2007-07-28

Tintin déchiffre une étrange enveloppe

Dans un billet précédent, nous indiquions comment Tintin recevait miraculeusement une lettre expédiée simultanément à deux adresses différentes, dans la version chinoise de Tintin au Tibet. Cette fois, c'est la traduction du Secret de la Licorne qui suscite notre scepticisme.

Nous sommes à la page 45. Tintin vient de s'échapper de sa prison, dans les caves d'un vieux château dont il ignore le nom. Par chance, il trouve, en même temps que le téléphone qui lui permettra d'alerter son ami le capitaine, une lettre adressée à M.M. M. et G. Loiseau, Antiquaires, Château de Moulinsart. Or, à la page 31, la victime de l'attentat avait pointé du doigt des moineaux picorant sur le trottoir, avant de sombrer dans le coma. Loiseau… moineaux… Tintin comprend que le malheureux entendait alors dénoncer ses agresseurs.

Mais voici que la version chinoise de la lettre indique :
英格兰马林施尔 玛林斯派克宫
(Yīnggélán Mǎlínshī'ěr Mǎlínsīpàikè gōng)
古董商伯德兄弟启

(gǔdǒngshāng Bódé xiōngdì qǐ)

ce qui signifie :
À l'attention des frères Bódé, antiquaires
Château de Mǎlínsīpàikè (Marlinspike Hall), Mǎlínshī'ěr (Moulinsart?), Angleterre

En chinois comme en français, certains noms de famille coïncident avec des noms d'animaux. Ainsi, 马胜 (Mǎ Shèng) pourrait se traduire en français par Victor Poulin. Mais le patronyme Bódé, qui remplace le français Loiseau, n'a absolument aucune signification en chinois. Il s'agit d'une simple transcription phonétique d'un nom étranger.

Notons également que la lettre est oblitérée d'un timbre belge de 1 franc à l'effigie de Léopold III, inspiré du dessin de la série courante de l'époque, dont on peut voir ci-contre un exemplaire utilisé en 1943, l'année de parution du Secret de la Licorne. On peut penser que Moulinsart se trouve en Belgique (Milou s'y rend à pattes, et la lettre ne porte pas de mention de pays), ou à la rigueur en France occupée (Moulinsart ressemble étrangement à un château de la Loire). La nuance est peu importante car Moulinsart est à la fois un lieu du monde réel et un lieu du monde imaginaire de Tintin. Mais ce qui est certain, c'est que Moulinsart ne peut raisonnablement se trouver en Angleterre. Il aurait fallu que Milou traverse la mer du Nord à la nage et que la lettre emprunte le chemin d'un service postal interrompu depuis plusieurs années.

Dans la traduction chinoise, Tintin termine son monologue par l'expression : 就明白了 (jiù míngbai le), qui signifie : « tout est clair maintenant ». Il vient en effet de faire le lien entre les frères Loiseau et les moineaux de la page 31. Pour les lecteurs chinois, cependant, rien n'est moins clair, car pour eux les antiquaires se nomment les frères Bódé, ce qui n'a aucun rapport, de près ou de loin, avec un quelconque volatile. Bódé est probablement un calque phonétique de l'anglais Bird.

Voilà ce qu'il en coûte de traduire une traduction plutôt que l'original. Petites économies et grosses bêtises.

Vocabulaire

gōng palais
ancien
dǒng administrer, directeur
shāng commerce
古董商 gǔdǒngshāng antiquaire
xiōng frère aîné
petit frère
兄弟 xiōngdì frères
ouvrir, informer, lettre
niǎo oiseau
他们 tāmen ils, eux, elles

Le mot marlinspike signifie épissoir, un instrument bien connu des marins. C'est aussi le nom anglais du makaire, un proche parent de l'espadon.

Afficher les détails   Cacher les détails Que dit Tintin en découvrant l'enveloppe?

