2011-12-06

La flèche du temps

« (…) Une équipe de l’université d’Aberdeen (Écosse) a mené une étude en laboratoire pour mesurer ce lien entre temps et mouvement. (…) Quand l’individu s’imagine dans le futur, le léger balancement [du corps] va plutôt vers l’avant. (…) Cela correspond parfaitement à la métaphore courante qui nous fait placer l’avenir à l’avant et le passé à l’arrière sur la flèche du temps. Cette recherche suggère que notre représentation du temps n’est pas indépendante de celle de l’espace. » (Sciences Humaines, Avril 2010, N° 214)

Y a-t-il vraiment de quoi s’extasier d’emblée devant de telles découvertes?

Les diverses langues parlées par les êtres humains n’influencent-elles pas leur conception du temps? Les métaphores qui lient espace et temps sont-elles les mêmes chez tous les peuples? La flèche du temps pointe-t-elle toujours dans la même direction, que l’on soit à l’université d’Aberdeen, à la Sorbonne, à Běidà ou à Tōdai? Peut-on étudier la façon de penser de l’être humain sans tenir compte des langues, support de cette même pensée? Les psychologues confondraient-ils l’Homo sapiens sapiens avec l’Homo anglo saxonis?

Deux éminents psychologues-chercheurs de la célèbre université de Trifouilly-the-Geese (photo prise lors d’un congé sabatique)

Commençons par tenter de définir ce qu’est une flèche (quant au concept de temps, nous le laissons entre les mains de gens plus intelligents que nous). Disons qu’une flèche, c’est une droite orientée, située dans l’espace, bref, c’est un vecteur de longueur indéterminée.

Mais où est donc située l’origine du système de coordonnées dans lequel est inscrite cette flèche du temps? Et quelle est son orientation? Quand je regarde la lune, puis-je affirmer qu’elle se trouve devant la terre? Et quand je ne suis pas là, est-elle encore devant la terre?

Bien sûr, l’être humain est assez intelligent pour placer virtuellement ses yeux en n’importe quel lieu, et on l’entendra dire, par exemple : « derrière chez ma tante » ou « devant ma fenêtre ».

Pour déblayer le terrain, commençons par examiner les mots de la langue française reliés à l’espace. Le devant peut-être défini comme « ce qui se trouve dans la ligne de mire des yeux », et le derrière comme « ce qui se trouve vis-à-vis de “l’organe” du même nom ». Voilà pour l’origine et l’orientation du vecteur. Ces deux marqueurs de l’espace servent tout naturellement, du moins en apparence, de métaphore pour marquer le temps : « on a la vie devant soi, et notre jeunesse est derrière nous ». En somme, le mot devant correspondrait à l’avenir et le mot derrière au passé.

EspaceDevantDerrière
TempsAprès (Avenir)Avant (Passé)

Cette asymétrie entre les mots devant et avant n’est-elle pas déjà un peu étrange? D’ailleurs, le mot français devant a d’abord signifié de-avant, c’est-à-dire auparavant. Le mot avant est lui-même issu de ante, dont le sens, évident pour tous, est d’abord temporel : la flèche de l’espace française serait-elle, paradoxalement, une métaphore de la flèche du temps?

Il faut donc le reconnaître, le mot devant, comme le mot avant, a d’abord correspondu au passé et non à l’avenir. Dans la phrase « Les premiers vinrent avant, les derniers viendront derrière », le mot avant n’est-il pas associé au passé et le mot derrière au futur, contrairement à la description faite de la flèche du temps, dans l’article de Sciences Humaines?

En japonais, il existe un mot double, qui possède deux prononciations différentes mais une seule et même graphie : sous la forme ushiro, il signifie « derrière » (dans l’espace); sous la forme ato, il signifie « après » (dans le temps). Là encore, la métaphore du temps ne sait plus où donner de la flèche. Le caractère chinois original correspondant possède également les deux sens, mais cette fois il s’agit d’un mot unique, qui se prononce hòu. Ce mot signifie tantôt « derrière » (dans hòumian), tantôt « après » (dans hòutiān : après-demain). Le derrière spatial et l’avenir temporel se confondent encore une fois, contrairement à ce qu’ont découvert nos brillants psychologues d’Aberdeen.

