2012-10-08

S’obstiner sur les fins et non sur les moyens

L’histoire se passe à l’époque des derniers téléphones fixes. Il fallait alors se lever à tout bout de champ pour répondre aux casse-pieds qui prennent un malin plaisir à importuner les honnêtes citoyens, quand ceux-ci sont tranquillement écrasés dans leur fauteuil à lire le journal en mangeant des cacahuètes.

Depuis quelques temps, je reçois des appels étranges :
— Allô? Êtes-vous Monsieur Untel? Avez-vous reçu mes documents sur le placement X?
— Vous avez dû faire un faux numéro.
— Ah bon, excusez-moi.

Le lendemain, nouvel appel.
— Allô! Bonjour Monsieur Untel. Ça s’est bien passé avec les Américains, à Toronto, pour les obligations à long terme?
Ça finit par devenir agaçant.
— Mais qui appelez-vous, au juste? Qui est ce Monsieur Untel?
— Ben j’appelle Monsieur Untel, à la banque Ontario Dominion. C’est pas vous?

Et ça recommence, tous les jeudis, et parfois le lundi ou le vendredi, et même le mardi et le mercredi. Sans compter les messages qui s’accumulent dans ma boîte téléphonique, et auxquels je ne réponds jamais.

Je finis par prévenir la banque. De standardiste en secrétaire, je tombe finalement sur une gestionnaire, qui nie d’emblée l’existence du problème :
— C’est impossible, vous devez faire erreur.
J’ai beau lui jurer que tous ces appels sont bien réels, que je n’ai pas rêvé, et que le nom de la banque a été clairement prononcé, elle refuse catégoriquement de me croire.
Il est évident qu’elle me prend pour un gâteux, c’est pour elle la seule explication plausible.
Naturellement, elle refuse de procéder à la moindre vérification.

Nouveaux appels intempestifs, deux ou trois fois par semaine. Je réponds d’un ton toujours plus bourru :
— Allô Monsieur Untel?
— Méchant numéro!
Mais après m’être énervé en vain pendant un bon bout de temps, je laisse mon intelligence reprendre le dessus. La prochaine fois, je demanderai à mon interlocuteur où il a obtenu mes coordonnées. Quelle bonne idée, il suffisait d’y penser. J’attends désormais avec impatience la sonnerie du téléphone.

Enfin, après une période d’accalmie qui me paraît relativement longue :
— Allô? Je pourrais parler à Monsieur Untel? C’est de la part de « Djo ».
— Excusez-moi, mais est-ce que vous le connaissez personnellement, ce Monsieur Untel?
— Non mais j’ai une question à lui poser sur les fonds de placement à croissance progressive.
— Dites-moi… Où avez-vous obtenu ce numéro de téléphone?
— Ben, comme tout le monde, dans l’annuaire de la banque.

Me voilà mieux armé pour rappeler la banque Ontario Dominion. Après une valse de transferts, on me passe une autre gestionnaire, qui me reçoit sèchement. Officiellement, elle considère mon appel comme une plaisanterie de mauvais goût, mais je sens bien que si j’insiste, elle me prendra carrément pour un fou dangereux. Comme notre conversation ne mène manifestement nulle part, je décide de m’adresser à une personne mieux placée qu’elle dans la hiérarchie. Et en effet, après une nouvelle série de transferts, une dame, plus courtoise que la précédente, me répond… en anglais. Elle me promet de faire une petite enquête et de me rappeler bientôt. Je prend soin de lui demander son nom. Une certaine Madame Shirley X, dont le titre approximatif signifie « Directrice des Services de la Gestion des Relations et du Développement des Ressources (DSGRDR) ».

Avec la banque Ontario Dominion, allez savoir pourquoi, ce sont toujours des hommes qui m’appellent et des femmes qui me répondent. Peut-être cela fait-il partie des mœurs bancaires canadiennes.

