2006-11-30

Comment H.P. Giat se battit avec un tigre

Fac-simile de l'article du Bulletin de l'Amicale Fac-simile de l'article du Bulletin de l'Amicale écrit par Henry de la Chevrotière vers 1938

Vous voulez un conte pour le bulletin de l'amicale?

J'avoue ne pas aimer immodérément les fictions, je leur préfère les choses vraies, les histoires vécues.

Il y a des vérités plus belles que tout ce qu'on peut imaginer.

Je vais vous narrer un acte héroïque d'un ancien.

Tout d'abord, je vous présente mon héros, un héros réel, un héros qui exista et que j'ai connu. Il se nommait Hector Placide Giat.

Si Hector est un nom de grand héros de l'antiquité, Placide est un prénom de bourgeois calme.

Feu Giat était un homme courageux, mais d'un courage calme, sans exaltation, placidement.

Cet homme était, aux environs de 1890, un de mes professeurs à Chasseloup-Laubat. J'avais son fils comme camarade de classe.

Plus tard, au cours de 1892, je retrouvai Hector Placide Giat au Cap Saint-Jacques, chez mon père, en notre chaumière, au bord de la plage. Mon père s'était lié d'amitié avec cet homme.

Dans ma mémoire, je le revois un soir, à la table de famille, avec quelques autres invités au nombre desquels se trouvaient: Wetzel, un garde forestier; Rochon et Luperne, deux pilotes du temps jadis.

Assis à un bout de la table, j'écoutai les récits de ces hommes, de ces géants. Trois d'entre eux, Giat, Rochon et mon père, étaient d'une taille au-dessus de la normale, plus d'un mètre quatre-vingt-dix, de vrais géants pour le bambin de neuf ans que j'étais alors.

Il était question de chasse.

Giat racontait comment il venait de tuer un tigre en d'assez bonnes conditions.

Voyant la fougue de Giat qui rêvait de tuer d'autres fauves, Wetzel, le chasseur illustre, lui conseillait la prudence. Wetzel conta quelques-unes de ses rencontres avec le roi de la jungle.

J'étais tout oreille, ne perdant pas un mot de la conversation. Je pourrai la rapporter entièrement aujourd'hui, après plus de quarante-et-un ans, mais comme le disait Kipling, ceci est une autre histoire.

Ces conseils de prudence, avec exemples à l'appui, n'impressionnaient point Giat et, fanfaronnant un peu, par plaisanterie, il dit à Wetzel :

— Je n'ai pas peur de tes tigres et, s'il le fallait, je me battrais corps à corps avec l'un d'eux.

— Tu n'auras pas le dessus, mon cher ami. Le tigre est un animal terrible, déclara Wetzel.

— Tu crois. Eh bien! Je n'en suis pas sûr. Je n'irai pas le provoquer, mais s'il fallait me défendre, il me semble que je l'étranglerais.

Pour moi, enfant, voyant la stature de Giat, je pensais qu'il n'aurait aucune peine à accomplir pareil exploit.

* * *

Un an se passa, nous étions en Octobre 1893.

Mon père, gravement malade, était en traitement à l'hôpital militaire.

Le dimanche matin, sortant de Chasseloup, je me rendis à son chevet. Là, j'entendis un bout de conversation entre le médecin de la salle et mon père.

— On vient de transporter Giat à l'hôpital, on va lui amputer une jambe.

— Que lui est-il donc arrivé?

— Il s'est battu avec un tigre qui l'a grièvement blessé.

— Sa vie n'est pas en danger?

— Je ne pense pas. Cependant on ne sait jamais.

Inutile de vous dire que mon imagination de gosse travailla jusqu'à ce que je connus la vérité.

Voici cette vérité, telle qu'elle me fut contée à l'époque.

* * *

Giat avait créé, depuis deux ans, l'école primaire de Baria.

Un samedi matin, sa femme, l'actuelle Directrice du Foyer de la jeune fille, étant au Cap Saint-Jacques, il voulut lui envoyer quelques bécassines. Prenant son fusil, il en tira rapidement une douzaine à quelques centaines de mètres de l'école.

