2007-02-07

La langue française ne sait pas compter

Lors d'un discours d'inauguration d'une université, Shintaro Ishihara [gouverneur de Tokyo] a affirmé : « Il n'est pas étonnant que le français n'ait pas réussi à s'imposer comme langue internationale, puisqu'il s'agit d'une langue qui ne peut pas compter les nombres. » Des professeurs et des chercheurs de Tokyo ont entamé des poursuites pour réclamer des excuses. (...) Le gouverneur faisait référence au système numéral parfois tortueux du français. Le nombre 70, par exemple, se dit 60 plus 10, et le nombre 80, quatre 20. Les plaignants ne manqueront pas de rappeler à M. Ishihara les complexités de la numération dans sa propre langue : la traduction japonaise de 1 million équivaut à 100 dix-mille.
Justin McCurry, The Guardian, 15 juillet 2005

En fait, l'argument du journaliste du Guardian est aussi peu valable que celui du gouverneur de Tokyo.

Le système français, d'origine romaine (base 10) s'est superposé à un système gaulois (base 20). D'où les étranges soixante-dix, quatre-vingts et quatre-vingt-dix, à côté de septante (Belgique et Suisse), huitante (Suisse seulement) et nonante (Belgique et Suisse). Le mot anglais score est peut-être un rescapé de la tradition celte.

Naïvement, beaucoup de gens sont persuadés que la base 10 est naturelle (puisque 10, 100, 1000, etc. sont des chiffres ronds!).

Il existe souvent deux traditions dans la façon de compter : l'une est réservée aux petits nombres (jusqu'à 1000, par exemple) reliés à l'expérience pratique de la vie quotidienne; l'autre concerne les grands nombres à usage technique et savant. Ainsi, comme dans la plupart des langues indo-européennes nous utilisons des multiples de 10 pour exprimer les nombres jusqu'à 1000 (dix, cent, mille). Puis nous avançons, ainsi que les Italiens et les Britanniques, par multiples de mille (mille, million, milliard, billion, billiard, trillion, trilliard, etc.).

Soulignons, en passant, que les Américains utilisent un système particulier pour les grands nombres. Si un milliard se dit bien one milliard en Angleterre, il devient one billion aux États-Unis. Du coup, le mot anglais billion peut aussi bien contenir 9 zéros que 12. Il est d'autant plus difficile de s'y retrouver que la méthode américaine a fait des adeptes en Grande-Bretagne, jusque dans l'administration publique.

Les Japonais, à l'instar des Chinois dont ils ont adopté l'essentiel du système numérique, comptent par multiples de 10 jusqu'à 10000 (10=jyū, 100=hyaku, 1000=sen, 10000=man, puis par multiples de 10000 au delà (man=10000, oku=1 0000 0000). Compter les grands nombres par multiples de 10000 n'est évidemment bizarre que si on les traduits dans une langue étrangère! Et ce sont nos millions et nos milliards qui, une fois traduits en japonais, deviennent parfaitement ésotériques.

Curieusement, le japonais ressemble au français dans l'élaboration de son système numérique. Au Japon, c'est le système chinois qui a remplacé le système japonais ancien, de la même façon que le système latin a remplacé le système gaulois. Dans les deux cas, le système sous-jacent a laissé quelques traces encore bien vivantes. Ainsi, plusieurs nombres japonais élémentaires (parmi ceux de 1 à 10) possèdent deux lectures, pas toujours interchangeables. Comme les adeptes des arts martiaux le savent bien, on compte à la chinoise : ichi (1), ni (2), san (3), shi (4), go (5), roku (6), shichi (7), hachi (8), kyū (9), jyū (10). Mais voici deux variantes typiquement japonaises : yon (4), nana (7).

Comme on peut s'y attendre, 20 se dit ni-jyū, 30 se dit san-jyū, mais 70 (de même que 40) fait exception à cette règle : on ne dit pas shichi-jyū mais nana-jyū. Ainsi, comme les Français, les Japonais possèdent une façon assez curieuse de lire le nombre 70. Ça n'empêche pas ces deux nations d'envoyer des satellites dans l'espace.

1 commentaire:

Anonyme a dit...

Vous aussi, avez pu constater l'ironie pure de "Shin-chan" quant aux imperfections des langues. La vitesse tue, mais la xénophobie fait souffrir l'humanité par petits coups.

--Jin Baiya. (eh oui, c'est moi.)