2007-02-28

Un sophisme qui a la cote

Un homme respectable - Dessin de Renaud Bouret (1979) Un homme respectable - Dessin de Renaud Bouret (1979)

Avis : Les textes publiés dans cette section proposent des réflexions et non des opinions; des hypothèses et non des certitudes; un éclairage particulier et non une vue d'ensemble. Les arguments évoqués méritent d'être critiqués et non d'être censurés. (Giordano Bruno)

Parmi les déductions suivantes, lesquelles vous semblent être correctes?

  • Tous les pyromanes sont des hommes, donc tous les hommes sont pyromanes.
  • Les incendiaires de bus sont souvent des fils d'immigrés, donc les fils d'immigrés sont souvent des incendiaires de bus.
  • La plupart des chômeurs sont des femmes, donc la plupart des femmes sont au chômage.
  • Un violeur peut être n'importe qui (jeune, vieux; cravaté, débraillé; bourgeois, prolétaire; etc.), donc n'importe qui peut être un violeur.
  • Les bourreaux d'enfants ont généralement été eux-mêmes battus par leurs parents, donc les enfants battus ont de fortes chances de devenir à leur tour des bourreaux d'enfants.

À vrai dire, toutes les affirmations ci-dessus sont construites sur la même erreur méthodologique, sur une fausse réciprocité qui consiste à attribuer à tout un ensemble les propriétés d'un de ses sous-ensembles. Le tableau suivant, tiré de l'enquête de J. Kaufman et E. Ziegler de l'Université Yale (in Sciences Humaines, no65, octobre 1996), nous permettra de mieux comprendre le mécanisme de ce vice de raisonnement.

Sur 282 parents admis à l'hôpital pour des soins divers, on a constaté que 49 d'entre eux avaient été maltraités autrefois par leurs parents, et que 10 d'entre eux maltraitaient leurs propres enfants. Ces deux derniers chiffres représentent respectivement le total de la première ligne et de la première colonne du tableau ci-dessous.

Enfants maltraitésEnfants non maltraitésTotal
Parents maltraités94049
Parents non maltraités1232233
Total10272282

Que doit-on déduire de ce tableau? On peut d'abord affirmer que la presque totalité (9 sur 10) des enfants maltraités étaient issus de parents maltraités. Cela confirme la croyance populaire. Mais il est clair que la réciproque n'est pas vraie, puisque l'immense majorité des parents maltraités (40 sur 49) ne maltraitent pas leurs enfants.

Attribuer à un individu certaines caractéristiques fréquentes de son groupe est déjà hasardeux : même s'ils ne sont pas légion, il existe des Japonais qui ne mangent jamais de poisson cru, des Texans qui dédaignent le bifteck et des Italiens qui « haïssent » la pasta asciutta. Mais ici, l'erreur va bien plus loin puisque, le plus souvent, on attribue à tout un groupe des caractéristiques qui ne concernent qu'une infime minorité de ses membres.

Le dictionnaire Webster abrégé, qui était inclus dans les fournitures scolaires de notre école de l'Iowa, contenait une série de maximes, dont celle-ci : « Tous les étrangers ne sont pas des faux-monnayeurs, mais tous les faux-monnayeurs sont probablement des étrangers ». Cette proposition est-elle si abominable qu'elle en a l'air? Contrairement aux phrases citées plus haut, celle-ci ne contient aucune erreur logique. Elle pourrait être fausse comme elle pourrait être vraie, mais elle ne saurait être absurde. Peut-être souligne-t-elle simplement le fait que les faux-monnayeurs préfèrent se livrer à leurs activités loin de leur patelin, là où personne ne les connaît.

La bêtise est souvent plus redoutable que la méchanceté. Ceux qui se targuent de lutter contre les préjugés devraient savoir que des rudiments de méthodologie sont plus utiles que de longs et fastidieux sermons sur la tolérance. Ce principe s'applique autant au prêcheur qu'à ses ouailles.

2007-02-25

Faut-il savoir compter?