Avant huit heures, il était revenu et, s'étant douché, il allait commencer son cours, lorsqu'il vit un groupe d'indigènes affolés venir à lui. Ils lui racontèrent que le tigre venait de prendre un de leurs cochons et l'avait emporté dans un champ de cannes à sucre proche pour le dévorer.

— J'ai ma classe, répondit Giat, je ne puis y aller.

— Monsieur, il est là tout près, de l'autre côté du pont — le pont qui est à l'entrée de Baria en venant de Saigon —, c'est un danger, les enfants qui vont venir en classe dans un instant risquent d'être pris par ce tigre.

À cette idée, Giat n'hésita plus.

Prenant quatre ou cinq chevrotines, il décrocha son vieux Lefaucheux à broches et il suivit les indigènes.

Il avait à peine passé le pont que là, près du sentier que suivaient ordinairement les enfants pour se rendre à l'École, on lui indiqua le champ de cannes en lequel se trouvait le tigre.

Giat examina le terrain et, choisissant un coin, il ordonna : « Construisez-moi rapidement un mirador, ici. »

À peine avait-il prononcé ces paroles qu'il entendit derrière lui un ricanement et un nhaqué murmura : « Le Français a peur! »

Le sang de Giat ne fit qu'un tour.

— Qui a dit qu'un Français pouvait avoir peur?

Comme on lui indiquait celui qui avait tenu ce propos, il lui déclara :

— Je vais te montrer qu'un Français n'a jamais peur, je n'ai pas besoin de mirador. Je sais que le danger est sérieux, tu verras comment un Français l'affronte.

Tout ceci était dit en annamite, car Giat parlait admirablement la langue indigène.

Les nhaqués rassemblés reçurent pour mission de passer de l'autre côté du champ de cannes pour y faire du bruit et rabattre ainsi le tigre sur Giat.

Bientôt, ce fut un vacarme monstre : tamtam, crécelles, touques à pétrole furent les intruments employés pour ce concert.

Le tigre dérangé sortit du champ de cannes en traînant les restes du porc, lorsqu'il aperçut Giat. Lâchant sa proie, le tigre s'élança vers le chasseur.

Giat visa et lâcha son coup de chevrotines dans le poitrail de la bête, celle-ci continua sa charge et en une seconde fut sur l'homme. Giat, sans perdre son sang-froid, lui lâcha à bout portant son deuxième coup en pleine gueule.

Le tigre boula, il avait les machoires complètement brisées, mais il demeura à terre à peine quelques secondes et, avant que Giat ait pu extraire ses cartouches et recharger son arme, le fauve était de nouveau sur lui.

Giat, prenant le fusil par les canons, asséna un coup de crosse sur la tête de l'animal en furie, mais celui-ci, d'un coup de patte, fit sauter cette massue improvisée des mains de son adversaire, puis, bondissant sur lui, le renversa.

Couché sur le dos, Giat se défendit à grands coups de pieds. Il remarqua que le tigre avait un œil emporté et il s'acharna à coups de talons sur l'autre œil. Avec ses griffes, le tigre labourait les jambes de Giat qui n'avait qu'une idée, se protéger le ventre et le corps. Chaque coup de pied qui portait sur l'œil intact du tigre faisait reculer la bête, un coup plus heureux aveugla momentanément le fauve.

Giat était sauvé.

Le tigre, grièvement blessé, n'y voyant presque plus, se réfugia de nouveau dans la touffe de cannes.

Tous les indigènes, épouvantés, s'étaient réfugiés sur les arbres environnants. Giat les appela en vain à son secours.

Le malheureux dut se traîner comme il put, sur une distance de quarante ou cinquante mètres.

Un Annamite vint alors à lui, il se cramponna à son cou et fit ainsi une centaine de mètres les jambes pendantes, raclant le sol.

Mais les Européens du poste avaient été alertés.

Le premier qui arriva, le douanier, d'Audigier, était tellement ému qu'il faillit s'évanouir près de Giat.

Ce fut le payeur Antonetti qui porta un secours efficace au blessé. Il le fit transporter au Trésor et là il commença à désinfecter les plaies béantes avant de procéder aux pansements.

Dussol, l'Administrateur de Baria, réquisitionna aussitôt la chaloupe de la vaccine et envoya d'urgence Giat à l'hôpital militaire de Saigon où le Docteur Trucy procéda à l'amputation de la jambe droite, la plus endommagée.

