeant davantage. Il ne serait pas étonnant, quand la bise sera venue, de voir le schtroumpf dévorer chaque jour l’équivalent de son propre poids.

En fin de compte, ceux qui demeurent béats d’admiration devant les performances des sauterelles, des fourmis et des moineaux se sont laissés berner par leur intuition. Ils ont négligé de penser « hors de la boîte ». L’erreur est humaine, ici plus que jamais, mais perseverare diabolicum.

(En passant, merci à nos maîtres mathématiciens du Québec des années 1970, qui nous ont habilement ouvert la boîte!)