À Deng Xiaoping, avec toute ma gratitude
Le grenadier de l'hospice du bourg de Renxing (« Bienveillante Prospérité »), au Yunnan
Que fait-on en Chine, lorsqu'on veut prendre sa retraite? L'idéal est d'aller habiter chez ses enfants. Mais ceux qui n'ont pas eu d’enfants, qui les ont perdus, ou qui ont été abandonnés, où iront-ils?
Les autorités du petit bourg de Renxing, au fin fond de la province du Yunnan, ont eu la sagesse de construire, à cet effet, un hospice aux allées ombragées. Dès 17h, les pensionnaires se dirigent vers la cantine pour casser la croûte, en passant devant l'énorme frangipanier en fleurs. Derrière le mur du réfectoire, le coin des potagers, délimité par deux grands bassins aux eaux glauques. Malheur à qui tomberait dedans, car, comme le puits du vieux village au creux de la vallée, il est plus facile d'y rentrer que d'en sortir.
Dans ce coin de pays, la majorité des adultes, et la quasi-totalité des personnes âgées, ne parlent que le dialecte local, ici le dialecte Yi, qui m'est parfaitement inconnu. Aussi, mes contacts avec les pensionnaires de l'hospice se limitent-ils à des sourires polis.
Autrefois, les Yi, plus connus sous le nom de « féroces Lolo », étaient de fiers guerriers, craints même par les troupes chinoises de la Longue Marche. Aujourd'hui, le peuple Yi est presque entièrement civilisé, pour ne pas dire « domestiqué ». Mon professeur d'économie de Kunming, apprenant que je me rendais dans cet endroit reculé, m'avait d'ailleurs mis en garde : « Avant notre arrivée, les indigènes vivaient encore au moyen-âge; aujourd'hui, ce sont les femmes qui font les gros travaux, pendant que les hommes picolent en bavardant; le coin ne vaut vraiment pas le détour. »
Qu’importe, me voici dans le bourg de Renxing, en compagnie de jeunes étudiants originaires du pays, que j’ai rencontrés dans la capitale provinciale. Le chef du village insiste pour me loger chez lui. Il est à peine midi, et nous avons déjà trinqué à plusieurs reprises. Au fait, où sont les femmes? Elles sont aux champs. Je songe un instant à mon professeur d’économie, dans la grande ville, non pas avec indignation mais en souriant intérieurement. Que vaudrait la vie des hommes sans un minimum de préjugés?
Petite promenade pour faire évaporer l’alcool de riz, en compagnie de mes jeunes étudiants, qui m’ont prêté un chapeau de paille. Ruelles en pente vers les rizières. Murs d’argile rousse. Voie ferrée désaffectée sur le versant opposé de la vallée. Nos pas nous conduisent enfin jusqu’à l’hospice de vieillards financé par la généreuse municipalité. Comme quoi, les gens qui ont la réputation d’affectionner l’alcool de riz à ne sont pas dénués de piété filiale.
Me voici donc dans l’enceinte de cet asile de vieillards provincial. Les jeunes étudiants qui m’accompagnaient m’ont momentanément faussé compagnie.
Ce 30 juin, le grenadier du jardin porte encore quelques fleurs et commence à se charger de fruits. L'arbre sert aussi de soutien à la corde à linge sur laquelle Madame Z, de l'ethnie Yi, a accroché les vêtements de rechange de son mari.
Soudain, une employée de l’hospice se précipite à ma rencontre :
— Monsieur l’agronome! Monsieur l’agronome! Il y a un pensionnaire qui veut faire votre connaissance. C’est un homme du Nord. Vous pourrez vous entendre avec lui. Il parle chinois.
Il est vrai qu’avec ma chemise blanche et mon chapeau de paille, j’ai tout à fait l’air d’un agronome de la ville, et ce titre me flatte au plus haut point.
— Il s’agit de Monsieur Z. Il n’habite pas loin, il sera bientôt ici. D’ailleurs, ce sont ses vêtements qui sont accrochés aux branches du grenadier, ajoute malicieusement l’employée.
Et voici Monsieur Z en personne. Un grand bonhomme, bien droit, au regard sûr. Salutations, politesses. D’emblée, il me demande si j’ai souvent l’occasion de rencontrer des Américains. Étonnante entrée en matière.
— Vous les remercierez de ma part d'avoir libéré la province du Yunnan à la fin de la guerre antijaponaise.
Étonnant personnage, en effet! Mais il y a une explication à tout, y compris à l’inexplicable. À l'époque, Monsieur Z s'était fait embaucher, ou enrôler, pour construire une route de l'autre côté de la frontière birmane toute proche. Un travail épuisant, dans la vallée de la rivière Kwai, non loin du pont du même nom. Mais c'était le bon temps, on était jeunes!