Voilà comment, mis au défi, Giat se battit avec un tigre pour démontrer que les Français n'ont jamais peur.

Arbre généalogique

Ne trouvez-vous pas que cette histoire vécue vaut mieux qu'un conte?

On dit que qui se ressemble s'assemble.

Madame Giat, actuellement, avec le même stoïcisme, se dévoue pour les orphelines auxquelles elle démontre que, s'il y a des hommes blancs ayant assez peu de cœur pour abandonner leurs enfants, il y a de braves femmes pour leur servir de maman.

Comme son mari le fit jadis, elle donne aujourd'hui l'exemple des vertus françaises.

Henry de LA CHEVROTIÈRE

2006-11-27

Le maïs

Dessin de Renaud Bouret - 2006 Dessin de Renaud Bouret - 2006

Le maïs et la pomme de terre, plantes importées d'Amérique, ont contribué au développement agricole du Sichuan sous les Qing. Le bassin du Sichuan, relativement isolé du reste de la Chine, est peuplé aujourd'hui d'une centaine de millions d'habitants. Le maïs s'appelle en chinois le riz (mi) de jade (yù). Les Japonais le nomment tômorokoshi, c'est à dire le « blé de Chine » ou « blé étranger ».

Pendant les belles nuits d'été, certains entendent pousser le maïs.

2006-11-24

Si tu voulais

Paroles et musique de Renaud Bouret - 2006 Paroles et musique de Renaud Bouret - 2006

Si tu voulais
Je peindrais sur ton corps de soie
Les soupirs les élans de joie
Les frissons sur le bout des doigts
Du plaisir qui s'attarde.

Si tu voulais
J'effacerais tout à la fois
Les sanglots les traces d'effroi
Le vent gris et le souffle froid
Du passé qui te hante.

Sur tes yeux noirs
Une mèche qui pend, deux étoiles d'argent
L'innocence d'une enfant, l'ombre de ton amant
La lueur d'un espoir naissant.

Écouter le fichier midi

2006-11-22

Takamine

Guitare Takamine - Photo de Renaud Bouret

Les guitares Takamine ont la réputation d'allier qualité artisanale et innovation. Il m'a fallu trébucher (de nuit) sur ma vieille guitare de marque inconnue, et l'envoyer ad patres après 20 ans de bons et loyaux services pour me rendre compte que même les instruments de musique avaient bénéficié des progrès techniques. Ah, les vendeurs de guitare connaissent tous le mot « Takamine », mais ils ne savent pas le prononcer. Même chose pour les couturières et les tailleurs avec leur machine à coudre Janome. On dit Takaminé, comme on dit Janomé, karaté et kamikazé.

  • Takamine : taka (haute) mine (cime) : haute cime
  • Janome : ja (serpent) no (de) me (œil) : œil du serpent
  • karate : kara (vide) te (main) : main vide (sans arme)
  • kamikaze : kami (dieu) kaze (vent) : vent des dieux

2006-11-19

La miette de pain coupée en deux

Le Lauzet et le torrent de l'Alpe en mai - Photo de Rié Mochizuki

Chaque soir, on se croise un peu plus tôt. Les colons remontent, par grappes, la berge du torrent de l'Alpe, jusqu'à l'humble réfectoire de leur quartier général. Les vaches descendent la combe pour regagner leur sombre étable. Celles-ci se règlent sur la lumière du jour, ceux-là obéissent au clocher de l'église. Depuis quelque temps, la rencontre se produit dans les ruelles étroites du village, non sans heurts. Les plus timides, hommes ou bêtes, cèdent le passage aux plus audacieux. Mais cette égalité entre les vaches indigènes et nous, les colons étrangers, n'est qu'illusoire car, dans quelques années, les troupeaux auront disparu de la vallée. Nous serons alors, à la fois, maîtres des lieux et nouvelle espèce en voie d'extinction. Ainsi va le destin dans ce pays de montagne, où la mort et la vie se succèdent à un rythme pressant.