2007-07-26

Une Chine qui pousse à vue d'œil

Kunming - 20 juin 2007

Il y avait bien une grue, ce 20 juin, dans le paysage, toute discrète. Notons que le linge étendu sur la terrasse de l'immeuble sur la droite, va bientôt se faire tremper par un averse soudaine et drue dont Kunming a le secret au temps des moussons.

Kunming - 13 juillet 2007

Trois semaines plus tard, le paysage semble avoir changé. Il n'est ni tout à fait autre, ni tout à fait lui-même.

Pendant ce temps, le dernier carré du vieux Kunming agonise. Il n'en restera bientôt que quelques pans de façade. La vieille ville ne contenait pas de merveille architecturale, mais c'est tout de même une page d'histoire qui disparaît.

2007-07-22

Les Māo de Lìjiāng
丽江猫

Eh oui, le chat s'appelle māo en chinois (à ne pas confondre avec le patronyme Máo), et quand il miaule, il fait : miāo ()! Ce premier chat est perché près d'une enseigne portant le caractère yù (), peint dans la même teinte que ses yeux. Ce terme littéraire, qui signifie briller, est constitué d'une combinaison de trois autres caractères :
briller, illuminer
huǒ feu
soleil, jour
se tenir debout, établir

Ce deuxième māo, aux yeux bridés, commence à ressembler aux souris dont il se nourrit exclusivement. Il est tapi à côté du caractère yuán, assorti à la couleur de sa queue. Ce caractère signifie affinité prédestinée.
yuán raison, bord, prédestination

Ce māo de luxe, réside dans une boutique de jade et autres pierres semi-précieuses. Il tient à rester aussi propre que sa marchandise.
shí pierre

Notre dernier māo de la vieille ville de Lijiang travaille au marché. C'est pourquoi il est bien nourri, malgré sa modeste condition sociale. À l'aube, au moment où les étalages se montent, il prend quelque repos devant une caisse de saucisses, après une bonne nuit de boulot.
腊肠 làcháng saucisse, saucisson

2007-07-18

Les pépères du lac Émeraude

Le parc du lac Émeraude de Kunming

Le parc du lac Émeraude est rempli à toute heure du jour. Après la tombée de la nuit, il est envahi par les passants de tous âges, qui viennent écouter les chanteurs de mínggē (民歌 chansons folkloriques ou pseudo-folkloriques) et les joueurs de èrhú (二胡 violon à deux cordes). Mais pendant la journée, le parc est le lieu de prédilection des retraités avides de fraîcheur.

Le parc est l'endroit idéal pour venir pratiquer les danses sociales :
探戈 tàngē: tango
恰恰 qiàqià: chacha
华尔兹 huá'ěrzī: valse
伦巴 lúnbā: rumba, etc.
Chaque groupe de danseurs apporte son électrophone, et il n'est pas rare que plusieurs musiques se mêlent. À chacun de retrouver la sienne.

2007-07-14

Chanteurs à voix, chanteurs à tronche

Samedi matin, sur la chaîne du Guangxi, l'émission hebdomadaire de musique traditionnelle. Tous les classiques défilent, avec paroles en sous-titres, depuis Le baiser de maman jusqu'à Le peuple de Yanbian aime ardemment le président Mao, en passant par Mes amours villageoises. Plusieurs chansons se ressemblent, mais beaucoup marient agréablement paroles et mélodie. Les chanteuses, aux voix haut-perchées à l'ancienne, portent la robe de soirée, longue ou courte. Pour les chanteurs, ténors ou barytons confirmés, c'est le sempiternel smoking blanc avec nœud papillon doré, l'uniforme de l'armée populaire ou le simple blouson de tonton. Certaines chanteuses exhibent de grosses dents ou quelque autre défaut esthétique mal gommé par un épais maquillage. Plusieurs chanteurs cachent leurs sourcils touffus sous de grosses lunettes démodées et parfois maculées de... traces de doigt.

