2015-01-13

Chasse aux sorcières

Mardi matin, le chanteur [Michel Sardou] diffusait un communiqué de presse succint (sic) pour dénoncer « une lettre ordurière et xénophobe », se déclarant « indigné » qu’on ait pu lui attribuer ces « propos infamants ». Il y précise qu’il « tient à exprimer son total désaccord sur les idées que contient ce brûlot ». Pierre Cordier, son attaché de presse, affirme qu’une plainte a été déposée auprès de la préfecture de police de Paris pour tenter de remonter à la source de ce « hoax » (canular).
Source : Le Monde, 06 janvier 2015

Un lecteur du journal ose critiquer l’utilisation d’un anglicisme, qu’il juge superflu, dans cet article du prestigieux journal Le Monde.

Lecteur Lambda : Lu dans l'article: "...à la source de ce "hoax" (canular)". Merci au Monde de traduire le mot du jour - hoax - dans une langue mourante, anciennement nommée langue française. Merci au Monde d'illustrer une forme de "servitude volontaire" (La Boétie,1570) de plus en plus présente chez nos "élites". Merci au Monde de savoir qu'il n'est pas lu par d'éventuels citoyens tentés par le vote FN, et que donc l'emploi de ce charabia ne présente aucun risque. Ecrire: "canular (hoax) serait trop banal?

Bien que le style ironique et subtil de l’intervention du lecteur fasse honneur à la langue française, il ne manque pas d’esprits chagrins pour le clouer au pilori.

Réponse 1. La langue française s'est toujours enrichie d'apports étrangers de tous horizons (allemands, arabes, italiens, anglais, etc). Hoax a un sens plus précis que supercherie ou canular. Il est à finalité négative, voire destiné à nuire et utilise un support numérique. Bien qu'amoureux de ma langue natale qui me semble bien loin de mourir et devrait même devenir la 1ère langue parlée dans le monde d'ici 2050 grâce aux Africains, j'ai adopté ces néologismes hautement signifiants qui l'enrichissent.

Réponse 2. Canular ne désigne pas la même chose que hoax. La langue française sera morte quand votre camp poussiéreux aura gagné et qu'elle cessera d'emprunter à l'étranger pour s'enrichir ce qui, heureusement, n'est pas pour demain !

Réponse 3. C’est en vain que nos Josué littéraires crient à la langue de s’arrêter ; les langues ni le soleil ne s’arrêtent plus. Le jour où elles se fixent, c’est qu’elles meurent. Victor HUGO, préface de Cromwell

S’il avait eu la chance d’être abonné au journal Le Monde (version oligarques), Victor Hugo n’aurait sûrement pas hésité à utiliser le mot hoax dans une tirade de Ruy Blas!

Or, ces trois réponses au lecteur Lambda sont fondées sur un sophisme bien connu, qui consiste à généraliser à tout un ensemble les caractéristiques de certains des éléments de cet ensemble. « L’art est parfois provocateur, donc tout ce qui est provocateur est de l’art ». « Toute langue accueille des mots d’origine étrangère, donc tout mot d’origine étrangère mérite d’être accueilli dans une langue. »

Une langue vivante n’est pas synonyme de langue poubelle. En définitive, peu de mots étrangers parviennent à s’acclimater au cours du temps. En français, on en compte tout au plus quelques dizaines ou quelques centaines par siècle, sur un vocabulaire courant de 30 000 mots.

Un autre argument bien répandu consiste à prétendre que le mot étranger possède une connotation qui manque au mot français. C’est ce qu’on appelle enfoncer une porte ouverte, car, en dehors des termes purement techniques, il n’existe jamais de concordance totale entre deux mots de deux langues différentes. Ce qui fait justement la richesse des mots d’usage courant, c’est qu’ils possèdent plusieurs sens, d’où la délicate et délicieuse ambiguïté du langage humain. Il serait fort improbable que ces panoplies de sens coïncident d’une langue à l’autre.