La semaine suivante, je réussis à joindre Madame Shirley. Car cette dernière ne m’a évidemment pas rappelé.
— Ah oui, ça me revient, fait-elle de sa voix douce et ferme. J’ai trouvé la raison de ces appels. Votre numéro de téléphone figure dans l’annuaire interne de la banque Ontario Dominion, à côté du nom d’un de nos courtiers. Vos deux numéros sont presque les mêmes, ils ne diffèrent que d’un chiffre.
Je lui fais remarquer que un seul chiffre ou tous les chiffres, le résultat est le même, qu’il est fatigant de se lever chaque fois que le téléphone sonne pour rien, et qu’il est encore plus pénible de devoir effacer tous ces messages sur mon répondeur. Elle concède en effet, que tout cela est regrettable, même si elle n’est pas convaincue à propos du répondeur, « c’est facile de faire le ménage, dit-elle, you know Renaud, d’ailleurs avez-vous pensé à utiliser un téléphone sans fil qu’on peut garder à côté de soi, ils sont épatants », mais bref, il n’y a pas grand chose qu’elle puisse faire.

On a beau dire, moi je trouve ça sympathique que les Anglaises nous appellent par notre prénom, même si on ne les connaît ni d’Ève ni d’Adam.

Mais bon, revenons à nos moutons :
— Pourquoi est-ce que la banque Ontario Dominion ne met pas tout simplement son annuaire à jour?
— Mais Rinode (Renaud), vous savez, il vient juste d’être imprimé le mois dernier, et il a été distribué à toutes les succursales. Il faudra attendre la sortie du prochain annuaire.

Oh que ça va être long!

Je souligne que cette erreur de numéro doit causer encore plus de désagrément à la banque qu’à mon humble personne. Mais j’ai beau insister, je n’obtiendrai rien. Madame Shirley utilise une tactique de résistance passive, Ô combien canadienne, qui consiste à refuser poliment de faire le moindre pas jusqu’à ce que l’adversaire abandonne la partie. Là où l’Américain se fendrait en quatre pour trouver une solution à votre problème, le Canadien (anglophone ou francophone) trouve moins fatigant, et surtout plus prudent, de ne rien faire. Non seulement ça marche neuf fois sur dix, mais les victimes s’en accommodent fort bien.Asinus asinum fricat.

Me revoilà seul, chez moi, à ruminer contre les banques et les importuns. Tiens, en attendant, je vais supprimer mon abonnement au répondeur téléphonique. Écouter des messages téléphoniques en rentrant du bureau, c’est comme regarder l’enregistrement de la partie de hockey de la veille, alors qu’on connaît déjà le vainqueur. « Allô, ici le “Groupe Vision Pelouse International”, on doit passer dans votre quartier, un camelot a laissé un dépliant dans votre boîte à malle. Nous vous offrons une réduction… ». Clac! Suivant! « Allô, c’est Mélanie, il est quatre heures trente, on est jeudi, j’ai essayé de t’appeler un peu plus tôt… ». Clac! Suivant! Je sais qu’on est jeudi, et de toute façon je ne connais pas de Mélanie!

Parlez-moi du « direct », au moins l’imprévu est toujours possible, mais le « différé », pouah, c’est lent, c’est mou, ça manque de suspense. Il y a longtemps que je n’éprouve plus aucun plaisir à faire défiler les messages tous les soirs. Si je dois en plus me taper les courtiers de la banque Ontario Dominion, non merci! Et en plus, on paie un abonnement pour ça! Fini le répondeur!

Une nouvelle semaine a passé. La neige commence déjà à fondre. Dring! Dring!
— Allô Monsieur Untel, ici « Rodge », de la succursale de Toronto, vous savez que votre répondeur ne marche plus?

Que faire? Restons calme. Mon Dieu, ou Confucius, inspirez-moi!

Une petite voix me glisse à l’oreille : « Le sage doit s’obstiner sur les fins et non sur les moyens. »
Il me faut donc changer de stratégie. Or, la seule façon d’éconduire un casse-pied est de lui rendre la pareille, avec les intérêts.
— Monsieur Untel s’est absenté pour quelques minutes, dis-je, je suis désolé. Rappelez-moi votre nom?
— Je suis Roger Tremblay, il m’avait dit de lui téléphoner à dix heures.
— Ah, oui… Monsieur Tremblay vous dites… Attendez, je crois qu’il a laissé un message pour vous… Un instant, s’il-vous plaît.
Monsieur Tremblay reste silencieux au bout du fil, mais je suis sûr qu’il est ravi d’apprendre qu’on a pensé à lui. Si seulement il savait ce qui l’attend.
Je froisse, devant le combiné du téléphone, la première feuille de papier qui me tombe sous la main, et qui se trouve être le bulletin bilingue de notre député fédéral, dont je n’arrive d’ailleurs jamais à me rappeler le nom.
— Ah… Voilà! C’est ça… Monsieur Roger Tremblay… Euh, Monsieur Untel vous fait dire qu’il refuse de discuter avec vous et qu’il est inutile de le rappeler.
— Quoi!… Mais… mais…
— N’insistez pas Monsieur Tremblay, y veut p'us rien savoir de vous.
Étant donné que « Rodge » me prend pour un simple standardiste, notre conversation a vite fait de tourner court, mais je peux vous assurer que Monsieur Roger Tremblay, fulminant, prépare déjà sa terrible vengeance contre ce pauvre Monsieur Untel, qui ne se doute de rien.

