2007-03-31

Bouc émissaire

Le bouc émissaire de Cargese
Dessin de Renaud Bouret - 2006

Dans son numéro d'avril 2007, la revue marxiste américaine Political Affairs publie un article intitulé : Quand tout s'écroule - La Chine et le déclin de l'impérialisme américain. On y apprend que 2007 marquera un tournant historique dans la « crise de l'impérialisme américain ». Toujours selon la revue, pendant que les États-Unis s'embourbent en Iraq, la Chine accumule mille milliards de dollars de réserves en devises, de quoi mettre sur pied un FMI et une Banque mondiale parallèles... avec l'aide de Cuba!

Dans la version chinoise de l'article, le titre est devenu 中国成美国衰落的替罪羊, ce qui signifie : La Chine est devenue le bouc émissaire d'une Amérique en déclin

1. 中国 Zhōngguó Chine
2. chéng devenir
3. 美国 Měiguó États-Unis
4. 衰落 shuāiluò décliner, déclin
5. de de
6. 替罪羊 tìzuìyáng bouc émissaire
7. remplacer, à la place de
8. zuì péché, crime
9. yáng mouton, chèvre

L'expression « bouc émissaire » provient de la bible : chaque année, on envoyait (émissaire) dans le désert un bouc chargé symboliquement de tous les péchés d'Israël. L'expression anglaise « scapegoat » a la même origine, sauf que le bouc semble prendre l'initiative de sa fuite (il s'échappe). Le terme chinois est plus près du sens original, puisqu'il est question d'un bouc qui endosse les péchés.

Il peut paraître étrange que les chinois utilisent le même mot pour chèvre et mouton (comme ils le font pour rat et souris). Mais n'agit-on pas de la même façon en français quand on parle d'un ours, d'un renard ou d'une antilope, puisqu'on fait chaque fois référence à plusieurs espèces animales bien distinctes? Lorsque nécessaire, on peut toujours distinguer, en chinois, la chèvre à fil de soie (le mouton) et la chèvre de montagne (la chèvre proprement dite).

1. 绵羊 miányáng mouton
2. 山羊 shānyáng chèvre
3. mián fil de soie, moelleux
4. shān montagne

Il existe en chinois un mot qui ressemble à bouc émissaire : 赎罪羊 (shúzuìyáng), littéralement « racheter-péchés-mouton ». C'est donc « l'agneau qui enlève les péchés du monde ». Les Japonais disent 贖罪の羊 (shokuzai no hitsuji). (Note: est le caractère chinois simplifié correspondant à .) Étant donné que le mot japonais est attesté depuis 1835, il se peut qu'il soit à l'origine du mot chinois, comme cela est le cas dans bien des néologismes du XIXe siècle et du début du XXe siècle. Le processus est le suivant : les Japonais créent un nouveau mot à partir de caractères kanji (d'origine chinoise), et les Chinois adoptent le mot, non pas à travers sa prononciation mais à travers sa graphie.

2007-03-28

Drugstore de l'Iowa

Drugstore de l'Iowa
Dessiné par futur-Bai Lide
Revu et corrigé par une gamine
1980

Un bar à bière, qui ne vend pas de bière
Un dénommé Doug, qui essaie de brûler
Le moteur du bolide que son père a payé
Et qui dit « c'est quoi ça? » en montrant l'étranger
Une bonne sœur passionnée, qui conduit la chorale
Un curé businessman, avec sa secrétaire,
Et qui dit « faut porter une ceinture quand on est à l'école »
L'étang que la tornade a vidé, la maison démantibulée
Un grenier où les filles veulent se faire embrasser
Et qui ne disent rien, qui attendent un baiser.

2007-03-24

52 % de femmes

Il va de soi qu'au Québec, et probablement dans la plupart des pays normaux, les femmes constituent la majorité de la population. Il existe même un chiffre quasi-officiel, que la presque totalité des gens éclairés sur la question vous confirmeront d'emblée : le Québec compte 52 % de femmes. Cette donnée a encore été avancée lors d'une émission à Radio-Canada (23 mars 2007) par Gabriel Chèvrefils, représentant de Québec solidaire, « le seul parti à présenter 52 % de candidates aux élections ». C'est déjà plus qu'une statistique, c'est un véritable programme politique. Or, il se trouve que cette proportion est actuellement (2005) de 50,6 % et qu'elle n'a jamais dépassé 50,8 % depuis un siècle.

