2010-08-21

La complication volontaire

Pour John Dvorak, éditorialiste à PC Magazine, la vocation naturelle du iPad est de se retrouver rapidement au fond du garde-robe. Mais, pour en consoler les propriétaires, on a fait de cet objet inutile un objet de culte. Les inévitables articles à propos des « Dix ou des Cent meilleures applications pour votre iPad », applications qui sont toutes aussi futiles les unes que les autres, n’ont d’autre but que de consoler les fidèles, et, par le fait même, d'augmenter le tirage des cyberjournaux à potins. (Stop the Apple iPad Fanboy Articles, PC Magazine, 29 juin 2010)

Il va de soi qu’une telle provocation de Monsieur Dvorak suscite des réactions indignées parmi les disciples d’Apple. Un certain Qoqo souligne que :
« (...) The iPad's utility, at least for me, is the sum of its parts. It becomes whatever app it's running. On the road, it's a GPS. In bed, it's a Kindle. In the kitchen, it's a cookbook. In the supermarket, it's the shopping list derived from the cookbook. In a spare moment, it's one of many games. It remotely controls the speakers in every room of my house, and selects what tunes they are playing. It's an eye chart that let's (sic) me know when it's time for new glasses. It doesn't brew beer though. Oh well. At least this iPad user is able to acknowledge its faults. »

(Traduction : « Selon moi, l’utilité du iPad réside dans la somme de ses parties. Ce sont les programmes qu’il exécute qui font le iPad. Sur la route, c’est un système de géolocalisation. Au lit, c’est un livre numérique. Dans la cuisine, c’est un livre de recettes. Au supermarché, c’est une liste d’épicerie synchronisée avec le livre de recettes. Dans les moments de loisir, c’est une panoplie de jeux. Le iPad contrôle à distance tous les haut-parleurs de ma maison, et choisit les chansons qu’ils diffusent. Il se transforme en tableau d’examen de la vue pour me signaler le moment où je dois changer de lunettes. Il est vrai qu’il ne brasse pas de bière. Mais que voulez-vous? Au moins, l’utilisateur que je suis accepte de reconnaître les limites de son iPad. »)

Comment expliquer une telle ferveur pour un objet qui, en somme, résout des problèmes qui paraissaient naguère superficiels, voire inexistants? Entre un système de son et rien du tout, il y a une énorme marge. Pouvoir écouter un concert chez soi, ça relève presque du miracle : le système de son a une utilité marginale élevée. Par contre, quand il s’agit d’ajuster ses haut-parleurs avec une télécommande plutôt que de le faire avec ses propres pattes, la différence est minime : l’utilité marginale est faible.

Dans une société d’abondance matérielle et de disette culturelle, le gadget est devenu une fin en soi. Et cela est d’autant plus vrai que l’utilité marginale du truc-chose est proche de zéro. C’est le syndrome de la bouteille d’eau. Le simple marcheur ne se déplace plus sans sa petite gourde, à laquelle il se sustente toutes les cinq minutes, oubliant qu’il possède un réservoir naturel et gratuit, son estomac. Il est devenu impossible de patiner ou de pédaler en paix sans se heurter à ces maniaques du bidon, qui s’arrêtent à tout bout de champ, en plein milieu de la piste, pour téter au goulot.

À quoi peut bien servir une liste d’épicerie synchronisée avec le livre de recettes? Comment fait-on marcher ce machin? Quelles sont les procédures de migration à effectuer quand on change de iBidule? Un cuistot digne de ce nom préfèrera se promener sur le marché, avec quelques projets en tête, et choisira ses ingrédients au gré des saisons. À moins de souffrir d’un handicap intellectuel sévère, il préfèrera son iCerveau à son iPad.

Au fait, à quoi sert le supermarché? À se procurer de la nourriture. Pour tout être humain, il existe une différence considérable entre un pain et pas de pain. À côté de ce problème fondamental, le fait que la liste d’épicerie soit stockée dans un cerveau, sur un calepin ou sur un iPad paraît bien insignifiant. Mais quand tout le monde se sera greffé un iPad quelque part, les chercheurs s'attèleront à satisfaire des besoins encore plus insignifiants. Qui sait, on verra peut-être une liste d’épicerie affichant automatiquement, en face du mot aubergine, la photo en 3-D d’une aubergine en chair et en os. Waoh! On aura oublié que, sur les marchés de Babylone, de Thèbes et de Carthage, les plus humbles des chalands voyaient déjà les aubergines en trois dimensions, à l’aide d’un gadget gratuit nommé paire d’yeux. Même lorsque l’utilité marginale tend vers zéro, il y aura toujours un conquistador de la modernité pour rêver de la diminuer davantage.

Cette fresque, découverte près de la tombe du frère de Ramsès II et représentant une scène typique du marché aux aubergines à l’époque de la XXIe dynastie prouve l’existence de la 3-D dès le deuxième millénaire avant notre ère. Notons que le scribe a commis une faute d'orthographe, puisque le verbe « regarder » s’écrivait normalement avec deux yeux, jusqu'à la réforme de la XXIVe dynastie. (Dessins de Champollion)

Que dire de ces haut-parleurs automatiques dans les six pièces de la maison, elle-même occupée par deux personnes en moyenne? Autrefois, c’était l’inverse : deux pièces, six personnes… et un seul électrophone. Et, par-dessus le marché, il fallait se lever pour changer les disques. Simple détail pour un mélomane, quand la véritable question était de pouvoir ou non écouter un air de Rossini (ou d’Enrico Macias). Aujourd’hui, grâce à son iMachin, Monsieur Qoqo peut contrôler à distance une douzaine de haut-parleurs jouant du boum-boum (« Who's that there guy Rossini, anyway? »).

« Ami iPadophile, il est temps de t’acheter des nouvelles lunettes. », proclamera le iPad dans ses haut-parleurs stéréo. N’est-ce pas là l’application la plus fascinante de ce iTruc? Tellement fascinante qu’un homme sensé n’y aurait jamais pensé. Un être primitif (du XXe siècle) se serait dit « Voici arrivé le moment de mon rendez-vous annuel chez l’oculiste » ou  « Il me semble que ma vue a baissé, je devrais consulter un spécialiste ». L’utilité d’une paire de lunettes était alors évidente (ça valait toujours mieux que de se cogner toute sa vie aux lampadaires, en s’excusant d’un « Pardon Madame »). En comparaison de l’invention de la lentille en verre par les Vénitiens, à combien se monte l’utilité du programme de test d’acuité visuelle sur iChose?

Les maniaques des iGadgets seraient-ils des rétrogrades qui s’ignorent? Plus la technologie se perfectionne, plus l’interface doit singer le monde primitif. Les livres électroniques sont rangés sur l’écran dans une imitation de bibliothèque en métal imitant le plaqué imitant le bois. Leurs pages se tournent avec le doigt, comme une page de livre, dans un bruit de papier froissé synthétisé à 192 kbits/s. Prochaine percée technologique (™ en instance), un bruiteur de tournage de pages électronique adapté au mouvement du pouce sur l’écran tactile. Jouissance cybernétique garantie. D’autant plus que Monsieur Qoqo avoue qu’il couche déjà avec son iPad.

« Mon BaïPad et moi »
Dessin de Rié Mochizuki