Certes, quand je marche droit devant, j’ai l’impression que le temps coïncide avec le sens de mes pas, mais n’est-ce pas une évidence? Mes pas se succèdent nécessairement dans le temps. La meilleure façon de marcher, comme le dit malicieusement la chanson, c’est de mettre un pied devant l’autre et de recommencer. La flèche de l’espace et la flèche du temps ne peuvent alors que se confondre. Ce n’est pas une découverte psychologique, c’est une tautologie, connue de tous les scouts et de tous les bidasses du XXe siècle.

Au fait, que se passe-t-il quand je retourne sur mes pas? Ai-je encore l’impression d’aller de l’avant?

Examinons maintenant l’antonyme du mot signifiant « derrière » en japonais et en chinois). Il s’agit encore d’un caractère commun aux deux langues, qui se prononce mae / sen en japonais et qián en chinois, et qui signifie « devant ». Là encore ces marqueurs de l’espace servent à indiquer le temps, ici le passé… du moins en général. En japonais, senshū signifie « la semaine dernière » (littéralement : « devant-semaine ») et en chinois, qiántiān signifie « avant-hier » (littéralement : « devant-jour »).

En réalité, il faut bien l’admettre, il existe chez les peuples plusieurs métaphores du temps fondées sur l’espace. Ainsi, si on considère que la vie est une longue route à parcourir, on a manifestement l’avenir devant soi. C’est vrai en français comme en chinois. L’expression chinoise qián chēng wàn lǐ, mot à mot « devant [moi] un chemin de 10 000 lieues » signifie, comme on s’en doute, « brillant avenir ». Le mot chinois qián peut donc indiquer aussi bien l’avenir que le passé.

Le temps s’en va, le temps s’en va Madame ; Las ! le temps, non, mais nous nous en allons. (Ronsard)

Coulez, coulez pour eux ; Prenez avec leurs jours les soins qui les dévorent… (Lamartine)

On peut aussi considérer que c’est le temps qui bouge, et non l’homme. Ce dernier, debout (sur un quelconque rocher) au milieu d’un long fleuve, regarde vers l’aval. Les évènements de sa vie flottent sur la surface de l’eau, en descendant le courant, dépassent le promeneur, et s’éloignent bientôt vers l’horizon. Selon cette conception du temps, le passé se trouve devant l’homme, tandis que son avenir est encore derrière lui, en amont. C’est ainsi qu’il faut comprendre le mot qiántiān (avant-hier) en chinois.

Le français garde un peu de cette ambiguïté sur la façon d’envisager le temps, puisque le mot avant, proche parent de devant, peut être utilisé à la fois pour indiquer le passé (« avant-hier ») et l’avenir (« il faut aller de l’avant »).

Décidément, certains chercheurs, dûment subventionnés, aiment bien enfoncer des portes ouvertes, à grands coups d’expériences scientifiques qui se terminent par des articles dans lesquels les mots anglais sont souvent confondus avec des concepts universels. Pour y voir plus clair, il faudrait d’abord comprendre ce qu’est le temps et ce qu’est la flèche. Vaste programme.

En attendant, il serait intéressant de poursuivre l’expérience sur des crabes. Que signifie pour eux l’expression « aller de l’avant »? Et quelle métaphore utilisent-ils pour se représenter le temps qui passe?

2011-10-27

Les Chinoises

Le roman Les Chinoises, de Renaud Bouret, est paru en librairie et sur Amazon.ca le 26 octobre 2011.

Un lancement est prévu pour le 17 novembre 2011 à 17h à la bibliothèque du Cégep de l’Outaouais (Local 2.605, 333 boulevard de la Cité des Jeunes à Gatineau).

Pour plus d'informations veuillez consulter le site Les Chinoises.

2011-10-17

Les chnèques

Le chnèque du Kram (photo:Renaud Bouret)

Peut-on revisiter ses rêves?

Il est de ces mots de l’enfance que l’on ne trouve dans aucun dictionnaire, des mots dont l’existence semble limitée à un seul village, voire à une seule époque. Il y a les frigolos glacés, les bogas bien fraîches et les bombalonis tous chauds. Bon, ces mots existent, sans aucun doute, tout le monde les connaît. Mais le mot « chnèque » a-t-il encore cours? Je ne l’ai guère entendu depuis que j’ai quitté ma chère Carthage.

Tous les dimanches, après la messe dans la cathédrale, précédée de trois heures de jeûne, nous descendions, affamés et en famille, jusqu’au village du Kram. Là, dans une rue oblique, se trouvait notre boulangerie attitrée, avec ses croissants, ses pains au chocolat, ses brioches au sucre… et ses chnèques, sortes de danoises rondes, bien rebondies et recouvertes d’un glaçage blanc. Il m’arrive parfois de rêver à cette boulangerie, et aux boutiques voisines : celles du plombier maltais, du marchand de granites, du photographe et du vendeur de scoubidous. Je déambule dans cette rue jusqu’à mon réveil inopiné.