Notre propos n'est pas ici de minimiser l'importance des femmes dans la population. De toute façon, les différences sont si minces que l'on peut considérer à toutes fins pratiques que les deux sexes sont à égalité. C'est plutôt le chiffre magique de 52 % qui nous intéresse. D'où vient-il? Quel rôle joue-t-il? Comment se fait-il qu'il fasse l'objet d'une telle unanimité tout en ne reposant sur aucune réalité?

Comme le montre la figure ci-dessus, les femmes ont déjà été « minoritaires » au Québec, du moins jusqu'en 1963. Tout le monde sait qu'il naît plus d'hommes que de femmes (environ 105 contre 100), et que ces dernières vivent plus longtemps. La proportion de femmes s'est accrue jusqu'en 1997, où elle a atteint 50,76 %. Par la suite, la réduction de l'écart entre l'espérance de vie des hommes et des femmes a entraîné un retournement de tendance.

La seconde figure indique que les femmes sont légèrement minoritaires dans le groupe d'âge des 0 à 64 ans, et nettement majoritaires au-delà de 65 ans. À la lecture des données présentées, on ne s'étonnera pas de retrouver plus de garçons que de filles dans les écoles primaires et plus de femmes que d'hommes dans les foyers de personnes âgées.

Nous disions plus haut que la différence entre la réalité et le mythe est faible. Mais ce n'est pas la proportion absolue qui est en jeu, c'est plutôt l'ampleur de la majorité. Ainsi, dans le chiffre de 52 %, ce sont les 2 % qui comptent. La marge est nettement plus tranchée que dans la réalité (0,6 %). Cette exagération permet d'affirmer que les femmes, comme le tiers-État, constituent une majorité, mettant ainsi mieux en relief les inégalités entre les sexes (qui sont, évidemment, réelles). Il demeure pourtant étonnant qu'un parti digne de ce nom ait bâti toute une politique sur une donnée erronée, et qu'aucun de ses membres n'ait eu l'idée de procéder à une vérification. Un tel manque de rigueur de la part d'une formation qui à l'ambition de mieux gérer les deniers de l'État est surprenante. Pour mieux défendre la cause progressiste, il serait peut-être préférable de se tourner vers un parti plus « sérieux ».

2007-03-21

Le cahier d'Hector Placide Giat

Cahier d'Hector Placide Giat

du Val de grâce, Paris 27 février 1894

Les pages qui précèdent ont été écrites, il y a bien près de cinquante ans, par M. Meslier, mon beau-frère et aussi mon beau-père, puisque j'ai épousé ma nièce, Renée Meslier, le 9 octobre 1883, à Paris.

Nous aimons à relire ces pages. Nous y retrouvons le souvenir d'un homme qui toute sa vie fut honnête et bon. Nous avons nous-mêmes parcouru le pays qu'il décrit, mais si aujourd'hui je me décide à donner une suite au Journal d'un voyageur en 1846, ce n'est pas pour faire le récit d'un voyage devenu maintenant la chose du monde la plus fréquente. Non, je n'ai rien à ajouter aux innombrables comptes-rendus qui ont paru sur cette matière, mais, depuis 14 ans que j'habite la Cochinchine, j'ai eu l'occasion de faire des chasses intéressantes. Avec la plus grande sincérité, je raconterai ici deux de ces chasses, et quand mes enfants reliront plus tard cette relation, mon ombre tressaillira s'ils disent: “il fut courageux”.

Hector Placide Giat (1894)

Hector Placide Giat mentionne le récit de deux chasses. Le premier ne fut jamais achevé. Le second raconte la chasse qui a valu sa jambe de bois au valeureux et sage Hector Placide, le bien nommé. Voir la transcription complète de cette chasse intitulée Mon deuxième tigre.

Ce cahier a connu bien des aventures depuis son inauguration en 1846. Comme journal de bord, il a d'abord accompagné notre ancêtre René Amédée Meslier d'Anvers à Macao, en passant par Madère, Ténérife, Porto Praia, l'île Christmas, Java et Singapour. Hector Placide Giat, gendre de Renée Amédée, a pris le relais lors de sa convalescence en 1894. Renée Meslier (femme d'Hector Placide Giat et fille de René Amédée Meslier), a ramené le cahier dans ses bagages, lorsqu'elle a définitivement quitté l'Indochine en 1946. Cent ans s'étaient alors écoulés depuis le premier voyage de son père en Asie! En 1959, Renée Meslier, alors âgée de 94 ans, confiait le cahier à son petit fils Jacques Fermé, qui résidait à Fréjus. Or, le soir du 2 décembre 1959, le barrage de Malpasset se rompait et la ville de Fréjus fut inondée. C'est pourquoi le fac-similé reproduit ici est gondolé et délavé. Par chance, le texte est demeuré lisible.

