2018-10-07

Les voleurs de bicyclette de Suzhou

Rien ne vaut un bon repas en ville, le dimanche entre copains. C’est d’ailleurs un plaisir que les gens oisifs et fortunés ne peuvent s’offrir, car, pour eux, c’est tous les jours dimanche. La réussite financière s’accompagne ainsi de toutes sortes de désagréments.

Ils étaient donc trois copains, à peine sortis de l’Université de Suzhou, où ils avaient usé les mêmes bancs, glacés en hiver et brûlants à l’approche de l’été. Ils avaient aussi fréquenté la même cantine étudiante, véritable musée vivant de tout ce que la cuisine chinoise a de moins appétissant à offrir.

Ah, les sublimes restaurants du quartier de Guanqianjie, en plein cœur du vieux Suzhou, ça, c’est une autre paire de manches! On y sert, dans de minuscules assiettes, ce qu’on appelle les « petites bouchées », un arc-en-ciel de couleurs, de formes et de saveurs. C’est là que nous retrouvons nos trois compères.

Le repas, précédé d’une savante négociation entre convives, s’amorce dans le recueillement. Seules les baguettes parlent. On ne s’interrompt que pour trinquer, car on a aussi fait monter quelques grandes bouteilles de bière glacée. Bientôt, les soucoupes vides s’empilent par douzaines sur la table, les langues se délient, les toasts se multiplient et la conversation s’anime. On est heureux parce que ce n’est pas tous les jours dimanche, et aussi parce qu’on se retrouve entre amis, de vrais amis, de ceux avec qui on a eu le bonheur de partager les joies et les peines.

Si on prête un peu l’oreille, on aura la surprise d’entendre soudain la conversation se dérouler en français, que nos trois compères ont étudié ensemble à l’université. En ce moment, ils travaillent pour la même agence de voyages de Suzhou, ville qu’on surnomme parfois la Venise chinoise. Il est vrai qu’à l’époque où se passe notre histoire, c’est-à-dire avant la construction de tous ces réseaux d’autoroutes qui commenceront à sillonner la vallée du Yangze à partir de l’an 2000, les principaux canaux de Suzhou sont encore encombrés par des myriades de péniches couleur de suie, fumantes, bruyantes, pétaradantes, remplies à ras bord. Le peuple millénaire des bateliers ne sait pas encore que sa race va bientôt s’éteindre sous l’effet d’un cataclysme appelé « programme d’investissement dans les infrastructures publiques », une véritable météorite à retardement, qui s’apprête à effacer de la surface de la Terre, et jusque dans les mémoires, des siècles et des siècles d’histoire.

Les anciens poètes ont souvent chanté les eaux « émeraude » des canaux de Suzhou, et bon nombre d’histoires de la littérature classique ont pour théâtre quelque porte célèbre de cette ville. Quatre portes terrestres et autant de portes fluviales, il y en avait huit en tout, qui perçaient les antiques murailles. Souvent, ces histoires classiques commençaient par un petit drame sur les quais : un jeune bachelier en promenade dans son habit du dimanche, une péniche richement décorée qui vient d’appareiller, et voilà que le garçon aperçoit soudain, sur le pont, une ravissante damoiselle aux yeux tristes, dont il tombe amoureux sur-le-champ. Mais la péniche s’éloigne déjà. Qu’importe, le lecteur ne reposera plus son livre avant de retrouver les jeunes amants enfin réunis et d’avoir partagé toutes leurs angoisses.

Les histoires antiques commencent souvent dans les lieux propices à la rencontre entre purs étrangers, et la nôtre ne fera pas exception. Autrefois, la célèbre porte de Changmen. Aujourd’hui, la plus prosaïque rue du canal de Líndùnjiē, avec laquelle nous allons bientôt faire connaissance.

Mais revenons aux agapes de ce dimanche après-midi. Après un tel festin, rien ne vaut une bonne promenade en plein air. Nos trois compères francophiles regagnent leurs chambres, situées dans la rue des Catalpas, ou dans une ruelle environnante, à une demi-heure de marche du centre-ville. Jean-le-binocleux, Zhang de son vrai nom, mène la marche. Si jamais une jolie fille se présentait, il veut au moins être le premier à l’apercevoir, avant de se la faire faucher par le grand Joe (officiellement « Zhou »). Quant au troisième, Louis-le-comique (alias « Liu »), il se préoccupe surtout de concevoir l’histoire drôle la plus adaptée à chaque circonstance du parcours. Disons que la conversation est constituée de deux monologues et d’un silence, ce qui n’enlève rien à sa gaîté.