— Monsieur, comment qu’on dit “prendre” en chinois? me demandait, dans un campus de Suzhou, un étudiant bien intentionné.
— Prendre quoi? Prendre la clé des champs? Prendre le temps de réfléchir? Prendre des vessies pour des lanternes? Prendre le taureau par les cornes? Prendre le train? Prendre sa retraite?
— Non, “prendre” tout court. Quel est le mot chinois pour ça?
— Dans chacun de ces cas, il y a un mot chinois différent. Et chacun de ces mots chinois peut se traduire par plusieurs mots français.
Étonnement de cet étudiant devant la complexité de l’esprit humain. Tant pis, se dit-il courageusement, on essaiera de se débrouiller avec le monde tel qu’il est.

Lorsqu’un nouveau concept apparaît, la règle est d’y associer un mot déjà existant, et l’emprunt étranger constitue l’exception. La voiture d’aujourd’hui ne ressemble pas tellement à la voiture de Madame de Sévigné, et pourtant, personne n’hésite à se servir du même mot dans les deux cas. Un fichier informatique est loin de ressembler à un fichier papier, et ça ne gêne personne (sauf les Italiens qui ont adopté le mot file, prononcé à l’anglaise : les gondoliers chanteront peut-être un jour « O faïle mio », pour la plus grande joie des romantiques et des amoureux).

Dans un premier temps, cette extension du sens d’un mot existant peut choquer les puristes (qui sont ici, en réalité, les auteurs des trois réponses au lecteur Lambda), avant de devenir naturelle à l’oreille, ou d’être, parfois, rejetée.

Un autre argument souvent invoqué par ces « nouveaux croisés de la tolérance » consiste à bombarder le « rétrograde » à coup de statistiques totalement fantaisistes. Ici, l’auteur de la réponse 1 prétend que le français « devrait même devenir la 1ère langue parlée dans le monde d'ici 2050 grâce aux Africains ». Il va de soi que cette soi-disant statistique, qui est souvent reprise dans les médias et devant les zincs de café du commerce, n’a pas plus de fondement que celle voulant que les femmes constituent 52 % de la population du Québec et 53 % de la population française (hors Mayotte). Une simple visite du site de l’Institut statistique du Québec confirmera que cette proportion n’est que de 50,3 % en 2013, et n’a jamais dépassé 50,8 %. Pour la France, la proportion réelle est de 51,5 % (Insee 2013). Ce qui est éloquent, ce n’est pas tant que le chiffre mythique s’écarte du chiffre réel, mais plutôt que l’écart entre hommes et femmes soit ici considérablement surestimé.

En ce qui concerne la population de l’Afrique francophone, rien n’empêche de consulter les Indicateurs de développement dans le monde de la Banque mondiale ou, à défaut, la section Noms propres du Petit Larousse. On y verra d’emblée que la population du seul Nigéria anglophone (174 millions en 2013) dépasse largement celle des neuf pays francophones de l’Afrique occidentale (117 millions). Actuellement, en Afrique subsaharienne le total est de 444 millions pour les pays dits anglophones, contre 279 millions pour les pays dits francophones. Même en additionnant l’Afrique du Nord, on demeure loin du compte. Si on met dans l’équation les 300 et quelques millions d’Américains, les 1,5 milliard d’habitants du sous-continent indien et la population de tous les autres pays anglophones, on se demande comment les francophones pourraient bien devenir majoritaires un jour. Cela tient tout simplement du délire statistique.

Les Anciens et les Modernes
Suzhou, automne 2012
(Photo : Renaud Bouret)

On retrouve dans ce débat entre lecteurs deux des mécanismes du préjugé, processus si cher — et parfois si utile — à l’esprit humain : l’inversion logique et la statistique invraisemblable brandie comme un gri-gri. Il s’agit d’une nouvelle lutte entre les Anciens et les Modernes, dans laquelle les Modernes sont paradoxalement constitués de grenouilles de bénitier (de gauche (néolibérale)). La boucle est bouclée : de même que tout ce qui est provocateur constitue de l’art, tous ceux qui crachent sur les idoles deviennent automatiquement les députés du progrès.