Apprendre par cœur : pour les avantages et les joies que cela procure à tout être doué d’un cerveau
Apprendre par cœur est un des sports les moins dangereux pour la santé, même si les ignares diplômés prétendent que cette innocente activité, qui s’accommode fort mal de la paresse, rend les gens idiots. Idiots? Peut-être dans des cas d’abus extrêmes, comme pour n’importe quelle pratique. D’ailleurs les singes savants de nos petites écoles, que les ignares diplômés aiment citer en exemple, étaient sans doute idiots dès le départ, raison pour laquelle ils avaient recours au « par cœur », leur unique ressource.
Tout au plus, le par cœur peut s’avérer une perte de temps, comme bien d’autres activités pourtant prisées par les apôtres de la pédagogie moderne. Au pire, le par cœur est inutile. Au mieux, il libère l’être humain de multiples servitudes.
Il y a des élèves qui apprennent comme des perroquets sans rien y comprendre comme il y a des fumeurs invétérés qui ne meurent jamais du cancer. Cela ne justifie pas plus l’abus de tabac que la prohibition du « par cœur ».
Le par cœur permet d’acquérir des réflexes conditionnés, extrêmement utiles : marcher (sans regarder ses pieds), changer les vitesses de l’auto (sans regarder ses mains), parler des langues étrangères (sans se heurter sans cesse à l’obstacle des conjugaisons, déclinaisons et autres élucubrations). Des automatismes qui libèrent l’esprit et le rendent disponible pour des tâches plus élevées.
D’ailleurs, il n’existe pas deux façons entièrement distinctes de retenir les choses, où l’une serait basée sur le par cœur, et l’autre sur la compréhension (en d’autres mots : d’un côté la bêtise et, de l’autre, l’intelligence). Au contraire, les deux mécanismes sont souvent intimement liés. Pour retenir les mots d’une langue étrangère, rien ne vaut les relations que l’esprit peut établir avec d’autres mots, que ce soit sur le plan logique, historique ou phonétique. Cependant, ces relations ne peuvent se tisser dans une tête vide : un minimum de bourrage de crâne préalable est nécessaire pour rendre le terrain fertile. Plus la tête se remplit, plus les possibilités de relations augmentent, et de façon exponentielle. En voici deux exemples.
Exemple 1 : Le secret de l’apprentissage des langues
Avis : Pour mieux prouver ce qui suit, je me dois de faire une confidence. J’étais particulièrement nul en anglais et en latin lorsque je fréquentais l’école secondaire, au point de redoubler ma classe de Seconde (à l’âge de 15 ans). Plus précisément, j’étais dernier de la classe dans les deux matières, et mon ultime examen de latin m’avait valu la note assez rare de 2,5/20 (probablement bonifiée par charité professorale). Pourtant, cette évidente absence de « don pour les langues » ne m’a pas empêché par la suite de maîtriser la maudite langue de Shakespeare, la divine langue de Dante, et la chaleureuse langue de Cervantes. Ni de me débrouiller honorablement en portugais, en occitan, en chinois, en japonais, en tahitien, et… en latin. Ni de déchiffrer sans trop de peine les alphabets arabe, grec et cyrillique. Tout le secret réside dans la façon de faire travailler sa mémoire. Car ce qui compte, ce n’est pas tant d’être intelligent, mais de travailler intelligemment.
L’exemple qui suit illustre l’importance d’une tête bien pleine (et pas seulement bien faite) dans l’apprentissage. Tout francophone qui a un jour réfléchi à la chose a pu constater que la séquence de sons [K+T] contenue dans les mots d’origine latine s’est généralement transformée en [I+T]. Nous obtenons ainsi les paires nocturne/nuit, destruction/détruit, fructueux/fruit, octave/huit, strict/étroit, lacté/lait (dans ce dernier cas, le son [I] ne se fait plus entendre). Si on prend la peine d’y penser, l’articulation du son [K] dans la bouche est très proche de celle du son [I] (ou de sa variante [Y]). Le passage d’un son [K] au son [I], dans certaines circonstances historiques ou phonétiques n’a donc rien de surprenant. (Plus de détails sur cette règle sur notre site Vocabulaire anglais et racines françaises et plus précisément la page Ct-It.)