Dès le lendemain, je reçois un coup de fil de Madame Shirley, la Directrice des Services de la Gestion des Relations et du Développement des Ressources de la banque (ou quelque chose du genre). Toujours aussi aimable, même si elle ne m’appelle plus par mon prénom. Elle craignait sans doute de ne pas pouvoir me joindre car elle semble soulagée d’entendre ma voix en chair et en os.
— Monsieur, je voulais vous prévenir que nous avons trouvé une solution à votre problème. Nous avons envoyé un message à tous nos agents afin qu’ils corrigent leur bottin téléphonique. Nous nous excusons des ennuis que cela vous a causé. Il se peut que vous receviez encore deux ou trois appels, tout au plus. Si cela devait arriver, seriez-vous assez aimable de les prévenir qu’ils ont fait un mauvais numéro? En attendant, donnez-nous votre adresse et nous vous ferons parvenir un petit quelque chose.

Chouette, recevoir un petit quelque chose d’une aussi grosse banque, ça doit être génial! Et, de fait, je reçus un petit colis le mois suivant. Qu’était-ce au juste? Un agenda? Un calendrier? Un crayon aux armoiries de la banque? Dix ans après les faits, le silence indigné de Monsieur Roger Tremblay résonne encore dans ma tête, mais j’ai complètement oublié en quoi consistait ce précieux dédommagement.

Renaud Bouret

Deux paisibles citoyens prennent connaissance du relevé de leur compte bancaire.
Dessin de Renaud Bouret

2012-05-27

Une nouvelle génération

Une nouvelle génération est peut-être en train d’émerger.

Ma génération (née autour des années 1950) a connu la liberté individuelle, l’utopie révolutionnaire, la cause nationale et l’État-providence. La génération suivante (née autour des années 1970) a connu le confort. La nouvelle génération (née autour des années 1990) a connu le néolibéralisme, les familles recomposées et la dégradation de l’environnement.

Un Québécois de la génération XY
Dessin de Renaud Bouret

Jusqu'à tout récemment, cette nouvelle génération disposait de peu d’espace pour cultiver ses idéaux, dont toute jeunesse est friande.

Malgré le déclin académique de l’école publique, le savoir est maintenant accessible à qui veut l’acquérir, grâce à l’internet. Certains jeunes ne se privent pas d’en profiter.

De même que l’école a perdu le monopole de la transmission d’un savoir harmonisé, la télévision a perdu le monopole du récit politique fabriqué. La jeunesse possède — et diffuse — ses propres sources d’information, qui lui permettent de mettre à nu les demi-vérités et les à-peu-près du journal télévisé.

Les moyens modernes de communication — caméras de surveillances, téléphones intelligents, réseaux sociaux, etc. — ont fait craindre, dans un premier temps, l’avènement du Meilleur des mondes. Mais, par un retournement inattendu, c’est aujourd’hui le manifestant qui filme le policier, et la plante qui arrose le jardinier. Dans cette société du soi-disant éphémère où toute l’information reste éternellement gravée sur la Toile, les mensonges fugitifs, qui ont constitué, au fil de la démocratie, l’outil essentiel du pouvoir, acquièrent une permanence imprévue. Les contradictions du discours politique risquent désormais à tout moment d’être exposées en pleine lumière, et d’être diffusées à la vitesse de cette dernière. Verba manent! Ennuyeux pour la vie privée, mais carrément désastreux pour les démagogues.

Les conditions virtuelles de la politisation de la jeunesse étaient donc réunies.

La longue lutte des étudiants québécois, qui s’est heurtée à l’intransigeance et à l’arrogance du pouvoir politique, ainsi qu’à la jalousie des classes les plus soumises, a permis de transformer cette virtualité en réalité. Cent jours de lutte, c’est plus qu’il n’en faut pour mûrir, quand le climat est propice. Et comme toujours, nos dirigeants et leurs valets, qui n’ont pas vu le monde changer, sont en retard d’une guerre.