Arbre généalogique

2007-03-18

Le soldat Martines en Tunisie (1)

Monsieur Cirino Martines, originaire d'un petit village de Sicile, a été enrôlé dans l'armée italienne à l'âge de 19 ans et demi. Tandis qu'un de ses frères embarquait pour la Grèce et que l'autre restait en Italie, le soldat Cirino se retrouva en Tunisie, peu avant l'offensive des alliés. De retour sur la ferme familiale, après quatre ans d'absence, il finit par se marier avec une jeune fille du pays. Comme la vie était difficile, en ces temps de pénurie, il décida bientôt de rejoindre un beau-frère installé au Canada. Comme de nombreux Italiens, le jeune Cirino travailla dans la construction. Ah, l'Amérique, elle n'était pas aussi rose qu'on se l'imaginait. La tâche était pénible et les horaires instables du maçon Cirino l'obligèrent vite à abandonner ses cours d'anglais. C'est pourquoi il ne parle toujours que l'italien... et quelques mots d'anglais et de français.

Aujourd'hui, c'est à dire 65 ans après sa mobilisation dans l'armée italienne, Monsieur Cirino, et sa femme, habitent une belle maison du sud d'Ottawa. Un couple d'octagénaires plein d'énergie, avec un sens de l'hospitalité si caractéristique des Méditerranéens. C'est là que j'ai rencontré cet homme, né en 1922, comme ma mère, et protagoniste des mêmes événements que vécut mon père. Monsieur Cirino évoque des lieux qui évoquent à présent la sérénité et la douceur de vivre : montagnes luxuriantes et odorantes de Zaghouan, champs dorés de Pont-du-Fas, ruines romaines dans la lumière éclatante de Pâques.

 

1. L'arrivée en Tunisie

Le 9 janvier 1942, j'arrivai à Udine, au Onzième régiment du génie. C'est là que je commençai ma vie militaire, en tant que conscrit. En août, on nous transporta en Sicile, dans un petit village nommé Novara di Sicilia. Tout le bataillon était occupé à tracer un réseau de routes, en vue de la défense de Messine. On y travaillait au pic et à la pelle, et à coup de mines là où il y avait des rochers. Nous y sommes restés d'août à novembre.

Je me souviens d'un jour, à la fin novembre, quand arriva l'ordre de ramener notre bataillon à Palerme. Nous étions le vingt-neuvième bataillon du génie artilleur, et le génie transportait toujours une grande quantité de matériel. Nous étions campés quelque part dans la colline, à bonne distance de la route carrossable. Et le mauvais temps s'est mis de la partie. Il nous fut très difficile de nous hâter, à cause des fortes pluies. Avec tout ce matériel du génie, il nous a fallu deux jours pour rentrer. De sorte que nous avons raté notre départ pour la Tunisie, où nous avions été affectés. L'état major nous a remplacé par d'autres soldats, et lorsque nous sommes arrivés, en retard, ceux-ci étaient déjà partis à notre place. Nous sommes donc restés à Palerme, et ce ne fut qu'au début janvier que nous nous sommes envolés pour la Tunisie.

À notre arrivée en Tunisie, à peine descendus de l'avion, les officiers nous ont dit : « Les camions sont déjà prêts. Montez sur les camions, on part tout de suite, et n'emportez rien avec vous. Valises, sacs à dos, n'emportez rien, absolument rien. Seulement le fusil et basta! » Et c'est ce que nous avons fait. On est monté sur les camions et ils nous ont transportés à Tunis, dans une caserne. On y a passé la nuit, et le matin suivant, avant même qu'il fasse clair, on nous a remis sur des camions et on nous a expédiés directement sur le front.

Arrivés sur le front, on nous a fait descendre des camions et nous sommes restés immobilisés toute la journée. Nous avons passé la nuit par terre, couchés dans les champs. Le lendemain matin, alors qu'il faisait encore noir, nous nous sommes levés et le premier ordre qui nous vint d'un officier fut de prendre six projectiles de mortier et de les apporter sur les lignes, où étaient disposés les canons de mortier. Car c'était un pays de montagne et les véhicules motorisés ne pouvaient y circuler. Nous devions porter les projectiles sur le dos. Nous avons donc déchargé les projectiles, et on nous a alors envoyés, nous du troisième peloton, on nous a envoyés poser des mines. Il y a quatre pelotons par compagnie et nous étions le peloton mineur. Donc, mon travail consistait à poser des mines, mais pas le jour, la nuit, dès qu'il commençait à faire noir. On partait le soir et on rentrait au matin. Et le travail s'est poursuivi jusqu'au jour de Pâques 1943, quand l'ordre est arrivé d'aller ôter les mines d'un endroit où nous les avions posées. (À suivre...)