Or, il se trouve que l’une des grandes difficultés de la grammaire japonaise réside dans « l’irrégularité » de ses conjugaisons. En dehors de ses exceptions, la règle suivante est pourtant simple : pour construire le passé d’un verbe, on ajoute la syllabe ta à son radical. Ainsi, le verbe tabe-ru (manger) devient tabe-ta; tat-u (se lever) devient tat-ta, etc. Par contre, le verbe aruk-u (marcher) devient arui-ta; le verbe isog-u (se hâter) devient isoi-da, etc. Il faut bien se rendre compte que si les Japonais ont les yeux bridés et un air que certains trouvent peu catholique, leur bouche, leur langue et leur palais ressemblent étrangement à ceux des Gaulois pur laine. Au cours de l’histoire, la séquence phonétique [K+T] s’est transformée en [I+T], aussi bien en japonais qu’en français. (En japonais, la séquence [G+T] = [I+D] n’est que l’équivalent sonore de la séquence sourde [K+T] = [I+T].)
Puisque, en tant que francophones, nous pratiquons inconsciemment la même règle phonétique que les Japonais, il nous est facile de maîtriser cette particularité de leur langue. Il suffit de transformer l’inconscient en conscient.
Le « par cœur » et l’intelligence sont les deux mamelles de la mémoire (Bái Sully). (NB. Le Grand timonier aurait dit : « Il faut marcher sur les deux jambes ».)
Ainsi, plus on a étudié de langues dans sa vie, plus il est facile de maîtriser les mystères des langues qui nous sont encore inconnues. Du moins si on prend la peine de mémoriser un certain nombre de mots et de formes (le « par cœur ») et de s’intéresser aux bases de la linguistique (phonétique, étymologie, etc.). On ne peut établir des relations entre éléments que si ces derniers ont déjà élu domicile dans notre cerveau, cette merveilleuse cité où tous les habitants sont de proches voisins. Plus la tête est remplie de ces connaissances, plus l’apprentissage devient agréable et productif. Plus la tête est pleine, plus il est facile d’y rajouter des connaissances! Une mémoire ne déborde jamais, bien au contraire!
Exemple 2 : Le secret d’une imagination débordante
Que dire du banal taxi qui nous a pris en charge la semaine dernière, à notre retour de Cuba? Bien que doté d’une mémoire très ordinaire, et amoindrie par les années, je puis me rappeler les détails suivants : le numéro de permis du chauffeur était le 348; les trois premiers morceaux de musique qu’il a fait jouer sur sa radio satellite s’intitulaient respectivement Sabor a mí, Caminito et Adiós Buenos Aires Querido (cette dernière chanson m’étant alors parfaitement inconnue).
Tous ces détails peuvent paraître bien insignifiants, mais ils illustrent parfaitement le mécanisme d’une mémoire solide. Pour retenir un élément, il suffit de lui donner un sens, intellectuel ou émotif, en le reliant à ce qui se trouve déjà dans la mémoire.
J’habitais naguère au 384, rue Paradis, pendant mon adolescence en exil à Marseille. Les murs de cette rue étroite étaient recouverts d’une couche de suie, qui allait du noir charbon (au ras du sol) au gris sale (en altitude); le soleil méditerranéen éclairait à peine le quatrième étage de l’immeuble où nous logions; les automobilistes aperçus de tout là-haut grillaient allègrement le feu rouge du carrefour voisin; la bonne du sixième s’était, un matin, jetée (volontairement?) par la fenêtre, etc., etc. Le numéro du taxi me ramenant la semaine dernière d’un pays chaud à un pays froid me renvoyait simplement le souvenir inversé de cet exil marseillais : 3+84 devenait 3+48. Grâce à cette association d’idées, je fus en mesure de me rappeler le matricule de mon chauffeur de taxi pendant quelques jours. Chose pas entièrement idiote au cas où le voyageur oublie son parapluie (ou son passeport) sur la banquette arrière.
