2009-10-27

Une tragique erreur de calcul

Nota : La scène suivante est purement imaginaire.

Partant du principe néobureaucratique qui veut que la fonction fasse la compétence, et non l’inverse, on a confié à un petit boss la responsabilité d’un vaste réaménagement de locaux. Quelques dizaines de boîtes d’archives, bien solides, sont empilées les unes sur les autres, formant un cube d’environ un mètre d’arête. Il est huit heures du matin, et le petit boss prodigue ses conseils aux étudiants que l’auguste institution a embauchés pour les vacances, afin de reclasser l’ensemble des documents.

Un bureaucrate productif a peu de chance de survivre dans son milieu naturel. (Charles Robert Lamarck de Coulaincourt)

Depuis Lamarck, on sait que les organismes vivants, qu’ils soient plantes, animaux ou bureaucraties, finissent par évoluer, et depuis Darwin, on connaît même le mécanisme de cette évolution. La seule différence entre ces trois règnes du vivant est que, dans la bureaucratie, système plombé par une entropie excessive, l’évolution se déroule à l’envers : la lutte pour la survie fait en sorte que le singe descend de l’homme, et non le contraire. Le propre des bureaucraties, c’est en effet d’évoluer vers l’improductivité. Tout d’abord, un bureaucrate n’osera jamais embaucher un subalterne plus compétent que lui. D’où le principe, dûment confirmé par l’expérience, que chaque génération de petit boss fait montre d’une productivité de niveau inférieur ou égal à celui de la précédente. Et si, par accident, le sous-fifre était plus intelligent que le fifre, le premier serait vite conditionné à s'aligner sur le plus petit commun dénominateur (PPCD), sous peine de disparaître. On peut regretter cette décadence inexorable, mais il est impossible de l’éviter. C’est ce que Darwin appelle la sélection naturelle.


Un petit boss qui vient de rencontrer le grand boss.

Avant d’aller plus loin dans notre démarche scientifique, il est indispensable de bien définir l’improductivité. Puisque nous étudions la bureaucratie, le raisonnement par l’absurde nous paraît en effet approprié pour cerner correctement le concept. Être productif, c’est produire plus avec autant de ressources, ou c’est produire autant avec moins de ressources. Et l’improductivité, c’est l’inverse. Il y a donc deux sortes de bureaucrates improductifs. D’une part, il y a ceux qui entrecoupent leurs activités de nombreuses pauses, et qui saisissent la moindre occasion pour arriver tard et partir tôt : c’est ainsi qu’ils parviennent à diminuer leur production quotidienne (petit boss de type I). D’autre part, il y a les bureaucrates qui s’agitent dès l’aurore et ne quittent le chantier qu’à la nuit tombée (petit boss de type II). Ceux-là comptent sur leur totale incompétence pour atteindre une improductivité systémique. Étant donné qu’ils ne produisent jamais rien, et qu’ils nuisent plutôt au travail des autres, leur productivité, soit le produit divisé par le travail, ne peut qu’être nulle ou négative, quel que soit le nombre d’heures qu’ils consacrent à leurs responsabilités. Quand le numérateur est égal à zéro, il est clair que le résultat d’une fraction est aussi égal à zéro, peu importe la valeur du dénominateur.

Le petit boss que nous avons croisé ce matin appartient à cette seconde catégorie. Il est matinal, agité, il fait penser au pigeon de la fable se plaignant de la résistance de l’air, qui freine sa course. Le petit boss de type II prend son envol virtuel en tourbillonnant dans le vide.

Cinq heures ont sonné. Les jeunes manœuvres viennent justement de classer le dernier dossier. Le petit boss en déduit qu’il faut une journée de travail pour ranger une pile de boîtes ayant la taille d’un cube d’un mètre de côté.


Un autre petit boss qui vient de rencontrer le grand boss.

