2025-04-29

« Bon matin! »

Il existe deux façons d’aborder les mystères de la langue. La première, qui vient spontanément à l’esprit, consiste à se fier aux apparences, de la même façon qu’on observe la course du soleil dans le ciel. La seconde consiste à mettre en lumière les mécanismes linguistiques cachés, qui expliquent tout sans encombrer les grammaires d’exceptions douteuses.

L’expression « bon matin » est aujourd’hui en vogue chez certains zélés en mal d’anglicismes. Ces individus trouvent sans doute la formule française « bonjour » trop vague, trop froide, dépourvue de chaleur maternelle. Si l’anglais le leur permettait, ils se montreraient d’ailleurs encore plus précis : bonne aube, bonne aurore, bon matin, bon milieu de matinée, bonne heure de l’apéritif, etc.

C’est oublier que le français, langue plus abstraite que l’anglais, ne véhicule pas la même conception du monde que sa rivale (« dernier étage/top floor »). En matière de temps, l’opposition se fait chez les francophones entre nuit et jour (d’où « bonjour »), puis entre jour et nuit (d’où « bonsoir »), autrement dit entre l’heure où on conduit les vaches au champ et celle où on les ramène, moments privilégiés pour les rencontres au détour du chemin. Si les vaches ont aujourd’hui disparu, ces moments privilégiés demeurent, c’est pourquoi la langue française n’a pas jugé bon de bouleverser ce sage modèle.

De plus, le français dispose d’une nuance fondamentale dont l’anglais est privé. Il distingue en effet le moment où l’on rencontre les gens de celui où on les a déjà rencontrés. Ainsi, au premier contact, on leur dit bonjour, mais après les avoir salués, ce mot ne convient plus. Lorsqu’on les quitte après leur avoir dit « bonjour », ne serait-ce qu’une seconde plus tard, il faut plutôt utiliser l’expression « bonne journée ». L’inverse (« bonne journée » suivie de « bonjour ») serait impossible. Le même principe vaut pour la paire « bonsoir/bonne soirée ».

Dans la vie courante, on est également susceptible de se croiser au sortir du repas de midi. Cette fois, la langue française ne permet pas de créer une paire de termes aussi commode que « bonjour/bonne journée ». On devra donc se contenter de « bonjour/bon après-midi ». La langue a ses mécanismes comme elle a ses contraintes, historiques, phonétiques ou pratiques. Cela explique ses caprices apparents.

Les Anglais disent good morning parce que c’est le matin; ils disent good evening parce que c’est le soir. Les Français disent bonjour parce que ce n’est plus la nuit; ils disent bonsoir parce que la journée est finie. Contrairement aux formules anglaises, qui reflètent la course du soleil, les formules françaises marquent les coupures dans le cycle journalier. La nuit, les gens se replient dans leur intimité. Le jour, ils réapparaissent en société. Le bonjour français marque cette réapparition. C’est d’ailleurs pourquoi cette salutation reste valable à toute heure de la journée, dans la mesure où on ne s’est pas revu depuis la veille. Les Anglais collent à la réalité concrète. Les Français s’élèvent volontiers vers l’abstraction.

Le soir, les Français ne se disent plus bonjour lorsqu’ils se rencontrent : ils se disent bonsoir. Là encore, ce n’est pas pour signaler que la nuit tombe, mais pour marquer la coupure entre la journée (où on est au travail) et la soirée (où on peut à nouveau rencontrer parents et amis). On se dit bonsoir parce qu’on ne s’est pas vu de la journée.