Il giorno 9 gennaio del 1942, arrivai a Udine, all'Undicesimo regimento genio Udine. Là è cominciata la vita militare, per recluta. In agosto, fummo trasportati un Sicilia, a un paesetto chiamato Novara di Sicilia. E lì, tutto il bataglione era impiegato a tracciare uno stradale, per la difesa di Messine. E lì si lavorava con pico, palla, e fare meschi per fare le mine dove c'era pietra. Lì siamo stato da agosto a novembre.

Rammento un giorno nelle ultime di novembre, che venne un ordine che il bataglione doveva rientrare a Palermo. Il bataglione veniva chiamato ventinovesimo battaglione genio artigliere. Allora, il genio portava molto materiale. Dove eravamo campati era un posto molto in collina e un poco lontano dalla strada carrozzabile. Allora è capitato forte mal tempo. È stato molto difficile potere abbrevviare il tempo per farla più presto, perchè pioveva forte. E per uscire tutto quello materiale che in genio avevamo, è passato due giorni. Non siamo arrivati in tempo, che noi dovevamo partire per la Tunisia. Allora, il commando a rimpiazzato altri militari, e son' partiti loro. Arrivando in ritardo, gli altri militari avevan' partiti già, e noi siamo rimasti a Palermo. Nelle prime di Gennaio, siamo finalmente partiti per la Tunisia.

Arrivando in Tunisia, per via aerea, gli ufficiali ci hanno detto, appena usciti dell'aero : « Ci sono i camio pronti, mettetevi sui camii che già si parte subito, senza prender' niente. Se avete valigie, zaine, niente, assolutamente. Solamente il moschetto e basta! » Ed infatti, abbiamo fatto così. Salendo sui camii, ci hanno portati direttamente nella città di Tunis, in un posto militare. Lì, si è dormito la notte, e poi, alla mattina, presto che ancora era buio, ci hanno messo sui camii e siamo partiti direttamente per il fronte.

Arrivando lì, al fronte, siamo scesi dei camii e siamo stati fermi tutta la giornata. Alla sera si e dormito per terra, nei campi. La mattina dopo, ancora stava buio, ci siamo alzati, e il primo ordine che un ufficiale ha detto, è che ognuno di noi deve portare sei proiettoli di mortaii, che ci hanno l'elica et pesano un pochetto. Ognuno di noi, i sei proiettoli di mortaii li dovevamo portare direttamente in linea, dove c'erano i mortaii appiazzati. Perchè lì, era tutto montagne, e non potevano arrivare gli automezzi. Gli dovevamo portare a spalla. Abbiamo consegnati quei proiettoli, e dopo, ognuno di noi terzo plotone, in ogni compagnia ci sono quattro plotoni, ci hanno messi a metter' le mine. Il plotone minatore. Sia mine per la truppa, sia mine per gli automezzi. Dunque, il mio lavoro era di metter' le mine, però non di giorno. Di notte, quando cominciava a far' buio la notte. Uno partiva alla notte e si ritirava alla mattina. Dopo, continuando quel lavoro, il giorno di Pasqua, del 1943, è venuto un ordine che dovevamo andare a togliere le mine a un posto dove le avevamo messe.

Propos recueillis et traduits de l'italien par Renaud Bouret

Voir la suite de cette entrevue

2007-03-14

La langue d'Hollywood (2)

« Hey, knock it off, will you? »

Il suffit souvent d'une centaine de répliques pour étoffer un scénario hollywoodien… (suite de La langue d'Hollywood (1)).

Doute

— I don't know whether I can make it. (En réalité, il réussira.)
— I think I've got a big problem.
— That's exactly what they're waiting for.
— I don't feel very comfortable with it.
— What are you gonna do? — I don't know, I really don't.
— Are you positive? Absolutely positive? — Of course I am. (On avertit le spectateur qu'il assiste à des événements extraordinaires.)

 

Critique

— You're not being funny. — I'm not trying to. (On ne sait pas trop ce qu'elle lui reproche, mais elle n'est pas d'accord avec lui. Ce qui compte c'est que le conflit existe.)
— Hey knock it off, will you?
— Are you trying to get me in trouble?
— Hey, who do you think you are?
— What are you talkin' about?
— That's all you have to say?
— Don't you ever do that again.