— Et avec les Japonais, Monsieur Z? Ça a été dur?
Des Japonais? En chair et en os? Monsieur Z avoue n'en avoir jamais rencontrés, ni pendant la guerre, ni avant, ni après, lui qui va vers ses quatre-vingt-dix ans.
Monsieur Z plaisante ainsi sur le passé, d’un ton détaché, et répond à mes questions de façon évasive. Finalement, je me permets de lui poser une question qui peut fâcher :
— Quel est le dirigeant chinois que vous admirez le plus.
Ses yeux brillent alors d'émotion :
— Il n'y a pas à hésiter, c'est Deng Xiaoping!
Étonnant. Ce vieillard dit des choses étonnantes. Jamais encore je n’ai entendu louer cet estimable dirigeant.
Monsieur Z me prend par la main et m’entraîne vers l’immeuble voisin, qui ressemble à une rangée de garages.
— Venez, me dit-il, je vais vous faire visiter mon appartement. J’ai quelque chose à vous montrer.
Nous voilà dans un deux-pièces donnant de plain-pied sur le jardin. Dans la chambre du fond, plongée dans l’ombre, la vieille Madame Z, toujours aussi muette, tricote sur le lit conjugal.
Monsieur Z me montre une carte en relief suspendue au même clou qui retient le fil électrique de son plafonnier, une carte en relief de l'Asie du Sud-est, passablement recouverte de poussière, surtout sur le versant nord des chaînes de montagnes.
— Vous savez ce que c’est? me demande-t-il avec un ton de professeur.
Or, les cartes géographiques m’ont toujours fasciné, surtout les cartes en relief. On peut y contempler le monde, en planant par-dessus les montagnes jusqu’au creux des vallées, comme Dieu le père du haut de sa création.
— Oui, Monsieur Z. Ici, c’est le Viêtnam, puis le Laos, puis la Birmanie dont vous parliez tout à l’heure.
Monsieur Z me sourit, d’un air ravi, et se tourne vers une affiche, clouée sur le même mur, et entourée d'ex-voto et de chandelles éteintes : le portrait du camarade dirigeant Deng Xiaoping.
— C’est bien, jeune homme, alors vous êtes digne d’écouter mon histoire. Sachez que cette carte géographique m’a causé dix ans de souffrances, et que c’est cet homme m’en a délivré.
Monsieur Z, retraité de l'hospice du bourg de X. au Yunnan, dans son appartement
Du temps de la Révolution culturelle, une grande partie de la soi-disant gauche française, guidée par ses intellectuels, vouait un culte au président Mao et à sa façon de créer « l'homme nouveau ». Évidemment, ce culte destructeur a fini par être répudié, non sans avoir ruiné des millions de vies et détruit l’économie. Mais, l’homme étant l’homme, il se trouvera toujours de nouvelles sectes pour le faire revivre sous une forme ou une autre. Il y aura toujours des zélotes pour chercher à extirper les tares imaginaires de leurs semblables. Il suffira d’accoler à ces derniers l’étiquette infamante du jour : révisionniste, sexiste, raciste, populiste, insurrectionniste, tous les moyens sont bons pour déshumaniser l’adversaire. « Qui veut faire l'ange fait la bête! »
Que voulait dire « Révolution culturelle », au fond? C'est pourtant clair, ces deux mots combinés signifient « renverser la culture en place ». Bref, il s'agissait simplement d'une chasse aux intellectuels, menée par des démagogues, à l'aide de petits kapos ignares. Monsieur Z connaissait le nom de tous les pays qui bordent l'océan Indien et la mer de Chine, et toutes leurs capitales. C’était donc un intellectuel, un bourgeois, un « privilégié ». Il n'est donc pas étonnant qu'il ait passé 10 ans dans un camp de réforme par le travail, où il a essuyé les injures et les crachats, couchant sur une paillasse à même le sol, sur son mètre carré personnel, et crevant de faim plus souvent qu'autrement.
Quand Deng Xiaoping est revenu au pouvoir, un an après la mort de Mao et l'élimination de la bande des Quatre, son premier geste a été de libérer les millions de jeunes étudiants et de travailleurs exilés dans les porcheries et les goulags. Monsieur Z, qui croyait devoir finir ses jours dans son misérable laogai, a pu retourner miraculeusement chez lui. Depuis, le portrait de Deng Xiaoping, lui-même exilé à plusieurs reprises au cours de ces mêmes tumultes, n'a cessé d'orner ses quartiers. Lorsque Monsieur Z s'est retiré à l'hospice du bourg de Renxing, il emporta avec lui ses biens les plus précieux : le fameux portrait, aujourd'hui défraîchi, de son bienfaiteur, et sa carte en relief échappée aux autodafés et empoussiérée par les années.
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