Bien des révolutions dans l’histoire se sont transformées en eau de boudin. Par contre, chaque fois qu’on prédisait la fin de l’histoire, on est vite tombé sur un os. Il reste donc des raisons d’espérer, grâce à cette nouvelle jeunesse, en un avenir moins cynique et plus généreux.

Les frais de scolarité universitaires québécois, qui étaient de 540 $ en 1989, font un bond de 187 % au début des années 1990. Ils sont ensuite gelés jusqu'en 2006. La hausse de 30 %, survenue en 2007, correspond exactement à la hausse des prix pendant cette période de gel. En dollars constants, les frais de scolarité sont par conséquent les mêmes en 2007 qu'en 1994. Il est donc faux de prétendre que les frais de scolarité n'ont pas augmenté depuis des lustres, ni même qu'ils n'ont pas suivi l'inflation.

Les frais de scolarité ont plutôt tendance à grimper sensiblement d'une génération à l'autre. Entre 1989 et 2016, ces frais auront été multipliés par 7 en dollars courants, et par 4 si on tient compte de l'inflation. Autrement dit, pour être admis à l'université, un étudiant de 2016 devra, tout bien calculé, débourser quatre fois plus ses parents.

2012-04-15

La mer intérieure

Une petite île de la mer intérieure japonaise.
Population : 450 habitants (en baisse).
Population scolaire (école primaire) : 6 élèves

瀬戸内海の港 Seto naikai no minato
Un petit port de la mer Intérieure japonaise
Dessin de Renaud Bouret

Midi, sur la place centrale de l'unique village de l'île. Le directeur de l'école s'apprête à monter à bord du traversier, pour participer à un congrès. Le pilote du traversier est un ancien pêcheur, qui vient de réaliser, il y a peu, son rêve de jeunesse : visiter les îles Saint-Pierre et Miquelon.

Les élèves du secondaire (2 collégiens et 1 lycéen) doivent se rendre sur le continent, à une quinzaine de kilomètres. Une navette scolaire vient les chercher tous les matins, et les ramène tous les soirs. Il est question de supprimer cette navette l'an prochain.

島民二人 Tōmin futari
Deux insulaires
Dessin de Renaud Bouret

2012-04-08

L'affiche rouge

Quinze bobines patibulaires publiées dans le Quotidien du peuple, le 31 juillet 2009.

Quinze dangereux jeunes gens soupçonnés de comploter contre l'harmonie sociale.

Quinze visages oubliés au fond d'un tiroir.


Que sont devenus leurs propriétaires, au regard si familier?

Combien d'innocents figuraient parmi les quinze?

Se peut-il qu'un seul d'entre eux soit encore en liberté?

Qu'il respire encore aujourd'hui?

Dessins de Renaud Bouret

2012-03-08

Le coup du « directeur Wang »

Un jour que j'accompagnais des professeurs et des étudiants en Chine, la cheftaine de la délégation émit le souhait, à l’escale de Vancouver, de traverser le Pacifique en première classe. Je lui promis d'aller plaider sa cause, ce qui me fournissait un prétexte pour faire connaissance avec la charmante préposée du comptoir d'Air Chine. Étant alors désespérément célibataire, et malgré ma timidité naturelle, je ne ratais jamais une occasion de bavarder avec une jolie fille.

La jeune préposée me regarda gentiment et me répondit sans méfiance, comme si nous nous connaissions depuis toujours, et nullement étonnée de m'entendre parler chinois. J'avais presque un pied en Chine.
— Il faudrait revenir plus tard, Monsieur, quand le directeur Wang sera arrivé. Nous tâcherons alors de faire quelque chose pour vous.
L'hôtesse, pas bête pour deux sous, se débarrassa ainsi de moi avec un simple sourire.

Une heure après, alors que nous nous apprêtions à embarquer, je réitérai poliment ma requête au chef du comptoir.
— Êtes-vous le directeur Wang?
— Je suis désolé mais le directeur Wang a été retenu. Il ne viendra pas à l'aéroport cet après-midi.
— C'est fâcheux, car il aurait pu faire transférer le chef de notre délégation en première classe, c'est du moins ce qu'on m'avait suggéré.
— Si le directeur Wang vous l'a promis, il n'y aura pas de problème. Dès que les autres passagers seront enregistrés, nous allons arranger ça.
C'est ainsi que, grâce à une méprise et sans que j'aie eu besoin de mentir, un privilège fut accordé à une de mes connaissances.

