2011-12-06

La flèche du temps

« (…) Une équipe de l’université d’Aberdeen (Écosse) a mené une étude en laboratoire pour mesurer ce lien entre temps et mouvement. (…) Quand l’individu s’imagine dans le futur, le léger balancement [du corps] va plutôt vers l’avant. (…) Cela correspond parfaitement à la métaphore courante qui nous fait placer l’avenir à l’avant et le passé à l’arrière sur la flèche du temps. Cette recherche suggère que notre représentation du temps n’est pas indépendante de celle de l’espace. » (Sciences Humaines, Avril 2010, N° 214)

Y a-t-il vraiment de quoi s’extasier d’emblée devant de telles découvertes?

Les diverses langues parlées par les êtres humains n’influencent-elles pas leur conception du temps? Les métaphores qui lient espace et temps sont-elles les mêmes chez tous les peuples? La flèche du temps pointe-t-elle toujours dans la même direction, que l’on soit à l’université d’Aberdeen, à la Sorbonne, à Běidà ou à Tōdai? Peut-on étudier la façon de penser de l’être humain sans tenir compte des langues, support de cette même pensée? Les psychologues confondraient-ils l’Homo sapiens sapiens avec l’Homo anglo saxonis?

Deux éminents psychologues-chercheurs de la célèbre université de Trifouilly-the-Geese (photo prise lors d’un congé sabatique)

Commençons par tenter de définir ce qu’est une flèche (quant au concept de temps, nous le laissons entre les mains de gens plus intelligents que nous). Disons qu’une flèche, c’est une droite orientée, située dans l’espace, bref, c’est un vecteur de longueur indéterminée.

Mais où est donc située l’origine du système de coordonnées dans lequel est inscrite cette flèche du temps? Et quelle est son orientation? Quand je regarde la lune, puis-je affirmer qu’elle se trouve devant la terre? Et quand je ne suis pas là, est-elle encore devant la terre?

Bien sûr, l’être humain est assez intelligent pour placer virtuellement ses yeux en n’importe quel lieu, et on l’entendra dire, par exemple : « derrière chez ma tante » ou « devant ma fenêtre ».

Pour déblayer le terrain, commençons par examiner les mots de la langue française reliés à l’espace. Le devant peut-être défini comme « ce qui se trouve dans la ligne de mire des yeux », et le derrière comme « ce qui se trouve vis-à-vis de “l’organe” du même nom ». Voilà pour l’origine et l’orientation du vecteur. Ces deux marqueurs de l’espace servent tout naturellement, du moins en apparence, de métaphore pour marquer le temps : « on a la vie devant soi, et notre jeunesse est derrière nous ». En somme, le mot devant correspondrait à l’avenir et le mot derrière au passé.

EspaceDevantDerrière
TempsAprès (Avenir)Avant (Passé)

Cette asymétrie entre les mots devant et avant n’est-elle pas déjà un peu étrange? D’ailleurs, le mot français devant a d’abord signifié de-avant, c’est-à-dire auparavant. Le mot avant est lui-même issu de ante, dont le sens, évident pour tous, est d’abord temporel : la flèche de l’espace française serait-elle, paradoxalement, une métaphore de la flèche du temps?

Il faut donc le reconnaître, le mot devant, comme le mot avant, a d’abord correspondu au passé et non à l’avenir. Dans la phrase « Les premiers vinrent avant, les derniers viendront derrière », le mot avant n’est-il pas associé au passé et le mot derrière au futur, contrairement à la description faite de la flèche du temps, dans l’article de Sciences Humaines?

En japonais, il existe un mot double, qui possède deux prononciations différentes mais une seule et même graphie : sous la forme ushiro, il signifie « derrière » (dans l’espace); sous la forme ato, il signifie « après » (dans le temps). Là encore, la métaphore du temps ne sait plus où donner de la flèche. Le caractère chinois original correspondant possède également les deux sens, mais cette fois il s’agit d’un mot unique, qui se prononce hòu. Ce mot signifie tantôt « derrière » (dans hòumian), tantôt « après » (dans hòutiān : après-demain). Le derrière spatial et l’avenir temporel se confondent encore une fois, contrairement à ce qu’ont découvert nos brillants psychologues d’Aberdeen.

Certes, quand je marche droit devant, j’ai l’impression que le temps coïncide avec le sens de mes pas, mais n’est-ce pas une évidence? Mes pas se succèdent nécessairement dans le temps. La meilleure façon de marcher, comme le dit malicieusement la chanson, c’est de mettre un pied devant l’autre et de recommencer. La flèche de l’espace et la flèche du temps ne peuvent alors que se confondre. Ce n’est pas une découverte psychologique, c’est une tautologie, connue de tous les scouts et de tous les bidasses du XXe siècle.

Au fait, que se passe-t-il quand je retourne sur mes pas? Ai-je encore l’impression d’aller de l’avant?

Examinons maintenant l’antonyme du mot signifiant « derrière » en japonais et en chinois). Il s’agit encore d’un caractère commun aux deux langues, qui se prononce mae / sen en japonais et qián en chinois, et qui signifie « devant ». Là encore ces marqueurs de l’espace servent à indiquer le temps, ici le passé… du moins en général. En japonais, senshū signifie « la semaine dernière » (littéralement : « devant-semaine ») et en chinois, qiántiān signifie « avant-hier » (littéralement : « devant-jour »).

En réalité, il faut bien l’admettre, il existe chez les peuples plusieurs métaphores du temps fondées sur l’espace. Ainsi, si on considère que la vie est une longue route à parcourir, on a manifestement l’avenir devant soi. C’est vrai en français comme en chinois. L’expression chinoise qián chēng wàn lǐ, mot à mot « devant [moi] un chemin de 10 000 lieues » signifie, comme on s’en doute, « brillant avenir ». Le mot chinois qián peut donc indiquer aussi bien l’avenir que le passé.

Le temps s’en va, le temps s’en va Madame ; Las ! le temps, non, mais nous nous en allons. (Ronsard)

Coulez, coulez pour eux ; Prenez avec leurs jours les soins qui les dévorent… (Lamartine)

On peut aussi considérer que c’est le temps qui bouge, et non l’homme. Ce dernier, debout (sur un quelconque rocher) au milieu d’un long fleuve, regarde vers l’aval. Les évènements de sa vie flottent sur la surface de l’eau, en descendant le courant, dépassent le promeneur, et s’éloignent bientôt vers l’horizon. Selon cette conception du temps, le passé se trouve devant l’homme, tandis que son avenir est encore derrière lui, en amont. C’est ainsi qu’il faut comprendre le mot qiántiān (avant-hier) en chinois.

Le français garde un peu de cette ambiguïté sur la façon d’envisager le temps, puisque le mot avant, proche parent de devant, peut être utilisé à la fois pour indiquer le passé (« avant-hier ») et l’avenir (« il faut aller de l’avant »).

Décidément, certains chercheurs, dûment subventionnés, aiment bien enfoncer des portes ouvertes, à grands coups d’expériences scientifiques qui se terminent par des articles dans lesquels les mots anglais sont souvent confondus avec des concepts universels. Pour y voir plus clair, il faudrait d’abord comprendre ce qu’est le temps et ce qu’est la flèche. Vaste programme.

En attendant, il serait intéressant de poursuivre l’expérience sur des crabes. Que signifie pour eux l’expression « aller de l’avant »? Et quelle métaphore utilisent-ils pour se représenter le temps qui passe?