Cinquante ans plus tard, à la faveur d’un pneu crevé providentiel, cadeau d’un amas de gravats obstruant une ruelle de Salammbô, nous voici coincés dans une station service, à deux pas du Kram. Pendant que le mécanicien répare la roue, ma femme me suggère d’aller faire un tour dans la fameuse boulangerie aux chnèques. Car ma femme est la seule Japonaise qui connaisse les mots « frigolo, boga, bombaloni, et chnèque », qu’elle chérit comme étant une partie de moi-même. Existe-t-il une plus belle preuve d’amour?

Il y avait autrefois, au Kram, un immense centre commercial, très animé, constitué d’une dizaine de petites boutiques alignées contre un marché couvert. La nuit, lorsque les stores de fer étaient baissés, l’endroit, désert, devenait méconnaissable. On croyait alors passer devant une série de garages individuels, préfigurant la solitude de la vie d’un homme.

Aujourd’hui, on a peine à retrouver le centre commercial d’antan, car les boutiques se succèdent sans interruption, sur un kilomètre. Mais nous y voici enfin, et le marché couvert est toujours là, avec son poissonnier, son boucher et ses marchands de légumes. Il n’y manque que les mouches du boucher, qui cache maintenant sa viande dans un réfrigérateur.

La rue en diagonale se trouve par là, près de la sortie du marché. J’hésite un peu sur la route à prendre. Pour plus de sûreté, je fouille au plus profond de la mémoire de mes rêves, et je me laisse guider, immanquablement, sur le droit chemin. C’est bien elle, ma rue oblique, elle n’a pas changé. Mais la boulangerie existe-t-elle encore, après cinquante ans?

Je m’arrête d’abord devant une pâtisserie orientale. Décidément, je ne reconnais rien. Essayons un peu plus loin. Et, comme de juste, nous tombons sur la vitrine d’une boulangerie remplie de brioches dont certaines ressemblent étrangement aux chnèques. Entrons et usons, carrément, de la méthode expérimentale.

Étrange comme le visage du boulanger, un homme d’une cinquantaine d’années, me paraît familier. Serait-ce le boulanger d’autrefois? Non, impossible, l’homme qui se tient devant moi venait à peine de naître à l’époque où mon père nous conduisait ici.

« Bonjour Monsieur. Deux chnèques, s’il-vous plaît. »

Je m’attendais à un « Quoi? Vous dites? Qu’est-ce que c’est? ». Mais non, Ô miracle, la formule magique a fonctionné. Le bonhomme, sans sourciller, attrape dans la vitrine les deux brioches au glaçage blanc. Le mot « chnèque » existe vraiment, et il est encore en circulation.

Je ne peux m’empêcher de faire quelques confidences au maître boulanger. « Vous savez, Monsieur, mon père nous amenait ici tous les dimanches, autrefois, et je choisissais toujours un chnèque. » Le bonhomme me montre alors le portrait encadré d’un digne personnage moustachu, qui trône au dessus de la porte de l’arrière-boutique : « Alors c’était mon oncle qui vous servait. Il a fondé ce commerce en 1959, et j’ai pris sa succession lorsqu’il est mort. »

Voyage dans le passé, voyage dans un rêve, voyage dans un monde immuable.

Et le boulanger de neveu m’explique son idéal, son respect de la tradition, ses méthodes artisanales, sa recette de l’orgeat à l’amande amère. C’est à son tour de me faire des confidences, de raconter comment, avant la révolution, il était convié au palais présidentiel où il devait œuvrer sous la surveillance des mitraillettes : « Imbécile, disait-il au soldat qui le guettait, baisse le canon. Si je voulais tuer ton président, il me suffirait d’ajouter un simple ingrédient à la pâte. »
— Plutôt que d’empoisonner le président, dis-je, vous auriez mieux fait d’empoisonner sa femme.
Mais suggestion le réjouit. Cet homme, bon comme le pain, me serre la main chaleureusement, les yeux pétillant de malice. Et surtout, il refuse désormais de me faire payer les chnèques.

Le bonhomme a beaucoup bourlingué. Il se rappelle que, de retour en Pologne, où il avait séjourné un ou deux ans, il avait usé de la même méthode que moi pour retrouver son chemin. Il avait simplement fouillé dans un de ses rêves familiers et suivi ses propres pas.