L'Iliade et l'Odyssée - Renaud Bouret - 2007

Un fidèle lecteur, futur philosophe¹, nous fait part de ses doutes nocturnes : « Les probabilités ne sont-elles pas que la mesure de notre ignorance? Je ne m'entends guère en physique moderne. »
1. En réalité, il n'est, pour le moment, qu'un modeste prof de philo.

Comme nous sommes doté d'un esprit de contradiction, nous avons décidé de défendre la thèse suivante : « Les probabilités sont une source inattendue de connaissance. En fait, la plus grande source d'erreur de perception humaine provient d'une méconnaissance des lois qui gouvernent les probabilités et la mesure des choses ».

Ce ne sont pas les exemples qui manquent, aussi avons-nous choisi les plus récents.

Entendu le 21 février 2007 au bulletin de nouvelles de Radio Cane (à da) :
« Pour compenser les émissions de CO2 causées par le Carnaval de Rio, la ville de São Paolo a décidé de planter 15 000 arbres. »
Réaction : C'est-y beaucoup? (Réponse plus bas).
Aparté : Il faut aussi noter que l'annonce a eu lieu le mercredi des Cendres.

Entendu le 22 février 2007 dans un documentaire, sur la chaîne Planète :
« L'épopée de Manas (Kirghizistan) est la plus longue au monde. Elle compte deux millions de strophes, soit le double de l'Iliade et l'Odyssée mises bout à bout. »
Réaction : Encore un record de pété, réjouissons-nous d'avoir syntonisé cette chaîne.
Aparté : Nous constatons avec joie que l'étendue des épopées ne se mesure pas en nombre de terrains de football.

Pour que de telles âneries puissent circuler, il faut trois baudets : le rédacteur, l'annonceur et l'auditeur. Ces conditions improbables sont facilement réunies dans ce monde, non pas d'ignorance (rien de nouveau de ce côté-là, d'ailleurs l'ignorance n'est pas nécessairement une tare), mais où les ignorants prétendent faire un métier intellectuel.

Le déboisement net annuel au Brésil doit tourner autour de 0,6 % des forêts, soit 36 000 km² (source: mon bouquin de Méthodes quantitatives). Si on compte, par exemple, un arbre tous les huit mètres, il y en a 15 000 par km². Les arbres plantés cette année dans la métropole brésilienne équivalent à la déforestation effectuée en un seul quart d'heure dans tout le pays. Même si cette estimation est grossière, on est loin du compte. Il est donc inutile de s'ébahir devant la démagogie des élus municipaux de São Paolo.

En livre de poche (version italienne), L'Iliade et l'Odyssée totalisent environ 800 pages de 35 lignes, soit 28 000 lignes. Mettons entre 15 000 et 20 000 vers (et non strophes), à vue de nez. Si ces deux livres contenaient vraiment 500 000 strophes chacun, comme l'affirme le documentaire, il faudrait sans doute abandonner le format poche pour le format charrette (avec l'attelage approprié).

2007-02-21

La langue d'Hollywood

Dessin de Rié Mochizuki « I'll be right back! »

Il est rare de voir un film hollywoodien qui ne contienne pas, au minimum, les deux phrases suivantes :
— Let's get outa here.
— Try and get some rest.

À bien y penser, il suffit souvent d'une centaine de répliques du même acabit pour étoffer un scénario. Pour repérer ces répliques, rien ne vaut l'écoute de la version traduite des films hollywoodiens, surtout les plus récents, qui sont aussi les moins bien doublés, rendant les lieux communs plus manifestes. Car, plus les gens connaissent l'anglais, plus la profession de traducteur est encombrée d'adeptes de l'à-peu-près.

Départ

— Let's get outa here.
— Well, what are we waiting for?
— We're wasting our time.
— I've gotta go now.
— Well, I'd better get going.
— I'll be right back.
— You've gotta go on home, this very minute.
— I wanna go home.

Adieux

— I'm gonna miss you. — Me too.
— Take care of yourself.

Rendez-vous

— Don't be late.
— I'll be there.

Rencontre

— Who are ya?

Séduction

— Let's go outside.
— It's beautiful out here, ain't it?… And you're beautiful too.
— But I enjoyed every minute of it.