Au moment où nos compères, encore un peu gris, bifurquent sur la rue des Catalpas, Jean-le-binocleux lâche un juron en français, qui ne suscite d’ailleurs pas la moindre réaction dans la foule des passants indigènes. Puis il reprend en chinois : « Les gars, on était allé en ville en bicyclette et on rentre à pied, vous trouvez ça normal, vous? » Son intervention se termine par un éclat de rire. De son côté, Louis-le-comique, impatient de retrouver ses pantoufles, a complètement perdu son proverbial sens de l’humour. Après quelques palabres, on décide de faire un saut chez Jean, dont la chambre est située à deux pas, pour y déposer les sacs et y siroter une petite tasse de thé vert, avant de retourner chercher les vélos en ville.

La Venise de la Chine

La nuit va bientôt tomber. Les ruelles du centre-ville sont maintenant presque désertes. La plupart des visiteurs du dimanche ont déjà regagné leurs pénates, les uns pour dresser le bilan de cette journée de réjouissances, les autres pour se lamenter prématurément du lundi qui s’annonce.

Jean, Joe et Louis repèrent facilement leurs trois engins, dont les silhouettes noires se découpent sur le coin d’un trottoir vide. Dire qu’à midi leurs vélos chéris étaient noyés dans une forêt de bicyclettes. En Chine, c’est tout logiquement la forêt qui cache l’arbre, et non l’inverse.

Malheureusement, les clés des cadenas sont restées dans la chambre de Jean, avec les sac à dos. Et, dans leur hâte, aucun des garçons n’a songé à les emporter. On a beau secouer les cadenas des bicyclettes, rien à faire, ils refusent de reconnaître leurs légitimes propriétaires. Ce qui fait dire à Jean-le-binocleux que les véritables propriétaires des cadenas, ce sont les clés et non les hommes.

À cette heure tardive, et avec ces pieds fourbus, pas question de se payer un nouvel aller-retour. Il ne reste plus qu’une solution : rentrer directement à la maison en portant les bicyclettes sur l’épaule. Situation navrante pour un homme seul, mais quand on est trois bons copains à se retrouver en même temps dans la panade, il est difficile de ne pas rire de ses propres malheurs.

Les trois compères descendent maintenant la rue Líndùnjiē, littéralement la « rue juste avant l’étape », qui longe un petit canal millénaire. Leurs ombres furtives glissent en silence, laissant apparaître derrière elles des lambeaux de la rambarde sculptée. On se dépêche de rentrer discrètement au bercail. Pourvu qu’on ne rencontre pas un gendarme en cours de route! Il ne croirait pas un mot de nos explications.

Or, sur le trottoir d’en face, un petit groupe de touristes étrangers remonte la rue. Ils sont une demi-douzaine de quinquagénaires au long nez, qui discutent à qui mieux mieux. Soudain, une dame du groupe s’exclame, en français : « Oh! Regardez! Des voleurs de bicyclettes chinois! »

Instinctivement, la troupe de voyageurs resserre les rangs, comme la harde de bœufs musqués qui fait corps face à la meute. Mais après un premier moment d’effroi, et compte tenu de la distance confortable qui sépare les deux trottoirs de Líndùnjiē, on se rassure. Voilà sûrement, pour ces touristes français, un événement digne de se transformer en souvenir, peut-être même le clou du voyage en Chine. Au diable le Jardin-du-fonctionnaire-maladroit et la Pagode-de-la-butte-du-tigre, ça c’est à la portée de tout le monde. Nous, on a vu d’authentiques voleurs de bicyclette chinois!

L’honneur de la Chine est en jeu. Le grand Joe, que le jeu d’ombre des rares lampadaires éclairés dans la rue Líndùnjiē transforme en véritable géant, se doit de rétablir la réputation nationale de sa patrie. Il s’arrête brusquement et se tourne vers le trottoir d’en face.
— Non, Madame! s’écrie-t-il dans son meilleur français, nous ne sommes pas des voleurs! Ce sont nos propres bicyclettes et nous avons oublié nos clés chez mon ami… Chez cet imbécile de Zhang, ajoute-t-il en Chinois et à voix basse.
— Ah! Mon Dieu! hurle la touriste, des voleurs de bicyclette chinois… qui parlent français!

Ce devrait être le signal de la débandade. Mais un Français digne de ce nom ne peut se permettre de prendre la poudre d’escampette, surtout devant ses compatriotes. On se contente de presser le pas. Les hommes allongent la jambe, les dames accélèrent le rythme de leurs talons. Le Français, cartésien, trouve d’instinct le juste compromis entre prudence et dignité.
— Mais Madame, proteste Joe, qui s’égosille en vain, nous sommes des Chinois honnêtes!

