2018-02-02

La « théorie du genre » à la ferme

La ferme de Chénier comptait deux personnages redoutables. Dans les champs, il fallait éviter de se frotter au taureau (nommé familièrement « eul-bœu »). Aux alentours du bâtiment principal, il valait mieux profiter d’une distraction du coq pour regagner la cuisine. J’ai bien dit le coq, et non les deux chiens de garde. Ces deux bêtes féroces avaient suffisamment d’intelligence pour me reconnaître comme un garçon de la maison. Chiens mâles ou femelles? Qui s’en souciait? Ce qui compte, c’est que les deux cerbères possédaient également les compétences nécessaires à leur tâche officielle : courage, astuce, loyauté. Disons simplement que la variable « genre », comme on dit en américain, n’était pas pertinente dans leur profession canine, à tel point que je serais bien incapable, après les avoir si longtemps côtoyés, de leur coller la bonne étiquette.

Futur-Bái Lìdé, garçon de ferme à Chénier

Mais le coq, c’était autre chose. Un coq wyandotte, maigrichon, haut sur pattes, et propriétaire d’une redoutable paire d’ergots aiguisés. Je ne dirais pas que ce coq me faisait peur. Non, son tempérament ombrageux m’incitait simplement à la prudence. Lorsque le petit monstre lorgnait vers moi, je m’assurais de passer à proximité d’un piquet ou d’une solive traînant par là afin, le cas échéant, de repousser les assauts de l’ennemi avec le secours d’une arme adéquate. Le tout très discrètement, car étant moi-même un garçon, je ne voulais pas passer pour poltron aux yeux des filles de la fermière. Comme la plupart des filles, les filles de fermières méprisent les poltrons.

Si on se fiait à la « théorie du genre », actuellement très populaire dans les écoles des pays membres de l’OTAN, on conclurait que l’agressivité du coq de Chénier constituait « le produit de plusieurs siècles de domination masculino-capitaliste entretenue par l’homme blanc ». D’ailleurs, ce coq était de couleur blanche, rehaussée, il est vrai, de rares plumes noires au bout des ailes et de la queue.

Le comportement du belliqueux coq de Chénier tranchait nettement avec celui de ses « partenaires ». Ah, les gentilles poules, débonnaires, voire bonasses! Elles, au moins, ne me prenaient pas pour un coq rival, à l’instar de leur nigaud d’époux et maître. Tenez : il suffisait d’agiter devant elles un poing fermé, comme s’il contenait une poignée d’orge dorée, pour les voir accourir en se dandinant. Cette perfide manœuvre pourrait semblait cruelle aujourd’hui, mais elle faisait rire les filles de la fermière. Car les filles de fermières aiment les garçons qui les font rire.

La seule chose qu’on pouvait reprocher aux poules, c’était leur façon de traverser la route devant le tracteur, au moment où nous revenions des champs, poussiéreux et fourbus. Traverser, c’est beaucoup dire, car les poules couraient en zigzag devant nous, en proie à la plus grande perplexité, avant de se décider enfin pour l’un ou l’autre des deux fossés qui bordaient la chaussée.

En admettant que le « genre » soit une donnée essentiellement sociale, produit d’une éducation machiste, tout espoir n’est pas perdu pour les coqs de ce monde. Quelques semaines de rééducation à la campagne et on pourrait en faire des êtres civilisés.

Si j’ai toujours éprouvé de l’affection pour la basse-cour, c’est que j’ai moi-même élevé des poules depuis ma plus tendre enfance. D’abord avec l’aide de ma grand-mère carthaginoise, avant de voler de mes propres ailes. Et vos parents? direz-vous. Eh bien, mes parents, qui devaient s’occuper de leurs six enfants, envisageaient le monde animal avec une certaine dose de pragmatisme et d’indifférence. L’amour de nos frères inférieurs avait ainsi sauté une génération.

Ma poule m’ayant honoré d’une première couvée de douze poussins, le jour de mes six ans, un problème délicat se posa bientôt. Parmi les survivants de la couvée, on comptait quatre poules et deux coqs.

Il faut préciser que seuls les plus forts des poussins avaient échappé à la fièvre aviaire et aux griffes des chats errants, ainsi que l’exige l’implacable loi de la nature. Cette loi, espérons-le, sera un jour révisée, dans une société post-patriarcale et post-capitaliste.

Mais revenons aux survivants de la couvée. Après quelques mois, les petites poules s’étaient mises à pondre, et les coqs avaient commencé à se quereller au point de troubler la paix sociale. Mon père, rempli de sa riche expérience de la vie civile et militaire, guerre mondiale oblige, avait facilement résolu la question. Le plus dodu des deux coqs se retrouva bientôt à la casserole. Dans notre siècle, où les adeptes de la théorie du genre glorifient l’obésité, cette mésaventure mérite d’ailleurs d’être méditée.