 

Opposition

— Hey, what do you think you're doing?
— How did you expect to get away with it?
— Don't you think you're gonna get away with this, 'cause you won't.
— Why don't you mind your own business?
— Which side are you on?
— I'm afraid it's not enough.
— That's not what I'm asking you.
— You shouldn't have done that, you made a big mistake. (Le héros s'est fait un ennemi implacable et sournois dont il ne triomphera qu'avec difficulté.)

 

Défi

— Let's settle the whole thing. (Que le spectateur se tranquillise, la bagarre aura lieu.)
— Now listen carefully.
— That's what you want, ain't it?
— I hope I made myself clear.
— Do I make myself clear?

2007-03-11

Indigène, primitif, sauvage et civilisé

Le paysan trinque avec le citadin
(Peinture de Takeuchi Seihô)

À notre époque de rectitude politique, pour ne pas dire de tartuferie, certains mots qui évoquent une réalité désagréable sont devenus condamnables. On les remplace alors par d'autres mots, qui sont bien vite contaminés par cette même réalité, et qui deviennent à leur tour péjoratifs. Le phénomène n'est pas nouveau, mais aujourd'hui les mots s'usent de plus en plus vite.

Parmi les mots cités dans notre titre, seul « civilisé » possède encore une connotation positive. Désormais, il n'y a plus d'indigènes, plus de primitifs, plus de sauvages. Nous avons tous droit au titre de « civilisé ». Mais si tous les hommes sont civilisés, l'expression « homme civilisé » devient un pléonasme et le mot « civilisé » superflu. D'ailleurs, le mot « homme » figure peut-être aussi sur la liste de proscriptions…

Pourtant, si ces mots ont été créés, c'est qu'ils permettaient de nommer une réalité. Un beau jour, l'homme a inventé la ville, et depuis, c'est dans les villes que se produisent les principales innovations culturelles et techniques. Le civilisé est, littéralement, l'habitant de la cité, comme le sauvage est l'habitant de la forêt et le païen l'habitant du village. Quant à l'indigène, il est tout simplement celui qui est né dans le pays. L'aborigène est celui qui vivait sur les lieux depuis le début, tandis que l'autochtone provient de la terre même où il habite encore. Les primitifs sont les premiers hommes, ou ceux qui vivent encore comme eux, c'est-à-dire sans connaître l'écriture. Il n'y a rien d'étonnant à ce que les premiers hommes (les primitifs) aient précédé les citadins (les civilisés).

pagus (village) donne : païen, pays, paysan.
villa (ferme) donne : village, vilain.
burgus ([ville] fortifiée) donne : bourgeois.
silva (forêt) donne : sauvage, Sylvie, Sylvestre.
genere (engendrer) donne : indigène, gens, génération, génie, Genèse.
primus (premier) donne : primitif, primauté, primate, primaire, prince.
civis (citoyen) donne : civil, civilisé, cité, citadin.

Toute cette discussion a commencé le jour où nous nous sommes donné rendez-vous dans un restaurant indien. Un convive pressenti a cru d'abord qu'il s'agissait d'un restaurant « autochtone ». Selon lui, nous aurions dû parler d'un restaurant hindou, et, dans un cas comme dans l'autre, le mot indien était à éviter. Un autre membre du groupe affirma alors que les Hindous n'existent plus : depuis que l'Inde est indépendante, le mot hindou doit être banni (il semble que ce peuple se soit évanoui dans un nouveau melting-pot). Quelqu'un a osé dire que les Indiens relevaient d'une très vieille civilisation, d'où la qualité de leur cuisine. On lui a répondu que ces remarques étaient plutôt méprisantes pour les autres peuples. Le mauvais génie de la bande a alors suggéré de choisir un restaurant au hasard, puisque toutes les civilisations, et donc toutes les cuisines, se valent. C'était aller un peu loin en affaire, et les estomacs n'ont pas permis ce sacrifice au dieu de la rectitude politique.