Il est déjà trop tard. Le groupe de touristes se trouve hors de portée, au fond de la nuit noire. Ces honorables étrangers ne connaîtront pas la vérité. Encore un de ces malentendus entre nations qui ne sera jamais dissipé.

(D’après une anecdote racontée par Fan Yongmei)

2018-02-07

« Peoplekind »

Les méchantes langues prétendent que Trudeau Junior ne maîtrise ni le français ni l’anglais. C’est oublier que notre Junior parle couramment la novlangue. Lorsqu’il ne trouve pas ses mots, il les invente. Ainsi a-t-il fabriqué à la volée le néologisme « peoplekind », destiné à remplacer le barbare « mankind » de ses ancêtres. Mais, au fait, d’où vient le mot « mankind »? Et, puisqu’on y est, le mot « woman » serait-il apparenté au mot « man », qui sent aujourd’hui le souffre chez les gens « éclairés »?

Mankind est un mot composé, d’origine germanique, signifiant à l’origine :« appartenant à la race humaine ».
• mankind < man (être humain) + cynn (race!) [Walter Skeat]
Trudeau Junior lui préfère le mot « people », emprunté au français. Ce mot d’origine latine désignait le plus souvent, sous César comme sous Louis XIV, la multitude des gens de basse classe.

Comme le français « homme », représentant à l’origine tout être humain, l’anglais « man » s’est par la suite dédoublé pour désigner, plus particulièrement, les êtres humains de sexe masculin.

Au fil du temps, les mots courants s’enrichissent généralement de plusieurs sens supplémentaires. Le contexte permet à toute personne normalement constituée de faire la distinction nécessaire. Quand le professeur ordonne à Toto de « prendre la porte », Toto n’arrache pas la porte pour la mettre sur son dos. De façon similaire, tout le monde comprend aisément que le mot « homme » dans les expressions « les hommes préhistoriques » ou « les dieux et les hommes » désigne l’humanité toute entière. L’art de la langue étant aussi l’art de la formule, il est douteux que des expressions réformées telles que « les personnes préhistoriques » ou « les déesses et les dieux et les femmes et les hommes » aient la moindre chance de survie linguistique.

En anglais, le sens dérivé de « man » a fini par éliminer le sens originel (ce qui n’est pas le cas pour le mot « homme » en français). Le mot « man » ne désigne plus, aujourd’hui, que les « êtres humains de sexe masculin » (formulation moins économique que le simple « man »!) Cependant, le mot « man » a conservé son sens originel « d’être humain » dans certains mots composés, dont le fameux « mankind ». Chaque langue possède en effet sa propre logique et sa savante mécanique, qui ne peuvent se permettre d’être simplistes.

Le mot « woman », quant à lui, possède des racines politiquement incorrectes. Hélas, nul n’est parfait!
• woman < wif (épouse) + man (homme) [Ibid.]
Une « woman » représente tout bêtement le sous-ensemble des êtres humains dont la caractéristique principale consiste à jouer le rôle d’épouse. C’est du moins dans cet esprit que le mot a jadis été créé, même si le sens étymologique n’est plus ressenti aujourd’hui. Le français « femme », qui correspond au vieil anglais « wif », possède d’ailleurs lui aussi le double sens de « personne de sexe féminin » et « épouse ».

À la limite, pourquoi pas « humankind » plutôt que l’improbable « peoplekind »? C’est que, chez les Juniors de ce monde, l’adjectif « human » est perçu comme sexiste. Ce vocable suspect ne contient-il pas le mot « man »? Qu’importe le fait qu’il s’agisse d’une simple coïncidence, puisque « human » vient du latin et « man » du germanique. Les Premiers ministres qui se plaisent à signaler leur vertu ostentatoire tout en faisant profiter l’humanité de leur ignorance ne s’embarrassent guère de tels détails techniques.

2018-02-02

La « théorie du genre » à la ferme

La ferme de Chénier comptait deux personnages redoutables. Dans les champs, il fallait éviter de se frotter au taureau (nommé familièrement « eul-bœu »). Aux alentours du bâtiment principal, il valait mieux profiter d’une distraction du coq pour regagner la cuisine. J’ai bien dit le coq, et non les deux chiens de garde. Ces deux bêtes féroces avaient suffisamment d’intelligence pour me reconnaître comme un garçon de la maison. Chiens mâles ou femelles? Qui s’en souciait? Ce qui compte, c’est que les deux cerbères possédaient également les compétences nécessaires à leur tâche officielle : courage, astuce, loyauté. Disons simplement que la variable « genre », comme on dit en américain, n’était pas pertinente dans leur profession canine, à tel point que je serais bien incapable, après les avoir si longtemps côtoyés, de leur coller la bonne étiquette.