La Chine vue du ciel
Photo : Renaud Bouret
 

Quelques années plus tard, un jour que je restais cloué à l'aéroport de Pékin, il me vint l'inspiration d'user du même subterfuge. Ma correspondance pour Dalian avait été supprimée à l'improviste et je redoutais de passer la nuit sur la banquette d'une salle d'attente, entouré de mes seuls bagages et assommé par douze heures de décalage horaire.
— Mademoiselle, demandai-je poliment à la préposée, savez-vous pourquoi mon vol pour Dalian a été annulé?
— Attendez un instant…
Elle se mit à fouiller sur son terminal pendant que je la fixais avec un mélange d’admiration et d’angoisse.
— Ah voici, enchaîna-t-elle, l'avion n'est pas parti pour Dalian ce matin, donc il n'a pas pu revenir ici.
Réponse d'une logique imparable. Et toujours avec les habituels yeux charmeurs des hôtesses chinoises.
— Mais Mademoiselle, est-ce qu'il y aura un autre vol pour Dalian aujourd'hui?
— Euh, oui, en effet, dans une heure, vol 888.
— Alors, transférez-moi sur ce vol (qui, soit dit en passant, est doté d'un numéro de bon augure).
— Mais c'est impossible, Monsieur, à moins que vous n'achetiez un nouveau billet.

Comme j'insistais, la préposée me suggéra d'adresser ma demande au comptoir chef, situé au milieu du hall. Une seconde employée, plus âgée mais encore plus élégante que la première, m'accueillit avec le sourire.
— On m'a dit que vous pourriez me transférer sur l'autre vol, suggérai-je. Il reste de la place, nous avons déjà vérifié.
— Je ne sais pas si j'ai le droit, hésita-t-elle.
— Mais si, osai-je sans même l'avoir prémédité, le directeur Wang a trouvé un vol pour moi.
Et, instinctivement, je montrai du doigt le comptoir que je venais de quitter, tout là-bas. La première préposée, qui m'avait suivi des yeux, nous fit un signe d'intelligence, qui fut interprété, à tort, comme une confirmation de mes dires. J'obtins ainsi le siège convoité et, grâce à ce contretemps, j'arrivai même à destination avant l'heure prévue!

Étant donné que la Chine compte 90 millions de Wang et une armée de directeurs, je prends désormais pour acquis que tout bureau, tout point de service, toute institution digne de ce nom, compte dans ses rangs un directeur Wang, le plus souvent invisible. De la même façon, on trouvera sans faute, à la réception de l’hôtel, chez le coiffeur ou dans l’atelier de mécanique, un dénommé Petit Liu. Et il n’existera ni club de taïchi, ni fanfare municipale, ni association des colombophiles sans au moins un père Zhang. Il s’agit d’un fait de civilisation essentiel, que les ouvrages sur la Chine passent malheureusement sous silence, et que nous révélons aujourd’hui, pour le plus grand bénéfice des voyageurs, des aventuriers et des amis du peuple chinois.

2012-03-06

Robot japonais, robot québécois

Au Japon, et dans les pays voisins, les camions émettent un message d’avertissement lorsqu’ils reculent. Un message composé de phrases véritables, dans l’idiome local. D’ailleurs, au Japon, la plupart des machines parlent, dans une langue élégante et soutenue.

Les ascenseurs, les entrées de stationnement et les baignoires susurrent, d’une douce voix féminine :
« Le bain de Votre Seigneurie est prêt, à la température de 41 degrés. »
Pour les trains ou les camions, cependant, la voix masculine est de rigueur :
« Le train à destination de Nishinomiya, Ashiya, Osaka va bientôt entrer en gare, veuillez vous tenir en deçà de la ligne jaune. »
« Attention! Ce véhicule est en train de reculer! »
On ne saurait être trop autoritaire quand quelqu’un risque de se faire écraser.

Le train entre en gare, réglez vos montres!
(Photo : Renaud Bouret)

 

Lorsqu’il visite un pays occidental, le Japonais découvre avec stupeur que nos camions ne sont pas encore parvenus au stade du langage articulé. Nos poids lourds se contentent de balbutier des « Tut-tuut, Tut-Tuut » ou des « Pi-Pou, Pi-Pou ».