2011-10-09

Plumard

(Dessins de Renaud Bouret)

On dit souvent que l’anglais possède un vocabulaire plus riche que le français lorsqu’il s’agit de décrire la réalité concrète. Et on cite, immanquablement, les multiples façons de dire « ça brille » : glitter, glimmer, glisten, sparkle, etc. Disons tout simplement que l’anglais possède un vocabulaire varié sur le thème de la lumière.

Essayons maintenant de traduire en anglais les expressions : « bêta, niaiseux, triple buse, demeuré, lourdaud, gourde, crétin, tronche d’ail, tête de nœud, roi des cons, etc. ». Le français arrive au moins à égalité avec l’anglais. Quant au japonais et au chinois, il font alors piètre figure. En lisant un manga en version originale, on s’aperçoit que les insultes se résument presque toutes à baka (idiot) ou ahō (crétin). En chinois, on ne trouve guère plus d’une demi-douzaine de variantes du mot « idiot », là où le français en compte une bonne trentaine. Et quand il s’agit de parler des plaisirs du plumard ou de la table, le gaulois, pardon, le français bat non seulement l’anglais à plate couture, mais il laisse le japonais et le chinois sur le carreau.

Cherchons le verbe se gaver dans le Larousse français-chinois. On y trouvera chī hěn duō, qui signifie, tout simplement « manger beaucoup ». Le verbe « s’empiffrer » est traduit par dà chī qui veut dire « manger grandement ». Tout ça ne fait pas très « goinfre ». Cela dit, la « langue de Mao » possède indéniablement un très vaste vocabulaire technique et littéraire. Il n’y a qu’à peser un bon dictionnaire chinois pour s’en convaincre.

On trouvera probablement des explications historiques et sociales à ce phénomène, mais concentrons-nous ici sur les contraintes phonétiques. La marge de manœuvre phonétique des mots chinois et japonais est beaucoup plus restreinte que celle des mots français. Le chinois est limité à quelques 400 syllabes préfabriquées, et le japonais n’a droit qu’à une succession de consonnes et de voyelles (ou de diphtongues). Les mots plumard, pieu, pageot, pucier et paddock, qui commencent d’ailleurs tous par un « P », ont chacun leur résonnance bien distincte, du moins pour une oreille française. En chinois, le mot plumard serait par contre imprononçable : la première syllabe commence par deux consonnes (le maximum permis est d’une seule consonne) et la seconde syllabe se termine par un « R » (« N » et « NG » sont les seules consonnes admises en fin de syllabe). En japonais, plumard se prononcerait « purumaru », mot qui, s’il existait, ressemblerait à n’importe quel banal mot japonais.

Dans le dictionnaire français-chinois de l’argot, le mot « plumard » est traduit par chu­áng, mot qui signifie tout bêtement « lit » et qui possède une ribambelle d’homophones ou de quasi-homophones (chuáng : bannière; chuǎng : se précipiter; chuàng : établir; chuāng : blessure; chuāng : fenêtre…). « Grimper au plumard » se traduit par un prosaïque shàng chuáng, mot à mot « monter sur le lit »… probablement pour y dormir.

2011-08-07

Une langue sans pronoms?

Dupont se lève, il prend son parapluie, et il sort.
(Dessins de Rié Mochizuki)

Les pronoms existent-ils vraiment en japonais?

Il existe bien un pronom de la troisième personne (« kare » : lui, elle), mais il n’est guère employé en tant que pronom. Une phrase tel que « Dupont se lève, il prend son parapluie, et il sort. » se traduira par « Hashimoto se lever. Prendre parapluie. Sortir. ». Même l’adjectif possessif « son » a disparu de la phrase japonaise.

• Je, moi : Watashi, Atashi, Boku, Ore
• Tu, toi : Anata
• Il, lui, elle : Kare, Kanojo
わたし、あたし、ぼく、おれ、あなた、かれ、かのじょ、私、僕、俺,彼方、彼、彼女

Il n’existe pas non plus de véritable pronom de la deuxième personne en japonais. Théoriquement, on devrait utiliser « anata » (toi, tu), mais ce n’est guère poli. On se gardera bien de dire, crûment, « Tu es libre demain? ». Il vaut mieux s’adresser à son interlocuteur en utilisant directement son nom : « Hashimoto est libre demain? ».