Futur-Bái Lìdé, garçon de ferme à Chénier

Mais le coq, c’était autre chose. Un coq wyandotte, maigrichon, haut sur pattes, et propriétaire d’une redoutable paire d’ergots aiguisés. Je ne dirais pas que ce coq me faisait peur. Non, son tempérament ombrageux m’incitait simplement à la prudence. Lorsque le petit monstre lorgnait vers moi, je m’assurais de passer à proximité d’un piquet ou d’une solive traînant par là afin, le cas échéant, de repousser les assauts de l’ennemi avec le secours d’une arme adéquate. Le tout très discrètement, car étant moi-même un garçon, je ne voulais pas passer pour poltron aux yeux des filles de la fermière. Comme la plupart des filles, les filles de fermières méprisent les poltrons.

Si on se fiait à la « théorie du genre », actuellement très populaire dans les écoles des pays membres de l’OTAN, on conclurait que l’agressivité du coq de Chénier constituait « le produit de plusieurs siècles de domination masculino-capitaliste entretenue par l’homme blanc ». D’ailleurs, ce coq était de couleur blanche, rehaussée, il est vrai, de rares plumes noires au bout des ailes et de la queue.

Le comportement du belliqueux coq de Chénier tranchait nettement avec celui de ses « partenaires ». Ah, les gentilles poules, débonnaires, voire bonasses! Elles, au moins, ne me prenaient pas pour un coq rival, à l’instar de leur nigaud d’époux et maître. Tenez : il suffisait d’agiter devant elles un poing fermé, comme s’il contenait une poignée d’orge dorée, pour les voir accourir en se dandinant. Cette perfide manœuvre pourrait semblait cruelle aujourd’hui, mais elle faisait rire les filles de la fermière. Car les filles de fermières aiment les garçons qui les font rire.

La seule chose qu’on pouvait reprocher aux poules, c’était leur façon de traverser la route devant le tracteur, au moment où nous revenions des champs, poussiéreux et fourbus. Traverser, c’est beaucoup dire, car les poules couraient en zigzag devant nous, en proie à la plus grande perplexité, avant de se décider enfin pour l’un ou l’autre des deux fossés qui bordaient la chaussée.

En admettant que le « genre » soit une donnée essentiellement sociale, produit d’une éducation machiste, tout espoir n’est pas perdu pour les coqs de ce monde. Quelques semaines de rééducation à la campagne et on pourrait en faire des êtres civilisés.

Si j’ai toujours éprouvé de l’affection pour la basse-cour, c’est que j’ai moi-même élevé des poules depuis ma plus tendre enfance. D’abord avec l’aide de ma grand-mère carthaginoise, avant de voler de mes propres ailes. Et vos parents? direz-vous. Eh bien, mes parents, qui devaient s’occuper de leurs six enfants, envisageaient le monde animal avec une certaine dose de pragmatisme et d’indifférence. L’amour de nos frères inférieurs avait ainsi sauté une génération.

Ma poule m’ayant honoré d’une première couvée de douze poussins, le jour de mes six ans, un problème délicat se posa bientôt. Parmi les survivants de la couvée, on comptait quatre poules et deux coqs.

Il faut préciser que seuls les plus forts des poussins avaient échappé à la fièvre aviaire et aux griffes des chats errants, ainsi que l’exige l’implacable loi de la nature. Cette loi, espérons-le, sera un jour révisée, dans une société post-patriarcale et post-capitaliste.

Mais revenons aux survivants de la couvée. Après quelques mois, les petites poules s’étaient mises à pondre, et les coqs avaient commencé à se quereller au point de troubler la paix sociale. Mon père, rempli de sa riche expérience de la vie civile et militaire, guerre mondiale oblige, avait facilement résolu la question. Le plus dodu des deux coqs se retrouva bientôt à la casserole. Dans notre siècle, où les adeptes de la théorie du genre glorifient l’obésité, cette mésaventure mérite d’ailleurs d’être méditée.

Le second coq traversa bien vite une période de dépression. Quand on a fini d’honorer les quatre donzelles du poulailler, que faire du reste de sa journée en l’absence d’un rival? Avec qui se batailler? Où trouver un adversaire digne de ce nom? Il y avait bien les six enfants de mes parents, mais tous ces petits diables savaient se défendre à coup de graviers. Tous… sauf la petite dernière, qui venait à peine d’apprendre à marcher.