La scène étincelle, sous les néons et les projecteurs. Le public, largement cinquantenaire, tape dans ses mains, sans grande conviction, mais il apprécie manifestement la représentation. Un orchestre assez imposant accompagne les voix d'or. Malgré le talent évident des saxophonistes et des violonistes à deux cordes, les arrangements font hélas largement appel au clavier électronique, dans ce qu'il a de plus inexpressif. Mais il n'y a pas à y couper, ces sonorités sirupeuses faisaient partie des enregistrements originaux, dans les années 1970 et 1980, et, sans elles, le public ne s'y retrouverait pas. Le son du clavier électronique plaqué sur des voix aussi éclatantes, c'est un peu comme un autocollant de Mickey fixé sur la Joconde.

Pour clore le spectacle, un duo de jeunes chanteurs à la mode. Ils sont plutôt mignons, surtout le garçon : très colorés, gominés, décorés. Le garçon se donne un air de rebelle, du type « avec la gourmette en argent ». La fille, tout en portant une casquette de base-ball à la George W. Bush, réussit à avoir l'air moins niais que son partenaire. Pendant qu'on les admire, leur petite formation électrifiée passe à l'attaque. Si certaines chansons traditionnelles manquaient d'originalité, on entre maintenant dans le domaine du « parfaitement standard ». On nous offre le rock éternel, vieux déjà d'un demi-siècle malgré ses faux airs d'adolescent : même bloc de trois accords, même absence de mélodie élaborée, même solo de guitare électrique, note pour note. Seule la puissance de la caisse claire a évolué. Selon une loi similaire à celle qui régit la vitesse des microprocesseurs, le volume de la caisse claire double en effet à chaque décennie.

Attention, il vont se mettre à chanter. Ça valait déjà moins que rien, et pourtant c'est devenu pire! On ne doit jamais sous-estimer la capacité à faire avaler n'importe quoi au public. Comme dit le proverbe chinois : « Le loup parcourt mille lieues pour manger de la viande, le chien parcourt mille lieues pour manger de la merde. » Mais personne ne s'aperçoit de la piètre qualité de la musique, car personne n'écoute. Non, ils regardent : Le garçon se pâme en remuant légèrement le derrière. La fille, avec ses seins artificiels entièrement conformes au standard en vigueur (ce qui rappelle étrangement les trois accords éternels du rock), se donne une allure sportive.

Bien sûr, notre description est un peu forcée et la réalité n'est pas toujours aussi tranchée. Il existe un jeune public qui apprécie les voix de ténors, et de jeunes chanteurs qui possèdent des cordes vocales exceptionnelles. Mais la tendance est là. Comme nous l'écrivions dans un précédent billet, c'est aujourd'hui l'image qui prédomine, alors que la génération précédente privilégiait le son. Les yeux ont pris le pas sur les oreilles. Grâce à la télévision, on est passé de l'audio à l'audio-visuel, pour aboutir au visuel tout court. La musique sert alors de simple bruit de fond, dont le rôle est de susciter des réflexes conditionnés éminemment rentables.

2007-07-11

Le lac Émeraude de Kunming

Kunming est située à 1900 mètres d'altitude, non loin du tropique du Cancer. Elle connaît donc, en théorie, un éternel printemps. Il reste que le soleil de midi tape fort sur le crâne, lors du solstice d'été. Les oisifs vont donc souvent prendre le frais sur les bords du lac Émeraude.

2007-07-06

Le train du Tonkin

Le train Hanoï-Yunnanfu, sur sa voie d'un mètre de large

Ce dimanche, je me suis enrôlé dans une excursion auprès d'une agence de voyage populaire. Il n'y avait donc que des Chinois dans le groupe (17 personnes en tout, dans un minibus dépourvu d'amortisseurs et jamais nettoyé depuis son baptême, à l'époque de grand-père Deng Xiaoping). Le tarif pour la journée correspond à la moitié du billet d'entrée dans la Forêt de pierres, but principal de la visite. En contrepartie, le groupe sera trimballé dans trois ou quatre centres commerciaux pour touristes.