Ce soir, une bonne nouvelle s'est répandue dans les rangs de la colonie. L'intendant serait rentré de la ville avec plusieurs caisses de yoghourt dans ses coffres. On oublie le sentier abrupt, les premiers frissons de la nuit et les ventres vides pour spéculer sur cette douce espérance. Le grand chalet de pierre du Pont-de-l'Alpe apparaît bientôt. Si les plus pressés coupent à travers le gué pour enjamber le torrent écumant, les plus sages empruntent le pont de bois familier. Après tout, la soupe ne viendra pas plus vite.

Chacun s'installe sur son banc habituel. Les conversations se font plus feutrées que d'habitude, on perçoit même le grincement du tranchoir, qui débite le pain de campagne en répandant l'odeur froide de la mie.

Instant de magie. Le cuisinier vient de déposer un large cageot sur le guichet qui nous sépare de son antre mystérieux. Choc à peine perceptible, mais qui n'a échappé à personne. On n'osait y croire, de peur de froisser la providence, mais les précieux yoghourts se sont matérialisés de notre côté de la frontière. Il ne reste plus qu'à procéder à une juste distribution. Dans de telles occasions, on ne peut qu'apprécier la toute-puissance de l'abbé, qui dissipe toute crainte d'iniquité.

Les colons ne sont pas habitués à tant de gâterie, mais, après tout, c'est demain dimanche. Il y a toujours une explication rationnelle aux miracles. Le réfectoire se recueille. Les uns engouffrent, les autres savourent. Puis, quand tout le monde est rassasié, le bruit se met à courir, à travers les tables à tréteaux, que ces yoghourts sont périmés. La rumeur provient, comme toujours, des frères Bonadini, ces éternels pessimistes. On n'y prête pas trop attention, mais le destin est déjà en marche : l'incident aura des conséquences dramatiques.

Dimanche. L'aube grise et glacée s'infiltre peu à peu dans le dortoir du Pont-de-l'Alpe. Un jour pas comme les six autres. On se lève plus tôt que d'habitude car on ne pourra déjeuner qu'après la messe. Une bonne centaine de minutes d'attente, en comptant les retards et le trajet. Qu'il est pénible de se réveiller avant l'heure, quand on est encore petit garçon, et pour aller s'enfermer dans une église sévère, par-dessus le marché! Mais deux colons rusés ont trouvé la solution.

À peine sorti de son sommeil, le cadet Bonadini commence à gémir en se tordant le ventre. En fait, il a gémi toute la nuit, mais seule la monitrice s'en est aperçue. Si Bonadini s'est intoxiqué, se disent deux petits futés, voisins de lit, pourquoi pas nous? Un concert de plaintes éclate donc, dans le dortoir. Bonadini lui-même, interloqué, en oublie un moment ses propres tourments. La monitrice-en-chef se porte au chevet des petits futés. Il est vrai que seul un problème de santé, ou un coup pendable, peut valoir à un simple colon les petits soins personnalisés des adultes.

Les futés exposent leurs embarras. « Je me suis levé trois fois pour aller aux cabinets » affirme le plus culotté, tandis que son complice prétend avoir passé une nuit blanche. La tactique inspire quelques colons déjà à moitié habillés. Les lamentations fusent de toute part. C'est une véritable épidémie. Pourquoi pas?

L'ampleur du désastre dépasse désormais les capacités de la monitrice. L'abbé, monarque absolu et éclairé de toute la colonie, monte à notre dortoir sous le toit, pour prendre les mesures qui s'imposent. Son pas d'alpiniste chevronné retentit dans l'escalier de bois. L'abbé apparaît au milieu de notre grenier, dans toute sa grandeur, d'autant plus que sa crinière de sportif frôle les solives. Il lui faut courber la tête pour rejoindre les deux simulateurs, le regard inquiet. Mais le temps presse, la messe du dimanche ne peut attendre si on ne veut pas trop torturer les estomacs de jeunes colons perpétuellement affamés par l'air de la montagne.

L'abbé, qui a quitté sa mine soucieuse, rend son verdict. Il ordonne une diète totale pour les malades déclarés. En tout, une demi-douzaine de colons sont consignés au lit jusqu'à nouvel ordre. Le dortoir se vide peu à peu et le silence retombe sur le Pont-de-l'Alpe. Bientôt, le clocher du Lauzet appelle les fidèles, d'un ton austère. Quelle douce musique aux oreilles des convalescents, douillettement blottis dans leurs duvets.

