2013-01-27

Les pêcheurs

Les valeureux pêcheurs sont en route dès l’aurore, avec leur encombrant attirail, qu’ils vénèrent comme autant d’objets de culte. Ils ne craignent ni les brumes, ni les ronces, ni les aiguillons ennemis, ni le temps qui tourne à vide. Car ils ne s’ennuient jamais — l’homme passionné est un homme comblé. Ils peuvent rester des heures à guetter la proie, invisible de l’autre côté du miroir mais toujours prête à succomber aux appâts trompeurs. Quelle jouissance quand la victime franchit la frontière entre le monde de l’eau et le monde de l’éther, qu’elle s’abandonne enfin, de gré ou de force, à son maître! Éros et Thanatos.

On a souvent associé la passion de la chasse à la passion amoureuse. Après une course folle sous les sombres ramures, la biche affolée, essoufflée, se résigne enfin à se donner à son vainqueur. Celui-ci, le cœur battant, s’approche. Son esprit s’enflamme, sa peau brûlante garde encore le souvenir de la caresse du vent, il va bientôt donner le coup de grâce, comme on sacrifie une vierge. D’ailleurs, la forêt est de tout temps et de tout lieu. Le chasseur qui s’y enfonce côtoie, à son insu, les nymphes de la Grèce et les princesses médiévales, et marche sur les traces d’Héraclès et de Lancelot.

On a beaucoup glorifié la chasse, sensuelle et virile, et on a, du même coup, méprisé la pêche. D’un côté, la fourrure, le souffle court et le sang chaud de la biche, de l’autre, les écailles, le silence et la froideur de la truite. Et pourtant, la truite frétillera dans l’épuisette, comme des cuisses lisses et légères. En attendant, le poisson continue à tourner autour du dard, que sa bouche finit par engloutir, avec volupté, après mille coquetteries. Le chasseur est un chien qui s’élance impétueusement sur tout ce qui s’enfuit, le pêcheur est un chat qui attire patiemment son butin dans ses filets. Il n’y a pas à dire, le pêcheur, bien plus que le chasseur, est un Don Juan qui s’ignore.

D’où il ressort que la nation des hommes se divise en trois classes. Il y a d’abord ceux dont l’énergie vitale est médiocre. Ceux-là se contentent de traire leurs vaches ou de faire griller leur viande hachée sur le barbecue du balcon. Et parmi les autres, il y a ceux qui ont le bonheur de posséder une douce et jolie maîtresse. Ceux-là passent la journée à se passionner pour la belle, et la nuit à satisfaire leur passion. Enfin, il y a ceux dont la libido est tout aussi forte, mais qui ne lui trouvent pas un exutoire suffisant pour s’épancher. Lorsqu’ils ne créent pas des symphonies, qu’ils ne déchiffrent pas les hiéroglyphes, qu’ils n’escaladent pas les plus hautes falaises ou qu’ils ne découvrent l’Amérique, on voit ces hommes poursuivre fougueusement la biche ou, mieux encore, taquiner la truite.