L’explication classique de ces différences est la suivante : en Occident, encore imbibé de tradition chrétienne, seul Dieu a le droit de créer un être humain à son image. La machine doit rester une machine, surtout si elle ressemble à une machine. Il y a bien des robots qui parlent, dans les films ou dans les musées, mais encore faut-il que leurs voix sonnent comme des casseroles. En Extrême-Orient, où les dieux sont multiples et peu autoritaires, le tabou de la machine qui parle n’existe pas.

Téméraire jeunesse, qui empiète sur la ligne jaune.
(Photo : Renaud Bouret)

 

Quelle n’est donc pas ma surprise, en appelant le Collège de Limoilou, de constater que le robot téléphonique s’exprime à la première personne : « Veuillez patienter pendant que je transfère votre appel. » Cette fois, Dieu est bien mort. Ou bien, nous sommes en train de nous japoniser… À moins qu’il ne s’agisse d’une énième étape de l’infantilisation de la société : le « je » ne devient-il pas haïssable lorsqu'on a passé l'âge de raison?

Un jour que je servais d’interprète à une spécialiste chinoise du papier découpé, dans une école primaire de l’Outaouais, je fus surpris d’entendre l’institutrice déclarer à la cantonade : « Je m’assois. Je pose mes mains sur mon pupitre. Je respecte les autres. »

Si tu veux t’asseoir, assieds-toi, pensai-je. Pourquoi l’annoncer à tes élèves? A-t-on besoin de se livrer à ces humiliantes professions de foi lorsqu’on est maîtresse à bord après Dieu? Bizarre, étrange, sensation de déjà vu… Institutrice en chair et en os, ou robot de Limoilou sous la peau d'un androïde?

Soudain, je compris. Ce n’est pas à elle-même que la maîtresse s’adressait, mais à ses élèves. C’est l’élève qui s’assoit et non la maîtresse. Le « je » a valeur de « tu ». La première personne de l’indicatif a remplacé, au sein de notre système scolaire, la deuxième personne de l’impératif. Ainsi, une phrase entendue dans la cour d’école, telle que « Farmez vos yeules! », se traduira, en novlangue, par « Je me tais ».

Autrefois, le premier jour d’école marquait l’entrée dans le monde, loin des jupes de sa mère. Désormais, on restera un enfant jusqu’à ce que la vie en décide autrement.

2012-01-23

Imparfait, passé simple et baignoire grand format

Elle commence par planter le décor : « C’était dans un château, il y avait une grande baignoire remplie d’eau chaude, tu étais avec une inconnue… »

Tous ses verbes sont à l’imparfait.

Soudain, elle hésite sur le temps à employer : « … tu étais avec une inconnue… j’aurais dû m’enfuir… ».

Elle voit bien que ça ne colle pas. Je lui suggère un « je devais m’enfuir », mais, réflexion faite, son hésitation est un signe qui ne trompe pas : son récit est arrivé à un tournant. Je me corrige : « Tu aurais aussi pu dire “je dus m’enfuir” ou, en langage parlé d’aujourd’hui, “j’ai dû m’enfuir” ». (Dans cet article, nous considèrerons le passé simple et le passé composé comme équivalents.)

Ce que les héros de l’histoire pouvaient apercevoir depuis la salle de bain du château…
(Photo : Renaud Bouret)

Les grammaires racontent beaucoup de choses sur l’imparfait et le passé simple. L’imparfait rapporterait un évènement habituel ou répétitif, sans début ni fin bien marqués. Le passé simple servirait à décrire un évènement ponctuel, bien délimité dans le temps. Mais la question n’est pas là.

Le choix de l’imparfait ou du passé simple ne dépend pas des évènements qui sont en train d’être décrits, mais plutôt du point de vue que le narrateur a choisi d’adopter. L’imparfait est la marque du présupposé, du choix fermé : tout est joué d’avance. Le passé simple est la marque du choix ouvert : tout est encore possible.

La narratrice a donc décidé de présenter ses trois premiers énoncés comme des faits entendus d’avance : « C’était dans un château, il y avait une grande baignoire remplie d’eau chaude, tu étais avec une inconnue… ». Mais à partir de là, plus rien n’est joué, tout peut encore se produire, d’où le passage de l’imparfait au passé simple/passé composé : « j’ai dû m’enfuir. ».