Le guide commence par raconter une histoire drôle, interminable, afin de briser la glace, puis il propose à tout le monde de se présenter. Je viendrai en dernier, étant assis tout au fond, à côté d'une dame shanghaïenne, qui ne parle pas le mandarin, et qui a tenu à engager avec moi un dialogue de sourds à propos de la fenêtre.

Il faut rappeler qu'ici, dans la province du Yunnan, une des ethnies les plus importantes est l'ethnie Yi (anciennement les soi-disant terrifiants Lolo de la Longue Marche). Les Yi étaient partagés en deux clans, les Blancs et les Noirs (ces derniers étant autrefois exploités par les premiers). Évidemment, la couleur de la peau n'a rien à voir avec cette classification. Quand mon tour vient, notre boute-en-train de guide, constate : « Nous sommes tous des Noirs ici, mais, au moins, on a Blanc dans le groupe. Et tout le monde sait qu'il est préférable d'être Blanc et qu'une fille Noire gagne à épouser un garçon Blanc, et si possible Huahua gonzi (playboy). » Tout le monde se met à rire, un peu à mes dépens. Mais quand je me présente, le guide s'exclame : « Maintenant, d'après votre accent, qui est meilleur que le mien en passant, je suis sûr que vous n'êtes pas Américain. Je crois que vous êtes Français. » Alors, la foule pousse un « Ah! » d'admiration. Car il existe de nombreux pays où les Français sont admirés, quoiqu'en pensent certains Hexagonaux neurasthéniques, surtout ceux qui se prétendent de gauche. À partir de ce moment, tout le monde se fend en quatre pour me rendre service pendant toute l'excursion. On dit que les Chinois aiment qingke (se montrer hospitaliers). Et chaque fois qu'on aperçoit, au détour de la route, le chemin de fer Hanoï-Yunnanfu, tout le monde se tourne vers moi avec reconnaissance.

Le grand-père Fermé aurait-il contribué, il y a près d'un siècle, à la construction de cette ligne qui reliait le Tonkin au Yunnan? C'est fort possible, car Marcel Auguste Fermé avait créé son propre chemin de fer privé dans la plantation d'hévéas qu'il exploitait avec son ami Boy.

2007-07-03

À Deng Xiaoping, avec toute ma gratitude

Le grenadier de l'hospice du bourg de Renxing (« Bienveillante Prospérité »), au Yunnan

Que fait-on en Chine, lorsqu'on veut prendre sa retraite? L'idéal est d'aller habiter chez ses enfants. Mais ceux qui n'ont pas eu d’enfants, qui les ont perdus, ou qui ont été abandonnés, où iront-ils?

Les autorités du petit bourg de Renxing, au fin fond de la province du Yunnan, ont eu la sagesse de construire, à cet effet, un hospice aux allées ombragées. Dès 17h, les pensionnaires se dirigent vers la cantine pour casser la croûte, en passant devant l'énorme frangipanier en fleurs. Derrière le mur du réfectoire, le coin des potagers, délimité par deux grands bassins aux eaux glauques. Malheur à qui tomberait dedans, car, comme le puits du vieux village au creux de la vallée, il est plus facile d'y rentrer que d'en sortir.

Dans ce coin de pays, la majorité des adultes, et la quasi-totalité des personnes âgées, ne parlent que le dialecte local, ici le dialecte Yi, qui m'est parfaitement inconnu. Aussi, mes contacts avec les pensionnaires de l'hospice se limitent-ils à des sourires polis.