Fatigue

— Try and get some rest.
— Calm down, now honey, you've gotta calm down.

Repas

— What do we have for dinner?
— Are you through with the butter?

2007-02-18

Petites colles pour assimilés

Attention, route glissante....

L'anglais est parfois un outil bien pratique pour les non-polyglottes, mais cette langue sert aussi de refuge aux complexés et aux partisans d'une culture mondialisée, standardisée et insipide. Combien de fois avons-nous entendu un assimilé claironner fièrement : « de toute façon, je m'exprime mieux en anglais. » Voici donc quelques colles pour ces tristes individus qui renient leur propre mère pour vénérer une marâtre mal connue.

  • J'ai vu trois cerfs ce matin.
  • Il s'est fait opérer.
  • Elle avait le bras en écharpe.
  • On lui a tiré dessus.
  • Poser sa candidature à…
  • Donnez-moi une preuve.
  • La direction décline toute responsabilité pour les objets perdus.
  • Une journée riche en incidents
  • Défense de marcher sur la chaussée
  • …Route glissante sur 3 km

Comme nous maîtrisons mal la langue de Shakespeare, toute remarque ou correction est la bienvenue.

Réponses…

2007-02-14

L'approche par incompétence

Bai Lide en 2004 Légende : « Si la main du professeur de langue est capable de chausser un soulier chinois, elle possède automatiquement la compétence de chausser un soulier allemand, espagnol ou anglais. »
(Louis-Lazare ZAMENHOF II)

Avec l'avènement de l'approche par compétences dans les années 1990, chaque Cégep (premier cycle de l'enseignement supérieur au Québec) a été amené à redéfinir l'ensemble de ses programmes et de ses cours. Finis les objectifs et les méthodes pédagogiques, et place aux compétences et aux standards. L'opération a duré plusieurs années et exigé des centaines de milliers d'heures de réunion à travers le pays. Les cours ont été adaptés aux besoins spécifiques des régions. Aujourd'hui, par exemple, quelques 25 étudiants de Techniques administratives du Cégep de l'Outaouais bénéficient d'un cours de macroéconomie taillé sur mesure et unique au monde. Rien à voir avec le concept dépassé d'économie d'échelle.

Désormais, les plans de cours distribués aux étudiants doivent être construits à partir d'un plan cadre, adopté localement d'après une ébauche nationale, et l'enseignement des langues n'a pas échappé à cette contrainte. C'est ainsi que le plan de cours de Chinois I a été adopté en 2001, et le plan cadre qui lui servait de guide en… 2005!

Tant que l'on mettait la charrue pédagogique avant les bœufs bureaucratiques, tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes, Mais, à partir de 2005, il a donc bien fallu se plier aux directives des pédagogues du ministère de l'Éducation, du Loisir et du Sport [sic]. Selon ces doctes spécialistes, l'énoncé de la compétence du cours de Chinois I se lit comme suit : Communiquer dans une langue moderne de façon restreinte. Cette compétence, brillamment définie, est d'ailleurs la même pour toutes les langues modernes et porte la même cote officielle. Les étudiants de Chinois I, Allemand I ou Espagnol I atteignent donc la même compétence. Et comme une compétence ne peut, par définition, être maîtrisée deux fois, il s'en suit qu'un étudiant qui a terminé son cours de Chinois I n'a pas le droit de s'inscrire en Allemand I ni en Espagnol I. On conviendra que cette règle surréaliste ne fait pas l'affaire des apprentis polyglottes. Le département des langues a bien sollicité une dérogation à la règle, en 2004, 2005 et 2006, mais son appel est resté sans réponse. Il semble que le problème soit bureaucratiquement insoluble, c'est pourquoi nous le soumettons aux lumières du public. En attendant, le seul moyen pour un étudiant de goûter à plusieurs langues est d'adopter un parcours tel que : Chinois I, suivi d'Allemand II, puis d'Espagnol III (authentique!). Ça, l'approche par compétences le permet!

Récréation : Jouons à l'approche par compétences!