Le lendemain, les déménageurs ont laissé dans le local les dernières boîtes à classer. Cette fois, le cube est plus volumineux. Il fait environ deux mètres d’arête au lieu d'un. Alors que les étudiants, encore ensommeillés, entreprennent leur classement, le petit boss, pimpant, vient les apostropher. « Qu’est-ce que vous fabriquez? C’est inutile. J’ai d’autres tâches pour vous. Il nous reste encore une autre semaine pour tout terminer avant la rentrée. Vous classerez ça la semaine prochaine, on aura bien le temps. » Les étudiants s’arrêtent, sans mot dire, et se dirigent, en troupeau, vers le nouveau lieu de travail qui vient de leur être assigné. « Comme tu voudras, c’est toi le petit boss », se disent-ils tout bas.

Le soir, je croise un des étudiants sur la terrasse d’un café, qu’il ne quittera que fort tard. Après tout, c’est l’été. Au fil de la conversation, il me confie ses doutes sur la tâche qu’il devra accomplir la semaine prochaine. « Nous avons rangé le premier cube de documents en une journée. Le boss pense que ça prendra deux jours pour ranger le second cube, qui est deux fois plus gros. Il nous fera faire ça jeudi et vendredi prochain. Mais moi, j’ai peur que ce soit trop juste. Je ne sais pas pourquoi, mais il me semble que ça prendra au moins trois jours sinon quatre pour tout faire. » Belle intuition, mais j’irais encore plus loin : « D’après moi, lui fais-je remarquer, ça vous prendra huit jours, et vous n’aurez jamais fini à temps à moins de vous mettre à l’ouvrage dès demain matin. Ton cube n’est pas deux fois plus gros, il est huit fois plus gros. »

Il nous faut maintenant toucher deux mots d’un certain Reichelt, dont l’audace n’avait d’égale que son ignorance des lois élémentaires de la géométrie, et qui en est mort, un jour de 1912. S’il eut survécu, il aurait fait un petit boss postmoderne tout à fait convenable.

Reichtel s’était construit des ailes qui le faisaient ressembler à la fois à un corbeau, à une chauve-souris et à un polatouche, et il comptait, à l’aide de cette machine, atterrir dans le Champ de Mars, après avoir plongé depuis la Tour Eiffel. La légende veut que cet homme oiseau fût victime d’un arrêt cardiaque au cours de son vol, mais ce qui est certain, c’est qu’il s’écrasa au sol.

Et la raison en est évidente. Supposons que Reichtel soit dix fois plus grand qu’un polatouche. Cela signifie que ses ailes, qui se mesurent au carré comme toute surface, couvrent un espace cent fois plus grand que les ailes du polatouche. Mais cela implique également que Reichtel ait un volume mille fois plus grand que celui du polatouche, soit dix au cube, et qu’il pèse donc mille fois plus lourd que celui-ci. Une surface d’ailes cent fois plus grande pour supporter un corps mille fois plus lourd? Comment peut-on espérer défier les lois de la gravité avec une telle disproportion? Monsieur Reichtel est mort d’une erreur de calcul.

Mais les petits boss ne meurent jamais de leurs erreurs. Au pire, ils restent petits boss. Au mieux, ils sont promus au grade de moyen boss.

Jeudi. Il reste deux jours avant la rentrée. Les étudiants commencent le classement du cube de deux mètres d’arête et de huit mètres cubes de volume. Peu avant dix-sept heures, le petit boss s’amène, tout imbu de sa fatuité. Mais son sourire se crispe soudain quand il aperçoit la pile de boîtes à peine entamée. Le petit boss apostrophe les pauvres petits ouvriers. « On n’aura jamais fini à temps! Demain, vous ferez mieux de vous appliquer un peu! »

Mais le lendemain, le travail ne sera pas fini. Ni le lundi suivant, ni même une semaine plus tard. Selon le petit boss, on n’a plus les ouvriers qu’on avait. Le moyen boss et le grand boss (qui sont, d'après la loi de l'évolution des espèces, d’anciens petits boss) abondent dans le même sens. On n’embauchera plus ces étudiants, qui profitent honteusement du système.

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