2007-06-30

Des chiens et des hommes

Il y a des chiens qui s'ennuient, debout sur le trottoir, devant le magasin de leur maître, les yeux perdus dans le brouillard. Il y a des chiens vautrés sur une dalle, qui entrouvrent un œil lorsqu'un bruit insolite les excite, et qui sont contents d'avoir gagné plus de distraction qu'ils n'ont gaspillé de travail. Il y a des chiens qui ne partagent pas leur os, des chiens qui mordent par derrière, et aussi des chiens qui se réjouissent de rencontrer des personnes familières, des chiens qui aiment leur maître. Il en va des chiens comme des hommes.

Ce matin, je suis parti à la rencontre d'amis, puisque je ne connais encore personne dans cette ville où je viens de m'installer. Et quand personne ne vous connaît, vous n'êtes plus rien. Les gens qui vous croisent ignorent vos soi-disant mérites, ils ne savent pas que vous comptez un sous-préfet, un évêque, ou le propriétaire du Café des Sports dans vos relations. Vous n'êtes que ce que vous avez l'air d'être. Vous êtes une simple apparence. Et une apparence est parfois bien banale si on n'a rien à lui raccrocher.

Alors, allons à la pêche aux amis. Je me suis dit que des professeurs de français, ou leurs étudiants, seraient contents de discuter avec moi. Je me dirige donc vers l'Université du Yunnan, située à flanc de colline, au milieu d'un magnifique jardin aux arbres centenaires. Mais tout d'abord, je veux revoir ma seule connaissance, le chien nostalgique, devant son magasin, et je fais un crochet sur le trottoir en escalier où il tient ses quartiers. Hélas, le toutou n'est pas au rendez-vous.

Kunming - Juin 2007
L'homme et son meilleur ami
(Photo de Renaud Bouret)

Pour trouver la faculté des langues étrangères, je parcours les jardins de l'Université du Yunnan. Mais il s'avère que l'honorable faculté se trouve plutôt dans l'annexe de l'université, au nord d'un grand boulevard intraversable, tout près de mon point de départ. Au lieu d'aller tout droit chez Mère-grand, j'ai fait un grand détour par la forêt. Et c'est tant mieux : c'est comme ça qu'on risque de découvrir l'Amérique... mais revenons à nos chiens.

Le bâtiment de la faculté des langues étrangères est fort décrépi et presque désert. Une grande pancarte indique que les langues européennes (ce qui exclut apparemment l'anglais) sont logées au rez-de-chaussée. Mais où? Aucune indication ne figure sur le plan ni sur les portes. Ah, un quidam pressé se pointe. Je me renseigne auprès de lui et il m'expédie au 3e étage (pourquoi pas?). Je pénètre dans le seul bureau ouvert de l’étage, au milieu duquel trône une bureaucrate revêche. « Bonjour Madame, où se trouvent les locaux des langues européennes? » Sans même ouvrir la bouche, elle me pointe le fond du couloir, d'un œil hostile. Je tombe alors sur un Monsieur obligeant, qui me rétorque : « Mais vous vous êtes complètement trompé, c'est au rez-de-chaussée ». Et comme je lui demande des précisions, il se propose de m'accompagner.

En quelques instants, je me suis trouvé en présence des trois prototypes d'homo sapiens que l'on rencontre dans tous les bureaux du monde. Celui qui ne sait rien, mais qui croit plus poli de vous induire en erreur que de rester coi. Celui qui est allergique au travail, car il estime que tout effort doit être porté au débit de son existence. Comme les anciens Grecs, il a la conviction qu'on ne peut juger du bonheur d'une vie qu'à sa toute fin, à l'heure du bilan. Et le troisième personnage, c'est celui qui fait preuve de jugement, et qui tient pour avantageux le petit mal qu'il se donne en échange du grand bien qu'il procure à autrui.

Bon, en fin de compte, la faculté des langues étrangères est déménagée dans une lointaine banlieue. Il ne reste plus, dans le bâtiment aux relents suris, que des âmes à l'avenant, et un homme de bien. Jusqu'ici, chou blanc!

Puisque l'Université des minorités du Yunnan est toute proche et que la pluie menace, allons y tenter notre chance. J'aperçois, sur le campus, un immeuble portant l'enseigne « Institut de culture internationale ». Même scénario. D'abord des étudiantes, assises dans le hall, qui finissent par m'avouer leur ignorance après m'avoir mal renseigné. Je cogne ensuite au bureau du vice-doyen, tout proche, dans lequel trois individus vaquent à leur inoccupations. En apercevant l'intrus que je suis, la matrone du groupe comprend aussitôt que je risque de lui voler une minute de farniente, voire une goutte de sueur. Elle se précipite donc sur le seuil de la porte pour m'interdire l'entrée de l'enceinte sacrée. Car pour neutraliser un intrus, il suffit de le laisser dehors, ça va de soi. Je lui expose brièvement mon intérêt de rencontrer des professeurs et des étudiants de chinois, dans un esprit d'échange culturel international, n'est-ce pas? La vice-doyenne, car c'est bien elle, approuve mon objectif, tout en soulignant qu'aider à sa réalisation ne fait pas partie de ses fonctions officielles. Mais comme je ne recule point, elle me suggère, pour se débarrasser de moi, de faire un tour au deuxième étage.

Deuxième étage. Une seule porte ouverte, et ce n'est pourtant pas l'heure de la sieste. Cette fois, une charmante jeune dame, comme on en trouve sous toutes les latitudes, m'invite immédiatement à m'asseoir. « En effet, confirme-t-elle, nous avons une professeure de français, malheureusement, elle vient de partir. » Allons... un bon mouvement ! Ah, elle prend le téléphone et commence à s'entretenir avec un certain Monsieur Wang (il y en a dans tous les services). Mon petit doigt me dit que ce type est, d'une part un haut gradé et, d'autre part, un homme pas tout à fait insensible aux charmes de la jeune dame. En fin de compte, celle-ci me confie les coordonnées de la professeure de français et prend la peine de vérifier si je les ai bien recopiées. Encore mes trois chiens. Le bon chien est toujours le dernier, mais n'est-ce pas logique?

De retour chez moi, j'ai encore quelques appréhensions. Parfois, les professeurs de langue des petites universités de province redoutent de rencontrer un étranger qui sera témoin de leurs fautes de grammaire et de prononciation. D'autres se disent qu'une fois diplômé, il faut éviter à tout prix de se perfectionner. Et il y a ceux qui sont ravis d'élargir leurs connaissances et de rendre service. Toujours les trois chiens. Je signale le numéro de la dame. Un air de musique zazou retentit. On décroche. J'explique qui je suis, mais, très vite, la professeure m'arrête: « nous pouvons parler français ». Tiens, elle me tutoie bientôt. C'est gagné, je la rencontre demain matin avec ses étudiants. Ce seront mes premiers amis.

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