Voici une liste de « critères de performance » (expression ésotérique forgée par les néopédagogues) que le ministère a imposés dans le cours de Langue étrangère I. Le jeu consiste à accoler le bon adjectif au bon critère.

Adjectifs : juste, explicite, logique, convenable, appropriée, cohérent.

    Critères :
  • Identification ______ des mots et des expressions idiomatiques.
  • Reconnaissance ______ du sens général de messages simples.
  • Association ______ entre les éléments du message.
  • Utilisation ______ des structures de la langue dans des propositions principales et coordonnées.
  • Application ______ des règles grammaticales.
  • Enchaînement ______ d’une suite de phrases simples.

Solution : les adjectifs sont dans le même ordre que les phrases à compléter. Mais ceux qui les ont mélangés ont néanmoins atteint la compétence de néopédagogue.

Si on applique le raisonnement par l'absurde, ce qui semble très approprié dans ce dossier, on pourrait définir l'incompétence des étudiants par les critères suivants :

  • Identification injuste des mots et des expressions idiomatiques.
  • Reconnaissance inexplicite du sens général de messages simples.
  • Association illogique entre les éléments du message.
  • Utilisation non convenable des structures de la langue dans des propositions principales et coordonnées.
  • Application inappropriée des règles grammaticales.
  • Enchaînement incohérent d’une suite de phrases simples.

Un des « critères de performance » imposés nous a posé un problème particulier. Il s'intitule « utilisation des verbes au présent de l’indicatif (à l'oral et à l'écrit) ». Étant donné que le chinois, comme beaucoup de langues dites étrangères, ignore ce type de conjugaison, nous avons essayé de biffer cet article du plan cadre local. Mais le fichier de base fourni par le ministère est protégé, par un mot de passe, contre l'effacement. On peut le compléter, mais on ne peut rien en retrancher. Il s'en suit que nos étudiants sont désormais les seuls au monde à « utiliser des verbes chinois au présent de l'indicatif ». Les Chinois eux-mêmes en sont tout à fait incapables.

2007-02-11

Des poulets de trois livres qui en pèsent deux

Il y a deux ou trois ans, on demandait aux professeurs de Cégep (premier cycle de l'enseignement supérieur au Québec) de tenir un journal de leurs activités. C'est ce qu'on appelle la règle de l'imputabilité, un joli mot à la mode qui fait « entreprise privée ». Évidemment, personne n'est venu nous réclamer le résultat, le but étant de compliquer la tâche des travailleurs et non d'augmenter leur productivité. Pour éviter que ce journal soit perdu à la postérité, nous avons décidé d'en publier quelques épisodes ici. En partant du principe qu'il vaut mieux laver son linge sale en famille, mais que tout linge non lavé après un an et un jour gagne à être montré au public, nous avons éliminé de notre sélection tous les problèmes qui ont été résolus depuis, c'est à dire aucun.

Il semble que nos bureaucrates du ministère de l'Éducation se soient intéressés aux méthodes de gestion soviétiques afin de reproduire ici celles qui fonctionnaient le moins là-bas. Un ami roumain me confiait que, dans la ferme modèle qu'il administrait sous Ceaucescu, la production de poulets augmentait de 20 % chaque année. Bref, il pulvérisait systématiquement les objectifs du plan, en créant des centaines de milliers de volailles virtuelles. Pour conserver son poste de cadre, il valait mieux pour lui aligner des zéros dans ses registres comptables que produire des poulets en chair et en os. En fait, les deux objectifs étaient devenus contradictoires.

On a donc demandé aux Cégeps de transmettre au Ministère leurs plans de réussite. D'où la directive qui fut transmise à notre discipline, la science économique, de faire grimper les taux de réussite de 50 % à 70 % en cinq ans, dans le cours d'introduction. Avec quels moyens? Dame, il suffisait de progresser de 4 % par an et le tour était joué! C'est du moins le Plan quinquennal que nous suggérait notre « Service de Recherche et Développement » d'alors. Nous avons bien proposé quelques mesures concrètes : meilleure sélection des étudiants à l'entrée; cours de rattrapage pour les plus faibles; atelier de récupération, etc. Mais, par définition, les solutions aux nouveaux problèmes ne sont jamais prévues par les règles bureaucratiques en place. Nos propositions restèrent donc sans réponse.