Le coq survivant commit l’erreur de poursuivre ma sœur cadette pendant un jour de congé, alors que mon père lisait son journal dans une chaise longue du jardin. La petite brute gallinacée fut condamnée illico par le maître de céans, alerté par le tumulte, sans aucune forme de procès ni tentative de rééducation. Mon père m’envoya chercher une douzaine d’artichauts chez l’épicier du coin afin de m’éloigner des lieux du drame en préparation. N’étais-je pas, en effet, le grand-père virtuel de ce coq, lui-même fils de ma propre poule? À mon retour, je trouvai le coq égorgé et plumé. On était en train de brûler ses derniers poils au chalumeau.

Que sont nos mères poules devenues? L’atmosphère du poulailler ressemble parfois à celle de certains milieux de travail postmodernes.

Le calme revint sur la famille et sur la basse-cour. Un calme apparent, car, en l’absence de coq, les poules avaient redoublé d’agressivité dans leurs rapports, surtout après qu’une seconde couvée eut augmenté leur population. Coups de bec, harcèlement, privation de nourriture. La république des poules était sous la coupe d’une dictatrice, épaulée par deux ministresses impitoyables, que mon grand frère, plus instruit que moi malgré sa pratique assidue de l’école buissonnière, avait baptisées la kapo et la collabo.

Le dimanche du garçon de ferme

Fermons cette parenthèse carthaginoise et retournons à la ferme de Chénier. Oublions le coq wyandotte, qui, même s’il m’a déjà attaqué, ne constitue pas une menace mortelle. Reste à traiter le cas du « bœu ».

Lorsqu’un troupeau de vaches pâture dans un champ, pas de souci à se faire. Un troupeau, ça ne passe pas inaperçu, et les vaches, ça vous contemple avec leurs grands yeux doux. Mais un taureau solitaire peut très bien se dissimuler au creux d’un vallon ou derrière un bosquet de coudriers. Au moment de se faufiler à travers les barbelés d’une clôture, on ne peut s’empêcher d’éprouver un pincement au cœur. Qui dit clôture barbelée dit présence possible d’un taureau et de ses deux cornes, n’est-ce pas? C’est mathématique!

Un jour, le fermier, pourtant avare de ses mots, me gratifie d’une phrase complète : « Eul-bœu s’est échappé! » La bête est particulièrement vicieuse. Seul le bonhomme sait comment la dompter. Nul n’est à l’abri, pas plus le piéton que le chauffeur d’automobile décapotable circulant dans les parages. Angoisse et terreur! Cela signifie que ma vie est désormais en danger quel que soit le lieu où je me trouve.

J’aurais bien envie de me faire porter malade, et de me réfugier dans le grenier qui me sert de domicile, mais qu’en penseraient les filles du fermier? Je préfère risquer de me faire encorner plutôt que de passer pour un lâche à leurs yeux. Mieux vaut avoir peur intérieurement qu’avoir honte publiquement.

Quelques heures plus tard, tout est rentré dans l’ordre. Le taureau a réintégré son étable, et les bipèdes se retrouvent attablés autour de la soupe. Nous mangeons en silence, comme tous les soirs. Je ne crois pas que les filles des fermiers s’intéressent à moi. Elles me trouvent étrange, voilà tout. De toute façon, elles ne sont pas mon genre non plus, ce qui n’est pas une raison pour démériter à leurs yeux.

On aura beau m’affirmer que le « genre » est une pure construction sociale, je continuerai à me méfier des taureaux. On me dira que ces pauvres bêtes sont victimes d’une mauvaise socialisation, qu’ils n’ont pas suffisamment participé aux activités ménagères dans leur jeunesse, qu’ils auraient dû s’habiller en génisse de temps en temps, juste pour voir. Je veux bien affirmer publiquement que tout cela est vrai, ne serait-ce que pour éviter de perdre mon emploi, mais je refuse d’exposer ma vie, et encore moins de mourir en martyr, pour défendre cet acte de foi. De toute façon, je doute qu’une adepte de la théorie du genre se hasarde à traverser délibérément le champ d’un taureau, même si ce dernier a été rééduqué depuis sa plus tendre enfance.

La réunion du comité

Dessin de Renaud Bouret
Mai 2008

Les comités se réunissent, pour améliorer le sort des hommes.
Les uns cherchent à conquérir des marchés,
Les autres volent au secours des masses populaires.
Ils sont les deux alibis du conformisme.
Car le monde ignore leurs messes interminables,
Ce monde peuplé de gens qui continuent à foncer, tête baissée, vers leur destin,
Pendant que les comités se penchent sur des virgules.