Le second coq traversa bien vite une période de dépression. Quand on a fini d’honorer les quatre donzelles du poulailler, que faire du reste de sa journée en l’absence d’un rival? Avec qui se batailler? Où trouver un adversaire digne de ce nom? Il y avait bien les six enfants de mes parents, mais tous ces petits diables savaient se défendre à coup de graviers. Tous… sauf la petite dernière, qui venait à peine d’apprendre à marcher.

Le coq survivant commit l’erreur de poursuivre ma sœur cadette pendant un jour de congé, alors que mon père lisait son journal dans une chaise longue du jardin. La petite brute gallinacée fut condamnée illico par le maître de céans, alerté par le tumulte, sans aucune forme de procès ni tentative de rééducation. Mon père m’envoya chercher une douzaine d’artichauts chez l’épicier du coin afin de m’éloigner des lieux du drame en préparation. N’étais-je pas, en effet, le grand-père virtuel de ce coq, lui-même fils de ma propre poule? À mon retour, je trouvai le coq égorgé et plumé. On était en train de brûler ses derniers poils au chalumeau.

Que sont nos mères poules devenues? L’atmosphère du poulailler ressemble parfois à celle de certains milieux de travail postmodernes.

Le calme revint sur la famille et sur la basse-cour. Un calme apparent, car, en l’absence de coq, les poules avaient redoublé d’agressivité dans leurs rapports, surtout après qu’une seconde couvée eut augmenté leur population. Coups de bec, harcèlement, privation de nourriture. La république des poules était sous la coupe d’une dictatrice, épaulée par deux ministresses impitoyables, que mon grand frère, plus instruit que moi malgré sa pratique assidue de l’école buissonnière, avait baptisées la kapo et la collabo.

Le dimanche du garçon de ferme

Fermons cette parenthèse carthaginoise et retournons à la ferme de Chénier. Oublions le coq wyandotte, qui, même s’il m’a déjà attaqué, ne constitue pas une menace mortelle. Reste à traiter le cas du « bœu ».

Lorsqu’un troupeau de vaches pâture dans un champ, pas de souci à se faire. Un troupeau, ça ne passe pas inaperçu, et les vaches, ça vous contemple avec leurs grands yeux doux. Mais un taureau solitaire peut très bien se dissimuler au creux d’un vallon ou derrière un bosquet de coudriers. Au moment de se faufiler à travers les barbelés d’une clôture, on ne peut s’empêcher d’éprouver un pincement au cœur. Qui dit clôture barbelée dit présence possible d’un taureau et de ses deux cornes, n’est-ce pas? C’est mathématique!

Un jour, le fermier, pourtant avare de ses mots, me gratifie d’une phrase complète : « Eul-bœu s’est échappé! » La bête est particulièrement vicieuse. Seul le bonhomme sait comment la dompter. Nul n’est à l’abri, pas plus le piéton que le chauffeur d’automobile décapotable circulant dans les parages. Angoisse et terreur! Cela signifie que ma vie est désormais en danger quel que soit le lieu où je me trouve.

J’aurais bien envie de me faire porter malade, et de me réfugier dans le grenier qui me sert de domicile, mais qu’en penseraient les filles du fermier? Je préfère risquer de me faire encorner plutôt que de passer pour un lâche à leurs yeux. Mieux vaut avoir peur intérieurement qu’avoir honte publiquement.

Quelques heures plus tard, tout est rentré dans l’ordre. Le taureau a réintégré son étable, et les bipèdes se retrouvent attablés autour de la soupe. Nous mangeons en silence, comme tous les soirs. Je ne crois pas que les filles des fermiers s’intéressent à moi. Elles me trouvent étrange, voilà tout. De toute façon, elles ne sont pas mon genre non plus, ce qui n’est pas une raison pour démériter à leurs yeux.

On aura beau m’affirmer que le « genre » est une pure construction sociale, je continuerai à me méfier des taureaux. On me dira que ces pauvres bêtes sont victimes d’une mauvaise socialisation, qu’ils n’ont pas suffisamment participé aux activités ménagères dans leur jeunesse, qu’ils auraient dû s’habiller en génisse de temps en temps, juste pour voir. Je veux bien affirmer publiquement que tout cela est vrai, ne serait-ce que pour éviter de perdre mon emploi, mais je refuse d’exposer ma vie, et encore moins de mourir en martyr, pour défendre cet acte de foi. De toute façon, je doute qu’une adepte de la théorie du genre se hasarde à traverser délibérément le champ d’un taureau, même si ce dernier a été rééduqué depuis sa plus tendre enfance.

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