Pour mener à bien notre plan de réussite, il nous restait cependant une solution miracle. De la même façon qu'un poulet peut peser deux livres sur la balance et trois livres sur l'étiquette, un étudiant faible peut se voir accorder une note élevée. Car la séparation des pouvoirs n'existe pas dans l'enseignement supérieur. Le professeur est à la fois juge et partie. C'est lui qui détermine le niveau de l'examen à partir duquel seront évalués ses propres étudiants. Pour augmenter le taux de réussite il est donc nécessaire et suffisant de diminuer les exigences d'un cours. Plus le niveau d'éducation dispensé sera médiocre, mieux le Cégep pourra être coté au Ministère, qui se montrera alors généreux en primes de rendement versées aux gestionnaires. Si certaines branches et certains programmes résistent à ce nivellement par le bas, d'autres ont commencé à céder aux pressions.

A-t-on déjà vu une souris préférer la photo du plateau de fromages à un morceau de gruyère, un cavalier qui confond la plus noble conquête de l'homme avec le mot « cheval », ou un voyageur qui croit qu'un billet d'avion et un voyage de mille kilomètres sont équivalents? Pourtant, la note obtenue par un étudiant est devenue une fin en soi et non la confirmation d'une réussite. Le symbole est maintenant plus important que la réalité. Or, dans le système d'éducation, la note est la chose qui coûte le moins cher. On peut même affirmer que son coût marginal est nul.

La pauvre poule de notre ami roumain, une fois plongée dans son pot dominical, ne pouvait plus dissimuler sa maigreur ni remplir des estomacs affamés. Elle ne faisait pas illusion bien longtemps. Mais nos étudiants bardés de diplômes obtenus grâce à des examens dévalués, combien d'années faudra-t-il pour que leurs lacunes apparaissent au grand jour? Comment se défendront-ils alors dans la jungle du marché du travail en voie de mondialisation? Quand leur automobile tombera en panne, notre étudiant dira à son coéquipier étranger : « Moi, j'ai obtenu une moyenne de 90 % », mais on lui répondra : « Et moi, je sais réparer un moteur ».

(D'après un texte de l'automne 2004)

2007-02-07

La langue française ne sait pas compter

Lors d'un discours d'inauguration d'une université, Shintaro Ishihara [gouverneur de Tokyo] a affirmé : « Il n'est pas étonnant que le français n'ait pas réussi à s'imposer comme langue internationale, puisqu'il s'agit d'une langue qui ne peut pas compter les nombres. » Des professeurs et des chercheurs de Tokyo ont entamé des poursuites pour réclamer des excuses. (...) Le gouverneur faisait référence au système numéral parfois tortueux du français. Le nombre 70, par exemple, se dit 60 plus 10, et le nombre 80, quatre 20. Les plaignants ne manqueront pas de rappeler à M. Ishihara les complexités de la numération dans sa propre langue : la traduction japonaise de 1 million équivaut à 100 dix-mille.
Justin McCurry, The Guardian, 15 juillet 2005

En fait, l'argument du journaliste du Guardian est aussi peu valable que celui du gouverneur de Tokyo.

Le système français, d'origine romaine (base 10) s'est superposé à un système gaulois (base 20). D'où les étranges soixante-dix, quatre-vingts et quatre-vingt-dix, à côté de septante (Belgique et Suisse), huitante (Suisse seulement) et nonante (Belgique et Suisse). Le mot anglais score est peut-être un rescapé de la tradition celte.

Naïvement, beaucoup de gens sont persuadés que la base 10 est naturelle (puisque 10, 100, 1000, etc. sont des chiffres ronds!).