Autrefois, les Yi, plus connus sous le nom de « féroces Lolo », étaient de fiers guerriers, craints même par les troupes chinoises de la Longue Marche. Aujourd'hui, le peuple Yi est presque entièrement civilisé, pour ne pas dire « domestiqué ». Mon professeur d'économie de Kunming, apprenant que je me rendais dans cet endroit reculé, m'avait d'ailleurs mis en garde : « Avant notre arrivée, les indigènes vivaient encore au moyen-âge; aujourd'hui, ce sont les femmes qui font les gros travaux, pendant que les hommes picolent en bavardant; le coin ne vaut vraiment pas le détour. »

Qu’importe, me voici dans le bourg de Renxing, en compagnie de jeunes étudiants originaires du pays, que j’ai rencontrés dans la capitale provinciale. Le chef du village insiste pour me loger chez lui. Il est à peine midi, et nous avons déjà trinqué à plusieurs reprises. Au fait, où sont les femmes? Elles sont aux champs. Je songe un instant à mon professeur d’économie, dans la grande ville, non pas avec indignation mais en souriant intérieurement. Que vaudrait la vie des hommes sans un minimum de préjugés?

Petite promenade pour faire évaporer l’alcool de riz, en compagnie de mes jeunes étudiants, qui m’ont prêté un chapeau de paille. Ruelles en pente vers les rizières. Murs d’argile rousse. Voie ferrée désaffectée sur le versant opposé de la vallée. Nos pas nous conduisent enfin jusqu’à l’hospice de vieillards financé par la généreuse municipalité. Comme quoi, les gens qui ont la réputation d’affectionner l’alcool de riz à ne sont pas dénués de piété filiale.

Me voici donc dans l’enceinte de cet asile de vieillards provincial. Les jeunes étudiants qui m’accompagnaient m’ont momentanément faussé compagnie.

Ce 30 juin, le grenadier du jardin porte encore quelques fleurs et commence à se charger de fruits. L'arbre sert aussi de soutien à la corde à linge sur laquelle Madame Z, de l'ethnie Yi, a accroché les vêtements de rechange de son mari.

Soudain, une employée de l’hospice se précipite à ma rencontre :
— Monsieur l’agronome! Monsieur l’agronome! Il y a un pensionnaire qui veut faire votre connaissance. C’est un homme du Nord. Vous pourrez vous entendre avec lui. Il parle chinois.
Il est vrai qu’avec ma chemise blanche et mon chapeau de paille, j’ai tout à fait l’air d’un agronome de la ville, et ce titre me flatte au plus haut point.
— Il s’agit de Monsieur Z. Il n’habite pas loin, il sera bientôt ici. D’ailleurs, ce sont ses vêtements qui sont accrochés aux branches du grenadier, ajoute malicieusement l’employée.

Et voici Monsieur Z en personne. Un grand bonhomme, bien droit, au regard sûr. Salutations, politesses. D’emblée, il me demande si j’ai souvent l’occasion de rencontrer des Américains. Étonnante entrée en matière.
— Vous les remercierez de ma part d'avoir libéré la province du Yunnan à la fin de la guerre antijaponaise.
Étonnant personnage, en effet! Mais il y a une explication à tout, y compris à l’inexplicable. À l'époque, Monsieur Z s'était fait embaucher, ou enrôler, pour construire une route de l'autre côté de la frontière birmane toute proche. Un travail épuisant, dans la vallée de la rivière Kwai, non loin du pont du même nom. Mais c'était le bon temps, on était jeunes!
— Et avec les Japonais, Monsieur Z? Ça a été dur?
Des Japonais? En chair et en os? Monsieur Z avoue n'en avoir jamais rencontrés, ni pendant la guerre, ni avant, ni après, lui qui va vers ses quatre-vingt-dix ans.

Monsieur Z plaisante ainsi sur le passé, d’un ton détaché, et répond à mes questions de façon évasive. Finalement, je me permets de lui poser une question qui peut fâcher :
— Quel est le dirigeant chinois que vous admirez le plus.
Ses yeux brillent alors d'émotion :
— Il n'y a pas à hésiter, c'est Deng Xiaoping!
Étonnant. Ce vieillard dit des choses étonnantes. Jamais encore je n’ai entendu louer cet estimable dirigeant.

