Deux modèles de la jeunesse d’aujourd’hui
À l’approche des commémorations de la chute du nazisme, une chanson patriotique de l’Armée rouge a été remise au goût du jour, en Russie comme en Ukraine. C’est l’histoire d’une jeune fille qui cueillait des grappes de raisin, au petit matin, dans une vigne aux feuilles dentelées. Un jeune homme l’aperçoit, qui blêmit et rougit. Il voudrait l’inviter à contempler l’aube estivale sur le fleuve. Cependant, la jeune fille, une brunette moldave, informe le garçon de la réunion imminente d’un groupe de partisans, qui ont quitté leur foyer ancestral pour libérer la patrie. « Allez, garçon, la route t’attend, rejoins les partisans au plus profond de la forêt. » Le jeune homme, sans doute poussé par l’amour autant que par le devoir, s’enfonce alors dans la forêt, et constate, à sa grande déception, que la brunette ne l’a pas suivi. Au cours de ses pérégrinations, il ne cessera de penser à elle, à la nuit tombée. Soudain, à la fin du troisième et dernier couplet de la chanson, le jeune homme aperçoit la brunette moldave au milieu de la troupe des partisans. « Te souviens-tu, garçon, de ces grappes de raisins au milieu des feuilles découpées, au petit matin d’été? »
Deux différents modèles, presque stéréotypés, de la jeunesse d’aujourd’hui.
Le contraste entre les toutes récentes versions russe et ukrainienne de la chanson est frappant. Dans ces vidéoclips, ce sont bien des modèles que l’on propose, et non une description documentaire et objective de la jeunesse. Nous laissons les lecteurs juger par eux-mêmes (de préférence, après avoir visionné les clips!). Nous présenterons notre propre commentaire (objectif) dans la suite de ce billet. On nous pardonnera de forcer un peu la note afin de mieux accentuer le contraste entre ces deux visions du monde.
Version ukrainienne
Le modèle proposé dans le vidéoclip ukrainien est celui d’une certaine jeunesse occidentale postmoderniste, sans mémoire, avide de gratification instantanée, ne voyant pas plus loin que le bout de son nombril. Dédaignant la culture au profit du divertissement, elle méconnaît la nature humaine, si bien décrite par Boccace, Molière et Gogol. Elle ignore les leçons de l’histoire, car elle ne conçoit la vie que dans le moment présent. Comme si les Grecs n’avaient jamais existé, elle se laisse manipuler par les passions plutôt que de dominer son univers par la raison. Par son mépris du passé, elle se condamne à tout réinventer, péniblement, manquant à la fois des outils et de la volonté nécessaires à cette lourde tâche. Elle se prétend mondialiste, mais son monde et sa solidarité se limitent au cercle immédiat de l’individu, constitué de parents et d’amis, ces derniers étant parfois aussi interchangeables que les indispensables gadgets électroniques. En principe, on nous offre ici le modèle officiel de la jeunesse européenne, qui est en réalité, depuis qu’UE rime avec OTAN, une pâle et triste copie du modèle américain. C’est à ce modèle qu’est sommée de s’identifier la jeunesse ukrainienne, présumée avide de modernité occidentale. Cette invitation à l’américanisation, et donc au reniement de ses propres racines, s’accompagne nécessairement de symboles pseudo-nationalistes. La « chanteuse » en transe se fait asperger de litres de sperme symbolique aux couleurs du blé doré et du ciel azur de la glorieuse Ukraine. C’est ce qu’on appelle, là-bas, la lustration.
Version russe
Le vidéoclip russe constitue aussi une construction, et non un documentaire. Cependant, la mise en scène mêle aux acteurs des spectateurs criants de vérité. Ici, les chanteurs n’ont plus besoin de vêtements moulants, ni d’effets spéciaux, ni de batteries électroniques pour couvrir un vide musical. Car il y a deux sortes de mélomanes : d’une part, ceux qui ont horreur du silence, qui fait cruellement écho à leur vide intérieur; d’autre part, ceux qui considèrent que les silences de Mozart sont aussi de Mozart… et indispensables à la musique. Dans ce second clip, les chanteurs dévoilent plutôt leur conception personnelle de l’élégance, teintée de naturel. L’un est un peu dépeigné, l’autre possède une longue mèche qui trahit une coquetterie naïve et sympathique; une jeune fille s’est noué un foulard de soie autour du cou, l’autre a conservé son manteau d’hiver. Le spectateur se laisse progressivement envouter par la musique, qui va crescendo, sans artifice, par la simple beauté des voix, des harmonies, et des paroles qui mêlent le romantisme et la poésie au souvenir des héros d'autrefois. Cette jeunesse, plantée dans un cadre on ne peut plus moderne, n’a pas oublié le sacrifice de ses grands-parents, qui ont lutté courageusement contre l’oppresseur. Il se dégage alors, entre les chanteurs et les spectateurs, que l’on confond parfois, un sentiment de fraternité, comme en écho à cette fraternité qui réunit les hommes simples dans les grandes épreuves. Le spectateur ne contemple plus des vedettes du show-business, il se trouve en présence d’êtres humains qu’il souhaiterait peut-être compter au nombre de ses amis.
L’humanité a le choix entre deux avenirs. Reste à savoir lequel des deux l'emportera.
PS. Version patriotique traditionnelle
PS. La chanson de la brunette (СМУГЛЯНКA - Smuglianka) avait été reprise dans un film soviétique classique, où bravoure rimait parfois avec amour et accordéon.
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