Post Scriptum

Un étudiant originaire de Manouane me donne son point de vue sur la question. Il dit faire partie du peuple Attikamekw, dont il comprend la langue sans toutefois la parler couramment. De façon plus générale, il se considère comme un Indien. Selon lui, le Canada est peuplé d'Indiens, de Métis et d'Européens (ce dernier groupe inclut toutes les personnes originaires de l'ancien monde, y compris les Asiatiques et les Africains). Le mot Indien n'a rien de péjoratif : « C'est comme ça qu'on s'appelle entre nous, à l'échelle du Canada. Il est clair que ce nom date de l'arrivée des Blancs, puisqu'il sert justement à nous distinguer d'eux. » Par contre, le terme Amérindien, composé de deux mots étrangers, lui paraît artificiel et absurde, voire condescendant. Quant à Autochtone, « Ce n'est pas un nom de peuple, il y a des autochtones partout dans le monde, pourquoi les Indiens seraient-ils les seuls à ne pas avoir de nom? » Premières Nations lui convient à peu près, à cause de sa résonnance historique. Ce jeune homme en profite pour m'entretenir sur la plaie bureaucratique qui afflige la réserve : « Ils démolissent une maison si on la construit sans permis ailleurs que dans l'endroit insalubre qu'ils ont choisi. »

2007-03-07

Chansons

On joue, dans le coin, diverses chansons japonaises de la fin des années 1960, et beaucoup me séduisent instantanément, paroles, musique et interprétation. La plupart ont été composées avec des guitares sèches ou des pianos acoustiques. Histoires simples mais évocatrices, voix riches et subtiles. Quelques arrangements agacent, peut-être. Ils sentent trop la mode… la mode de la mode… et la mode, c'est ce qui se démode. Un simple détail, après tout.

Bai Lide à Cuba en 1995 Bai Lide à Cuba

Beaucoup de chansons actuelles (à partir de 2000), du Japon et d'ailleurs, me laissent froid, pour la plupart. Réflexe de vieux croulant? Peut-être. Les paroles détonnent avec la mélodie, les accents des mots ne correspondent pas à ceux de la musique, les phrases sont plus niaises que naïves. Les voix sont plates, truquées, sans subtilité, noyées par les instruments. L'orchestration est écrasée par une batterie électronique, tout droit sortie d'un fichier midi.

Pourquoi mes chansons déplaisaient-elles à mes parents? Pourquoi celles de mes enfants me consternent-elles? Simple phénomène de génération? Trop facile, trop banal, trop éculé, trop superficiel. Il doit y avoir une autre réponse, comme toujours.

En voici une d'explication, toute simple mais peut-être fausse. Ces chansons japonaises, inconnues, je les écoute avec mes oreilles. Les jeunes écoutent leurs tubes avec les yeux. Les vieux écoutaient leurs rengaines avec les pieds.

Moi, je ne connais des chanteurs que le nom. Quelle tronche ont-ils, comment sont-ils fringués, combien sont-ils cotés en Bourse? Je l'ignore. Pour moi, ils ne sont que des voix : éclatantes, chaleureuses, éraillées, espiègles, emphatiques, émouvantes, parfois pitoyables. Par contre, quand mes parents découvraient une chanson, c'était à travers la danse. Et lorsqu'ils l'entendaient à la radio, elle évoquait les plaisirs du bal, des corps essoufflés, des pas habiles, des sourires échangés. Quant aux jeunes, leurs chansons naissent dans les vidéoclips. Ils les voient avant de les entendre. D'ailleurs, certains n'ont peut-être jamais chanté eux-mêmes. Peu importe alors que beaucoup de ces chansons soient composées par des ignares, qui recherchent la rime pauvre, qui ne connaissent que trois accords et qui n'en utilisent que deux, qui créent des mélodies sur une note et demi, et qui ne maîtrisent que ce sale robot de synthétiseur.

Les choses que ces chanteurs produisent ne sont peut-être pas toujours des chansons, mais elles restent, malgré tout, chargées de sens pour leurs groupies. Si on ne s'entend pas entre générations, c'est tout simplement parce qu'on ne parle pas de la même chose.

2007-03-04

Pensées à la tombée du jour

Soir d'hiver dans une ville du Nouveau monde
Ni fumée, ni lumière à travers les branches.
Par dessus les toits sans vie,
Le nordet aspire un reste de tempête.

Ciel d'orient, ciel de ponant.
Reflet presque effacé du village natal,
Pluie d'or et de pourpre des jours heureux
Sur un horizon de cheminées étrangères.

2007-03-03

Invisible mais pas inodore

Photo de Renaud Bouret Dernière neige sur Gatineau
Photo: Renaud Bouret

À première vue, cette photographie représente une quelconque cabane au Canada, au lendemain d'une de ces tempêtes de neige qui précèdent le printemps. Mais, comme la première neige, la dernière est souvent l'occasion de rencontres inattendues.