Monsieur Z me prend par la main et m’entraîne vers l’immeuble voisin, qui ressemble à une rangée de garages.
— Venez, me dit-il, je vais vous faire visiter mon appartement. J’ai quelque chose à vous montrer.

Nous voilà dans un deux-pièces donnant de plain-pied sur le jardin. Dans la chambre du fond, plongée dans l’ombre, la vieille Madame Z, toujours aussi muette, tricote sur le lit conjugal.

Monsieur Z me montre une carte en relief suspendue au même clou qui retient le fil électrique de son plafonnier, une carte en relief de l'Asie du Sud-est, passablement recouverte de poussière, surtout sur le versant nord des chaînes de montagnes.
— Vous savez ce que c’est? me demande-t-il avec un ton de professeur.
Or, les cartes géographiques m’ont toujours fasciné, surtout les cartes en relief. On peut y contempler le monde, en planant par-dessus les montagnes jusqu’au creux des vallées, comme Dieu le père du haut de sa création.
— Oui, Monsieur Z. Ici, c’est le Viêtnam, puis le Laos, puis la Birmanie dont vous parliez tout à l’heure.
Monsieur Z me sourit, d’un air ravi, et se tourne vers une affiche, clouée sur le même mur, et entourée d'ex-voto et de chandelles éteintes : le portrait du camarade dirigeant Deng Xiaoping.
— C’est bien, jeune homme, alors vous êtes digne d’écouter mon histoire. Sachez que cette carte géographique m’a causé dix ans de souffrances, et que c’est cet homme m’en a délivré.

Monsieur Z, retraité de l'hospice du bourg de X. au Yunnan, dans son appartement

Du temps de la Révolution culturelle, une grande partie de la soi-disant gauche française, guidée par ses intellectuels, vouait un culte au président Mao et à sa façon de créer « l'homme nouveau ». Évidemment, ce culte destructeur a fini par être répudié, non sans avoir ruiné des millions de vies et détruit l’économie. Mais, l’homme étant l’homme, il se trouvera toujours de nouvelles sectes pour le faire revivre sous une forme ou une autre. Il y aura toujours des zélotes pour chercher à extirper les tares imaginaires de leurs semblables. Il suffira d’accoler à ces derniers l’étiquette infamante du jour : révisionniste, sexiste, raciste, populiste, insurrectionniste, tous les moyens sont bons pour déshumaniser l’adversaire. « Qui veut faire l'ange fait la bête! »

Que voulait dire « Révolution culturelle », au fond? C'est pourtant clair, ces deux mots combinés signifient « renverser la culture en place ». Bref, il s'agissait simplement d'une chasse aux intellectuels, menée par des démagogues, à l'aide de petits kapos ignares. Monsieur Z connaissait le nom de tous les pays qui bordent l'océan Indien et la mer de Chine, et toutes leurs capitales. C’était donc un intellectuel, un bourgeois, un « privilégié ». Il n'est donc pas étonnant qu'il ait passé 10 ans dans un camp de réforme par le travail, où il a essuyé les injures et les crachats, couchant sur une paillasse à même le sol, sur son mètre carré personnel, et crevant de faim plus souvent qu'autrement.

Quand Deng Xiaoping est revenu au pouvoir, un an après la mort de Mao et l'élimination de la bande des Quatre, son premier geste a été de libérer les millions de jeunes étudiants et de travailleurs exilés dans les porcheries et les goulags. Monsieur Z, qui croyait devoir finir ses jours dans son misérable laogai, a pu retourner miraculeusement chez lui. Depuis, le portrait de Deng Xiaoping, lui-même exilé à plusieurs reprises au cours de ces mêmes tumultes, n'a cessé d'orner ses quartiers. Lorsque Monsieur Z s'est retiré à l'hospice du bourg de Renxing, il emporta avec lui ses biens les plus précieux : le fameux portrait, aujourd'hui défraîchi, de son bienfaiteur, et sa carte en relief échappée aux autodafés et empoussiérée par les années.