Fin de la messe. Le soleil, qui a profité de la cérémonie pour chasser toute trace de brume, inonde les ouailles dispersées sur le parvis. La cloche sonne maintenant avec allégresse. Elle annonce le petit déjeuner plantureux du dimanche : le chocolat chaud y remplace le banal café au lait, et la fine marmelade évince la rustique confiture d'abricots. On s'imagine la joie des colons, sur le sentier radieux qui mène au réfectoire, en longeant le torrent impétueux. Les plus affamés attaquent le raidillon en haletant, les sages savourent d'avance le festin, sans se presser. Les moniteurs et leur cour traînent de l'arrière. Alors que les petits gambadent, la nonchalance est de mise chez les plus grands. Le jour de fête vient tout juste de débuter. Et ce bonheur, que l'on sent monter en procession vers le Pont-de-l'Alpe, plonge soudain les soi-disant malades dans une tristesse profonde.

Hélas, je fais partie des simulateurs! Et je commence à regretter mon geste. Mais il faut aller jusqu'au bout. Aucun de nous n'aurait le courage de revenir sur son mensonge. Après le petit déjeuner, les colons se précipitent au dortoir, pour y chercher une gourde, un béret ou une boussole. L'abbé a prévu une petite excursion pour faire digérer la marmelade et brûler les surplus d'énergie. Le dortoir se vide aussitôt. Le pas des derniers retardataires s'éloigne dans l'escalier de bois. Nous voilà seuls dans ce vaste grenier, dispersés aux quatre coins, avec ordre de ne pas quitter notre lit. Je m'amuse avec le petit bonhomme de plastique trouvé dans la rivière, un jour de pêche au têtard. Je lui ai fait cadeau d'une vieille pince à linge, qui s'est transformée en paire de skis. Un vrai trésor.

Midi. Un pépiement guilleret signale le retour des colons. Depuis nos grabats, nous espérons qu'un messager vienne nous annoncer l'heure de la délivrance. Mais les marches de l'escalier restent silencieuses. Puis les couteaux et les fourchettes commencent à s'entrechoquer, tout en bas, dans les profondeurs du chalet. On nous a oubliés. Un des soi-disant malades, plus gourmand que les autres se lamente déjà. Nous avons a échappé à la messe et à la promenade, d'accord, mais il ne faut pas perdre de vue que dimanche est un jour sans corvée de balayage, et, le plus souvent, un jour de ripailles.

Les colons sont venus nous rejoindre pour la sieste. Mon voisin habituel me détaille les mets qu'il a ingurgités. C'était jour de couscous, et on pouvait se resservir autant de fois qu'on le voulait. Pis encore, la sieste est écourtée. L'abbé a convoqué toute la colonie au terrain de jeu qui surplombe la Guisane, sur la route du refuge de la Madeleine. Seuls, de nouveau.

L'après-midi est interminable. Rester allongé ne m'avait jamais semblé si inconfortable. Mon bonhomme de plastique, accroché au sommier du lit superposé au mien, se balance tristement. Il ne skie plus. Il ne discute plus avec moi. Il s'ennuie. Il a faim. Il pense aux parties de ballon-prisonnier et de saute-mouton, là-bas dans la vallée. D'ailleurs, c'est l'heure du goûter : une grande tartine de pain bis recouverte de confiture, savourée en plein air. Son arôme parvient jusqu'à moi, comme par télépathie. Je sens alors quelque chose qui me pique les reins. En fouillant dans le sac à viande qui me sert de drap, je découvre une miette de pain. J'ai le cœur qui bat, sans trop savoir pourquoi.

Vais-je dilapider ma fortune d'un seul coup? Ce serait dommage. J'extrais mon opinel de ma poche et je tranche la miette en deux. Je savoure la première moitié en la laissant fondre lentement dans ma bouche. J'attendrai la cloche de cinq heures pour dévorer le reste. Jusqu'à maintenant, je traitais le pain avec respect et cela me chagrinait d'en voir un morceau tomber par terre. Mais ce n'était que vulgaire superstition. À partir de ce jour, je vénère la miche, j'adule la baguette, j'idolâtre la fougasse, je révère jusqu'à l'humble miette.