La narratrice aurait pu bifurquer de l’imparfait au passé simple à n’importe quel point de son récit : « C’était dans un château, il y avait une grande baignoire remplie d’eau chaude, tu étais avec une inconnue, je devais m’enfuir, je ne trouvais plus la porte, et c’est alors que tu m’as vue. ».

Cela montre bien que le passage de l’imparfait au passé simple véhicule un message subjectif (l’optique du narrateur) et non objectif (la description des faits).

Le modèle serait le suivant :

Imparfait [+ Imparfait + … + Imparfait] + Passé simple

Si on ne conserve qu’une seule proposition à l’imparfait, on retrouve la structure chère aux grammaires traditionnelles, qui se contentent de la décrire sans l’expliquer : « Je lisais tranquillement quand le téléphone sonna, etc., etc. ».

En fait, rien n’empêche d’enfiler les propositions au passé simple/passé composé les unes après les autres : « … tu étais avec une inconnue, j’ai dû m’enfuir, je n’ai pas trouvé plus la porte, et c’est alors que tu m’as vue. ».

Le modèle complet serait alors :

Imparfait [+ Imp. + … + Imp.] + [P. simple + … + P. simple] + Passé simple

En somme, tous les éléments présentés comme informatifs sont marqués par le passé simple. Ces éléments sont précédés des éléments considérés comme présupposés, qui portent la marque de l’imparfait. Les éléments informatifs sont, bien entendu, ceux que l’interlocuteur ignore encore. Les éléments présupposés sont, au contraire, ceux qui sont déjà connus ou censés être connus de l’interlocuteur, au moment où celui-ci va être être mis au courant des éléments informatifs.

Éléments présupposés + Éléments informatifs

Éléments présupposés = choix fermé : tout est déjà déterminé
Éléments informatifs = choix ouvert : tout peut encore arriver.

On aura compris que le récit proposé ici, qui ne brille ni par le fond ni par la forme, était le compte-rendu d’un rêve. On aura compris également que la narratrice n’a pas le français pour langue maternelle, ce qui a l’avantage de mettre en lumière des procédés linguistiques que les automatismes habituels tendent normalement à cacher.

2012-01-13

Le mondialisé™

La mondialisation c’est la substitution du temps par l’espace, c’est l’oubli de sa propre histoire et de son propre destin, c’est l’universalisation du présent.

  • Le mondialisé™ ne voit dans l’avenir qu’un présent techniquement amélioré.
  • Le mondialisé oublie le passé, qui l’ennuie, et nie l’avenir, qui le dérange.
  • Le mondialisé confond le contenu et le contenant, il confond la connaissance et le libre accès à l’information, il confond le savoir et les outils de communication, il confond la glace et la glacière, il confond la pipe et le dessin d’une pipe, il confond le bifteck et le mot bifteck.
  • Le mondialisé confond le bonheur, qui est une construction éminemment temporelle, et les loisirs, qui l’isolent irrémédiablement dans le présent. Il se réjouit des bienfaits ludiques de la technologie, stade suprême de cet isolement.
  • Le mondialisé, qu’il soit de gauche ou de droite, transcende les barrières idéologiques.
  • Pour le mondialisé, il n’existe pas de crise sociale, il n’existe que des crises économiques.

Un mondialisé de droite  

Quelques poncifs chéris des mondialisés :

  • Les jeunes d’aujourd’hui ont bien plus de connaissances que ceux de notre époque.
  • À quoi ça sert d’apprendre des dates par cœur (sous-entendu « à quoi ça sert de connaître l’histoire »), il vaut mieux apprendre l’anglais, c’est plus utile.
  • (Variante) Il vaut mieux étudier l’économie que La Princesse de Clèves.
  • C’est peut-être la crise, mais de toute façon, on s’en est toujours sorti.

Un mondialisé de gauche
(Dessins : Renaud Bouret.
Couleurs : Rié Mochizuki)

La mondialisation, c’est la généralisation du présent occidental au reste du monde. En échange, le mondialisé occidental sacrifie généreusement ses propres traditions pour s’accommoder des traditions de l’autre. Il n’a rien à craindre, car pour lui, les traditions des non-Occidentaux ne représentent qu’une marque — passéiste, folklorisée, et donc rassurante — du retard de ces peuples.