Hashimotosan wa okite, kasa o motte, dekakemasu.
橋本さんは起きて、傘を持って、出かけます。

Les femmes utilisent souvent le terme « anata » pour appeler leur mari. « Anata… gomi o suteru? », littéralement  « Toi… sortir la poubelle? ». Ce qui tend à montrer que « anata », comme « kare », est plutôt un nom qu’un pronom. La Japonaise appelle son mari « anata », comme la Française l’appellerait « chéri » et la Québécoise « Pitou ».

Un langue sans pronom… Des phrases sans sujet, pour la plupart… Voilà qui pourrait sembler étrange pour des gens normaux, comme vous et moi, qui savent pertinemment qu’une phrase bien construite se compose d’un sujet, d’un verbe et d’un complément d’objet. Non seulement « kare » n’est pas un véritable pronom, mais il est aussi bien masculin que féminin. Les Japonais sont-ils bizarres, qui ne distinguent pas entre le « il » et le « elle »! Ils sont sexistes, c’est bien connu, comme certain-e-s militant-e-s de la tolérance se plaisent à le rabâcher, avec une certaine condescendance.

Mais, selon le proverbe Zen, « le saule qu’on empêche de pousser dans son jardin ressort de l’autre côté du mur » (©). Et il en va de même pour toutes les langues, qui trouvent toujours un coin pour fleurir. Saviez-vous que les Japonais possèdent plusieurs pronoms « je ». Il y a le « je » au masculin (« boku »), au féminin (« atashi »), au neutre (« watashi »), au masculin familier (« ore »), au neutre poli (« watakushi »). Dire que les francophones doivent se contenter d’un simple et unique pronom pour nommer toutes ces réalités. Nous ne distinguons même pas les femmes des hommes! Que font Martine Aubry, Eva Joly et Ségolène Royal! D’accord pour le Big Mac halal, le défilé du 14 juillet sans trouffions et la chasse aux professeurs pédophiles, mais il ne faudra quand-même pas oublier de réformer la langue française et de la purger enfin de ses relents patriarcaux. Prenons exemple sur les Japonais-e-s, que diable!

2011-04-04

Nuit blanche sur la banquise


Rivière des Outaouais, 3 avril 2011

Aimer, c'est regarder ensemble dans la même direction.

Notre monde s'agrandit de jour en jour.

Entre les deux mon cœur balance.

2011-02-26

Qu’est-ce qu’un préjugé?

Beaucoup de gens ne distinguent pas la pruche du sapin baumier, ni même le chêne du peuplier. On ne les accusera pas de mépriser la race des arbres. D’ailleurs, pour quelques-uns, il n’existe que trois sortes d’arbres : les conifères, les feuillus… et les pommiers — ces derniers parce qu’il y a des pommes accrochées aux branches. Certains quidams aiment à imiter les langues exotiques, dont, par définition, ils ne connaissent à peu près rien. Beaucoup d’entre nous ont, un jour ou l’autre, prononcé une phrase en pseudo-chinois, du genre « tching tchang tchong ». Si une telle imitation pouvait convaincre notre entourage, il est peu probable qu’un Chinois y ait reconnu, de près ou de loin, un seul mot de sa langue.

Personnellement, je trouve que rien ne ressemble plus à la Neuvième symphonie d’Anton Bruckner que la Huitième symphonie d’Anton Bruckner. À ce titre, je possède un cerveau ordinaire, qui contente d’abord de distinguer les grandes lignes avant de faire de la dentelle, un cerveau qui met les choses étrangères dans le même panier avant d’en savoir plus, un cerveau qui, en faisant preuve de préjugés, me renseigne déjà sur ce dont je ne connaissais rien à priori : cette musique, c’est du Bruckner, c’est une symphonie. Rien ne m’empêche d’approfondir le sujet par la suite.

Plus les choses nous sont familières, plus on perçoit leurs différences.

Lorsque je suis arrivé à Marseille, après avoir quitté ma chère Tunisie, un fait étrange m’est apparu : beaucoup de Français de la métropole se ressemblaient, surtout dans la classe de troisième du lycée Périer, et notamment les élèves Esposito et Spadoni, que j’ai longtemps confondus. Je me demandais comment les collègues pouvaient faire pour les reconnaître. Utilisaient-ils une technique connue uniquement des Français de souche? Ou bien est-ce que mon petit cerveau d'adolescent avait accroché sur quelques détails particulièrement signifiants pour un Carthaginois : cheveux frisés dépassant sur les oreilles et accent du Midi. Or, un mois plus tard, je trouvais qu’Esposito et Spadoni n’avaient pas, mais vraiment pas, la même bobine.

