Imparfait, passé simple et baignoire grand format
Elle commence par planter le décor : « C’était dans un château, il y avait une grande baignoire remplie d’eau chaude, tu étais avec une inconnue… »
Tous ses verbes sont à l’imparfait.
Soudain, elle hésite sur le temps à employer : « … tu étais avec une inconnue… j’aurais dû m’enfuir… ».
Elle voit bien que ça ne colle pas. Je lui suggère un « je devais m’enfuir », mais, réflexion faite, son hésitation est un signe qui ne trompe pas : son récit est arrivé à un tournant. Je me corrige : « Tu aurais aussi pu dire “je dus m’enfuir” ou, en langage parlé d’aujourd’hui, “j’ai dû m’enfuir” ». (Dans cet article, nous considèrerons le passé simple et le passé composé comme équivalents.)
(Photo : Renaud Bouret)
Les grammaires racontent beaucoup de choses sur l’imparfait et le passé simple. L’imparfait rapporterait un évènement habituel ou répétitif, sans début ni fin bien marqués. Le passé simple servirait à décrire un évènement ponctuel, bien délimité dans le temps. Mais la question n’est pas là.
Le choix de l’imparfait ou du passé simple ne dépend pas des évènements qui sont en train d’être décrits, mais plutôt du point de vue que le narrateur a choisi d’adopter. L’imparfait est la marque du présupposé, du choix fermé : tout est joué d’avance. Le passé simple est la marque du choix ouvert : tout est encore possible.
La narratrice a donc décidé de présenter ses trois premiers énoncés comme des faits entendus d’avance : « C’était dans un château, il y avait une grande baignoire remplie d’eau chaude, tu étais avec une inconnue… ». Mais à partir de là, plus rien n’est joué, tout peut encore se produire, d’où le passage de l’imparfait au passé simple/passé composé : « j’ai dû m’enfuir. ».
La narratrice aurait pu bifurquer de l’imparfait au passé simple à n’importe quel point de son récit : « C’était dans un château, il y avait une grande baignoire remplie d’eau chaude, tu étais avec une inconnue, je devais m’enfuir, je ne trouvais plus la porte, et c’est alors que tu m’as vue. ».
Cela montre bien que le passage de l’imparfait au passé simple véhicule un message subjectif (l’optique du narrateur) et non objectif (la description des faits).
Le modèle serait le suivant :
Imparfait [+ Imparfait + … + Imparfait] + Passé simple
Si on ne conserve qu’une seule proposition à l’imparfait, on retrouve la structure chère aux grammaires traditionnelles, qui se contentent de la décrire sans l’expliquer : « Je lisais tranquillement quand le téléphone sonna, etc., etc. ».
En fait, rien n’empêche d’enfiler les propositions au passé simple/passé composé les unes après les autres : « … tu étais avec une inconnue, j’ai dû m’enfuir, je n’ai pas trouvé plus la porte, et c’est alors que tu m’as vue. ».
Le modèle complet serait alors :
Imparfait [+ Imp. + … + Imp.] + [P. simple + … + P. simple] + Passé simple
En somme, tous les éléments présentés comme informatifs sont marqués par le passé simple. Ces éléments sont précédés des éléments considérés comme présupposés, qui portent la marque de l’imparfait. Les éléments informatifs sont, bien entendu, ceux que l’interlocuteur ignore encore. Les éléments présupposés sont, au contraire, ceux qui sont déjà connus ou censés être connus de l’interlocuteur, au moment où celui-ci va être être mis au courant des éléments informatifs.
Éléments présupposés + Éléments informatifs
Éléments présupposés = choix fermé : tout est déjà déterminé
Éléments informatifs = choix ouvert : tout peut encore arriver.
On aura compris que le récit proposé ici, qui ne brille ni par le fond ni par la forme, était le compte-rendu d’un rêve. On aura compris également que la narratrice n’a pas le français pour langue maternelle, ce qui a l’avantage de mettre en lumière des procédés linguistiques que les automatismes habituels tendent normalement à cacher.
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