Je reste aux aguets, plongé dans la béatitude. J'attends, pour croquer mon festin, que le vent du soir apporte à notre lucarne les cinq coups du clocher de l'église. La lumière du jour décline déjà. L'été est à peine à son zénith que l'automne commence à s'infiltrer, aux portes de la nuit. La pénombre se répand lentement dans le dortoir, derrière les poutres d'abord, puis entre les lits. J'ai dû m'assoupir. Une main adulte et invisible vient d'allumer une lampe rassurante. On a distribué quelques illustrés magiques dans lesquels deux écureuils s'évertuent à entasser des provisions. Tout a disparu, notre grenier, le clocher, les lauzes, les crêtes des Alpes. J'ai quitté ce monde pour accompagner ces deux bestioles dans les multiples chambres qu'elles ont aménagées au creux d'un chêne. C'est une consolation qui rachète toutes les souffrances de la journée, et dont les bien nourris ne profiteront pas.

Six heures. Encore quatre-vingt-dix longues minutes avant le dîner… si dîner il y a. Mais, contre toute attente, l'abbé omnipotent nous fait alors monter de la soupe. Mes collègues simulateurs se régalent. Je ne partage pas leur enthousiasme. Pouah, de la soupe! Ça ne vaudra jamais la miette de pain coupée en deux.

2006-11-17

Baignade interdite

Dessin de Renaud Bouret - 1993

J'ai plongé dans l'arroyo pour sauver une baigneuse imprudente. Mais le bureaucrate veille et me colle une amende. « La loi, c'est la loi ». Pourquoi donc la baignade est-elle interdite? « Pour empêcher les gens de se noyer ». Et qu'est-ce que je suis en train de faire, selon vous? « Monsieur, si vous n'êtes pas d'accord avec le règlement, vous pouvez toujours aller en appel, mais gare à vous : là-bas, ils sont encore plus cons que moi ».

Pour pincer une sardine, le bureaucrate harponne cent thons.

2006-11-12

Éloge funèbre d'Hector Placide Giat

Hector Placide Giat dessiné par un de ses admirateurs

« Il était né le 23 septembre 1858, dans cette localité [Sourdun dans la Brie], d'une famille d'ouvriers pauvres. Il y fréquenta l'école communale et, sous l'excellente direction de son instituteur, M. Jeannard, il fut reçu, à 16 ans, premier à l'École Normale de Melun. Admis à l'École de Cluny en 1877, il fit un an dans la section des sciences; sur l'indication de notre professeur de littérature, il entra l'année suivante dans la section des lettres; mais il ne devait pas terminer cette année à l'École. À la suite d'une manifestation bruyante de jeunesse, due à son tempérament ardent, il dut quitter l'École et fut envoyé en Cochinchine comme professeur au Collège indigène que le premier gouverneur civil, M. Le Myre de Vilers, venait d'installer. Ce lui fut l'occasion d'apprendre la langue annamite qu'il parlait très purement.

C'est à Baria que, le 28 octobre 1893, Giat fut le héros et la victime de ce que le journal officiel de la Colonie appelle un acte de dévouement accompli dans l'intérêt public. En plein jour, un tigre descendu de la montagne se glisse dans le village, enlève un porc, et se remise dans un champ de cannes à sucre entouré de cases habitées. Les notables battent le tam-tam et se précipitent à l'école, appelant à leur secours le Directeur qui parle si bien leur langue, et qui a déjà tué un tigre à l'affût. Giat sait ce qu'il risque; il prend son fusil, fait seul le tour du champ et charge le tigre qu'il tire à bout portant, mais celui-ci, tout mortellement blessé qu'il est, lui dévore la jambe droite. Transporté en chaloupe à Saigon, il fut amputé de la cuisse et envoyé, trois mois après, au Val de Grâce où il acheva sa convalescence. Retourné en 1894 à Baria, il revient définitivement en France en 1899, retraité pour infirmité, et se fixe dans son village natal. »

(Extraits de l'éloge funèbre d'Hector Placide Giat)

Arbre généalogique