Il existe souvent deux traditions dans la façon de compter : l'une est réservée aux petits nombres (jusqu'à 1000, par exemple) reliés à l'expérience pratique de la vie quotidienne; l'autre concerne les grands nombres à usage technique et savant. Ainsi, comme dans la plupart des langues indo-européennes nous utilisons des multiples de 10 pour exprimer les nombres jusqu'à 1000 (dix, cent, mille). Puis nous avançons, ainsi que les Italiens et les Britanniques, par multiples de mille (mille, million, milliard, billion, billiard, trillion, trilliard, etc.).

Soulignons, en passant, que les Américains utilisent un système particulier pour les grands nombres. Si un milliard se dit bien one milliard en Angleterre, il devient one billion aux États-Unis. Du coup, le mot anglais billion peut aussi bien contenir 9 zéros que 12. Il est d'autant plus difficile de s'y retrouver que la méthode américaine a fait des adeptes en Grande-Bretagne, jusque dans l'administration publique.

Les Japonais, à l'instar des Chinois dont ils ont adopté l'essentiel du système numérique, comptent par multiples de 10 jusqu'à 10000 (10=jyū, 100=hyaku, 1000=sen, 10000=man, puis par multiples de 10000 au delà (man=10000, oku=1 0000 0000). Compter les grands nombres par multiples de 10000 n'est évidemment bizarre que si on les traduits dans une langue étrangère! Et ce sont nos millions et nos milliards qui, une fois traduits en japonais, deviennent parfaitement ésotériques.

Curieusement, le japonais ressemble au français dans l'élaboration de son système numérique. Au Japon, c'est le système chinois qui a remplacé le système japonais ancien, de la même façon que le système latin a remplacé le système gaulois. Dans les deux cas, le système sous-jacent a laissé quelques traces encore bien vivantes. Ainsi, plusieurs nombres japonais élémentaires (parmi ceux de 1 à 10) possèdent deux lectures, pas toujours interchangeables. Comme les adeptes des arts martiaux le savent bien, on compte à la chinoise : ichi (1), ni (2), san (3), shi (4), go (5), roku (6), shichi (7), hachi (8), kyū (9), jyū (10). Mais voici deux variantes typiquement japonaises : yon (4), nana (7).

Comme on peut s'y attendre, 20 se dit ni-jyū, 30 se dit san-jyū, mais 70 (de même que 40) fait exception à cette règle : on ne dit pas shichi-jyū mais nana-jyū. Ainsi, comme les Français, les Japonais possèdent une façon assez curieuse de lire le nombre 70. Ça n'empêche pas ces deux nations d'envoyer des satellites dans l'espace.

2007-02-03

La terre ralentit

Photo : Rié Mochizuki

Le système solaire vu du Japon
Photo : Rié Mochizuki

En raison de la force d'attraction de la lune, qui la ralentit, la terre met un peu plus de vingt-quatre heures pour accomplir une rotation complète sur son axe. La différence est minime mais, certaines années, le Service International de la Rotation Terrestre et Systèmes de Référence, organisme chargé de la gestion du temps universel, invite les États, les entreprises de télécommunications et les responsables des satellites à ajouter simultanément une seconde intercalaire à toutes les horloges. Cet ajustement a lieu la veille du jour de l'an ou le dernier jour du mois de juin. (...)
(Keith J. Winstein, The Wall Street Journal, 29 juin 2005)

En réalité, la rotation de la terre dure environ 23h56, et non 24 heures comme l'affirme le journaliste du prestigieux Wall Street Journal, puisque la terre doit chaque jour accomplir environ 1/365 de tour supplémentaire pour se retrouver en face du soleil dans la même position que la veille. De plus, l'orbite de la terre autour du soleil forme une ellipse, et le "1/365" de tour supplémentaire ne représente donc pas toujours la même distance. Par conséquent, les jours ont une durée variable, et nos 24 heures ne sont qu'une moyenne annuelle. Il fallait en plus que la lune vienne s'en mêler, d'où le problème soulevé dans l'article.

Si les hommes se sont toujours accommodés de ces secondes intempestives (ils vivent donc quelques secondes de plus qu'ils ne croient), il n'en va pas de même pour les ordinateurs. Ce ne sera pas la première fois qu'on demande à l'homme de s'adapter à ces machines soi-disant intelligentes.