Avant de démarrer, le chauffeur du taxi avait pris deux précautions technologiques. Tout d’abord, il avait mis en marche son récepteur de radio par satellite qui, par une heureuse coïncidence, jouait un pot-pourri des vieux classiques d’Amérique latine. Puis, il s’était livré à une laborieuse série de manipulations sur son GPS (un des pires ennemis de la mémoire), avant de déclarer forfait. De toute façon, notre chauffeur cinquantenaire connaissait la ville comme sa poche. N’était-ce pas son métier? me direz-vous.
Les chansons, les arbres, les gens ont généralement un nom qui leur est propre. Ceux qui ont pris la peine de mémoriser ces noms, en gardent des souvenirs bien plus riches, et se rappellent plus facilement des circonstances dans lesquelles ils s’y sont frottés.
Venons-en maintenant aux trois premières chansons jouées dans le taxi. À première vue, rien ne ressemble plus à une vieille balade latino qu’une autre vieille balade latino, un air d’opéra qu’à un autre air d’opéra, et une symphonie de Beethoven (sauf la Cinquième) qu’à une symphonie de n’importe quel autre musicien célèbre. On peut passer ainsi sa vie à ne rien reconnaître et, par le fait même, passer à côté d’un certain nombre de trésors. Libre à chacun de rétrécir ses horizons. Ceux qui préfèrent les élargir le feront au prix d’un petit effort de mémoire.
Le premier morceau de musique s’intitulait Sabor a mí. Je l’avais justement entendu jouer deux jours plus tôt par un saxophoniste cubain en chair et en os (et en timbre), dans le hall d’un hôtel (devant zéro spectateurs).
Il est utile, et à la portée de la plupart des gens, de retenir les titres des chansons, d’en écouter les paroles, de les fredonner, voire d’en retrouver les accords au piano ou à la guitare. Il s’agit également d’une excellente façon d’apprendre, dans la joie, une langue étrangère. Dès lors, une chanson ne se résume plus à quelques notes perdues dans le brouillard. On se dit : j’ai déjà entendu la chanson intitulée Sabor a mí dans un bistrot de Cuzco, le jour de l’Assomption, en compagnie d’une certaine mademoiselle Graça, jouée par un jeune pianiste amateur de Nat King Cole, etc., etc. J’ai ensuite réutilisé un fragment de ses paroles pour faire un compliment à une belle inconnue hispanophone croisée l’année suivante, à tel endroit, à tel heure et selon telles conditions météorologiques. Enfin, j’ai réentendu cette même chanson dans le taxi de l’aéroport, matricule 348, dont le GPS était en panne.
Le second morceau s’intitulait Caminito : « Petit chemin, que le temps a presque effacé, toi qui nous a vus un jour passer tous les deux… » Résumé nostalgique de la vie de bien des hommes, qui les fait renouer, l’espace d’un refrain, avec leurs amours perdues. Comment peut-on passer à côté d’un tel joyau? Taisons-nous un instant et méditons.