Si un Chinois trouve que tous les Occidentaux se ressemblent, ça n'empêche pas une mère de reconnaître ses propres jumeaux.

Dix ans s'écoulèrent, et, en visitant le consulat du Canada à Marseille, un phénomène similaire se reproduisit. Tous les Québécois présents sur les lieux avaient un air de famille, le même que ceux des personnages de Gilles Carle, Claude Jutra et autres Pierre Perrault, qui défilaient sur le petit écran aux heures creuses du ciné-club. Un je ne sais quoi, des yeux plus écartés (ou plus rapprochés) que la moyenne, un front bas (ou haut), une démarche oblique. Difficile à définir. Mais je fus alors en mesure de distinguer, sans défaillir, à l’intérieur du consulat, les Québécois des indigènes Marseillais.

Aujourd’hui, je ne trouve plus que les Québécois se ressemblent, car j’ai eu le temps d’approfondir la question. Il n’en demeure pas moins que mon préjugé initial constituait alors une source d’information non négligeable et particulièrement économique.

Face à une situation étrangère, notre cerveau, tout naturellement, fait appel aux préjugés.

On rencontre un zèbre pour la première fois, et on se garde bien de se placer derrière lui, de crainte que, comme son frère l’âne, il n’ait soudain l’idée saugrenue de nous envoyer une ruade. Préjugé qui peut s’avérer salutaire, et qui ne porte pas à conséquence.


Dessin : Rié Mochizuki

On tombe sur un bizarre truc en bois, à trois dents, et on se dit, au fond de soi-même « ah, c’est une fourchette », alors que, jusque-là, une fourchette était un machin en acier inoxydable avec quatre dents, de taille légèrement inférieure. Grâce à ce préjugé, en en sait déjà beaucoup sur cet objet qu’on ne connaissait ni d’Ève ni d’Adam. On peut l’utiliser pour remuer la salade, pour repêcher un os à moelle au fond de la marmite, pour se gratter le dos ou pour décrocher une pomme sur la plus haute branche.

Devant une situation inconnue, notre cerveau fonctionne volontiers par préjugés. Il classe les nouveaux objets dans de vieux paniers. C’est non seulement un moyen rapide et économique d’obtenir de l’information, même grossière, sur les choses inconnues, mais c’est souvent le seul moyen efficace à court terme. Pas de préjugés, pas d’intelligence, pas d’être humain. Quel paradoxe!

Notre cerveau fait constamment appel à ce procédé, il est, en quelque sorte, conditionné par les préjugés, sans lesquels nous serions toujours en train de réfléchir, sans jamais avoir le temps d’agir. Il n’est donc pas étonnant que les préjugés, que ce soit envers les fourchettes, les ânes ou les étrangers, nous viennent naturellement à l’esprit. Le tout est d’être conscient de ce processus, de reconnaître ses limites, et de ne pas ériger en principes et en lois, ce qui n’est qu’approximation rapide et commode.

On serait tenté d’opposer le mécanisme inductif des préjugés à celui, déductif, de la raison. Mais il se trouve que l’induction est la principale source d’acquisition d’une information nouvelle. Les déductions ne font que mettre en ordre et en relief, l’information dont nous disposons déjà. Sachant que X est le fils de mon père, mais qu’il n’est pas mon frère, que puis-en déduire? Tout simplement qu’il n’est autre que moi. Sachant que Y est né en Tunisie, et qu’il aime faire la cuisine, rien ne m’empêche de croire qu’il connait la recette du couscous. Dans le premier cas, je n’ai rien appris de nouveau à propos de X, je n’ai fait qu’y voir plus clair dans l’information qui m’était déjà disponible. Dans le second cas, je connais déjà quelque chose sur Y, parfait étranger, avec une probabilité de me tromper relativement faible.

Avis : Tous ceux qui trouvent qu’Adam a un air pas catholique sont pris en flagrant délit de préjugé.
Dessin : Rié Mochizuki

L’induction et la déduction sont donc les deux mamelles de l’intelligence. Se méfier de l’induction, et de son frère le préjugé, c’est marcher sur une seule jambe, c’est tout simplement contreproductif, et même naïf. Un des premiers devoirs de la personne qui se définit comme large d’esprit, c’est de s’interroger sur le mécanisme du préjugé. Clouer le bec aux préjugés, sans autre forme de procès, les interdire par décret, c’est faire preuve d’un zèle suspect, qui conjugue ignorance et intolérance. C’est commettre un préjugé par excellence.