Le troisième morceau commençait par une phrase plus banale, mais parfaitement intelligible : « Adiós Buenos Aires Querido ». Bien que totalement inconnue de mes oreilles, cette chanson a néanmoins rappelé à ma mémoire une myriade de souvenirs. J’en livre ici un échantillon, non pas pour en faire étalage, mais pour illustrer le fonctionnement d’une mémoire à la fois ordinaire et bien exercée. Buenos Aires rime avec tango. Tango rime avec danse sociale dans le sous-sol de l’église en face de chez moi (j’étais aussi mauvais danseur que piètre latiniste). Tango rime aussi avec l’examen annuel de gymnastique de l’École normale de Yangzhou, le jour même de mon arrivée, où chaque garçon devait enchaîner des pas de valse, de cha-cha et de tango dans les bras d’une étudiante virtuose, et ce, en présence de toute la faculté. Tango rime également avec Carlos Gardel. Carlos Gardel rime avec Toulouse (dont il est originaire). Toulouse rime avec le père Collini, qui en fut l’archevêque, après avoir été évêque d’Ajaccio et simple abbé me préparant à la première communion. Qui dit Collini (évêque), dit Montini (pape). Qui dit l’impériale Ajaccio, dit la modeste Vico, avec son couvent et les fresques décrépites de sa salle à manger donnant sur la montagne de la Sposata. Qui dit Vico dit chanteurs corses, qui se produisaient sur la place du village. Qui dit chanteur corse dit Canzona per Maria, autre petit chef-d’œuvre du tango où l’interprète se languit de la jeunesse disparue. (NB. Pour ne pas laisser planer des doutes sur ma santé mentale, je préfère interrompre ici cette chaîne interminable des souvenirs qui ont assailli ma mémoire pendant l’écoute de cette chanson.)
Plus notre tête est remplie, plus elle nous fait voyager, à travers le monde et à travers le temps. Plus les évènements dont nous sommes témoins prennent un sens, que ce sens soit intellectuel ou émotif, plus on les retient. Notre mémoire est ainsi faite, comme l’ont si bien montré le professeur Ivan Pavlov et ses honorables héritiers.
Éloge du « par cœur »
On mémorise les choses grâce aux relations qu’il est possible d’établir dans son cerveau avec tout ce que l’on sait déjà. Cependant, ce mécanisme est rarement suffisant dans l’apprentissage d’une langue. Pour maîtriser une liste de mots étrangers indispensables, il faut également faire appel à la répétition. Les mots les plus rétifs ne se fixeront dans la mémoire que par la brutale méthode du par cœur.
Connaître un poème ou une chanson par cœur, c’est comme embrasser d’un coup d’œil l’ensemble d’un panorama plutôt que d’en découvrir chaque parcelle l’une après l’autre. Cela permet de s’immerger totalement dans le poème ou la chanson, de mieux réciter l’un et interpréter l’autre, et de prendre plus de plaisir à les fréquenter.
Un récit fait sens grâce à la mémoire. Si, en tournant la page d’un roman, on oubliait ce qui a été dit à la page précédente, la lecture serait impossible. Lorsque le récit est court et que sa forme tient une place de choix, comme dans un poème, il vaut la peine de s’en imprégner en totalité, en l’apprenant par cœur. On pourra non seulement mieux saisir l’harmonie du bouquet, mais on éprouvera une douce joie à se le réciter dans un moment de solitude.
Dans Arles, où sont les Aliscamps,
Quand l’ombre est rouge, sous les roses,
Et clair le temps,
Prends garde à la douceur des choses.
Lorsque tu sens battre sans cause
Ton cœur trop lourd ;
Et que se taisent les colombes :
Parle tout bas, si c’est d’amour,
Au bord des tombes.
(Paul-Jean Toulet)
Pas de mémorisation sans une participation active de l’élève, sur le plan intellectuel, émotionnel, et même physique.
Un dernier conseil pour exercer sa mémoire. Il n’y a guère d’apprentissage sans une participation active de l’apprenant, d’où la productivité presque nulle, et parfois négative, de l’écoute d’émissions télévisées prétendues éducatives. Mieux vaut se trouver derrière les fourneaux que devant la nappe. Mieux vaut pédaler que regarder le Tour de France. Mieux vaut pianoter médiocrement la chanson Sabor a mí que se contenter de l’écouter sans l’avoir jamais caressée. Mieux vaut mal parler chinois à un Chinois que bien lui parler anglais. Mieux vaut construire sa propre chaumière que se payer un palais. Mieux vaut chercher l’aventure que se complaire dans sa routine.
1 commentaire:
Merci, super texte! un peu de publicité pour le "par coeur", méthode jouissive et malheureusement décriée.
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