La miette de pain coupée en deux
Le Lauzet et le torrent de l'Alpe en mai - Photo de Rié Mochizuki
Chaque soir, on se croise un peu plus tôt. Les colons remontent, par grappes, la berge du torrent de l'Alpe, jusqu'à l'humble réfectoire de leur quartier général. Les vaches descendent la combe pour regagner leur sombre étable. Celles-ci se règlent sur la lumière du jour, ceux-là obéissent au clocher de l'église. Depuis quelque temps, la rencontre se produit dans les ruelles étroites du village, non sans heurts. Les plus timides, hommes ou bêtes, cèdent le passage aux plus audacieux. Mais cette égalité entre les vaches indigènes et nous, les colons étrangers, n'est qu'illusoire car, dans quelques années, les troupeaux auront disparu de la vallée. Nous serons alors, à la fois, maîtres des lieux et nouvelle espèce en voie d'extinction. Ainsi va le destin dans ce pays de montagne, où la mort et la vie se succèdent à un rythme pressant.
Ce soir, une bonne nouvelle s'est répandue dans les rangs de la colonie. L'intendant serait rentré de la ville avec plusieurs caisses de yoghourt dans ses coffres. On oublie le sentier abrupt, les premiers frissons de la nuit et les ventres vides pour spéculer sur cette douce espérance. Le grand chalet de pierre du Pont-de-l'Alpe apparaît bientôt. Si les plus pressés coupent à travers le gué pour enjamber le torrent écumant, les plus sages empruntent le pont de bois familier. Après tout, la soupe ne viendra pas plus vite.
Chacun s'installe sur son banc habituel. Les conversations se font plus feutrées que d'habitude, on perçoit même le grincement du tranchoir, qui débite le pain de campagne en répandant l'odeur froide de la mie.
Instant de magie. Le cuisinier vient de déposer un large cageot sur le guichet qui nous sépare de son antre mystérieux. Choc à peine perceptible, mais qui n'a échappé à personne. On n'osait y croire, de peur de froisser la providence, mais les précieux yoghourts se sont matérialisés de notre côté de la frontière. Il ne reste plus qu'à procéder à une juste distribution. Dans de telles occasions, on ne peut qu'apprécier la toute-puissance de l'abbé, qui dissipe toute crainte d'iniquité.
Les colons ne sont pas habitués à tant de gâterie, mais, après tout, c'est demain dimanche. Il y a toujours une explication rationnelle aux miracles. Le réfectoire se recueille. Les uns engouffrent, les autres savourent. Puis, quand tout le monde est rassasié, le bruit se met à courir, à travers les tables à tréteaux, que ces yoghourts sont périmés. La rumeur provient, comme toujours, des frères Bonadini, ces éternels pessimistes. On n'y prête pas trop attention, mais le destin est déjà en marche : l'incident aura des conséquences dramatiques.
Dimanche. L'aube grise et glacée s'infiltre peu à peu dans le dortoir du Pont-de-l'Alpe. Un jour pas comme les six autres. On se lève plus tôt que d'habitude car on ne pourra déjeuner qu'après la messe. Une bonne centaine de minutes d'attente, en comptant les retards et le trajet. Qu'il est pénible de se réveiller avant l'heure, quand on est encore petit garçon, et pour aller s'enfermer dans une église sévère, par-dessus le marché! Mais deux colons rusés ont trouvé la solution.
À peine sorti de son sommeil, le cadet Bonadini commence à gémir en se tordant le ventre. En fait, il a gémi toute la nuit, mais seule la monitrice s'en est aperçue. Si Bonadini s'est intoxiqué, se disent deux petits futés, voisins de lit, pourquoi pas nous? Un concert de plaintes éclate donc, dans le dortoir. Bonadini lui-même, interloqué, en oublie un moment ses propres tourments. La monitrice-en-chef se porte au chevet des petits futés. Il est vrai que seul un problème de santé, ou un coup pendable, peut valoir à un simple colon les petits soins personnalisés des adultes.
Les futés exposent leurs embarras. « Je me suis levé trois fois pour aller aux cabinets » affirme le plus culotté, tandis que son complice prétend avoir passé une nuit blanche. La tactique inspire quelques colons déjà à moitié habillés. Les lamentations fusent de toute part. C'est une véritable épidémie. Pourquoi pas?
L'ampleur du désastre dépasse désormais les capacités de la monitrice. L'abbé, monarque absolu et éclairé de toute la colonie, monte à notre dortoir sous le toit, pour prendre les mesures qui s'imposent. Son pas d'alpiniste chevronné retentit dans l'escalier de bois. L'abbé apparaît au milieu de notre grenier, dans toute sa grandeur, d'autant plus que sa crinière de sportif frôle les solives. Il lui faut courber la tête pour rejoindre les deux simulateurs, le regard inquiet. Mais le temps presse, la messe du dimanche ne peut attendre si on ne veut pas trop torturer les estomacs de jeunes colons perpétuellement affamés par l'air de la montagne.
L'abbé, qui a quitté sa mine soucieuse, rend son verdict. Il ordonne une diète totale pour les malades déclarés. En tout, une demi-douzaine de colons sont consignés au lit jusqu'à nouvel ordre. Le dortoir se vide peu à peu et le silence retombe sur le Pont-de-l'Alpe. Bientôt, le clocher du Lauzet appelle les fidèles, d'un ton austère. Quelle douce musique aux oreilles des convalescents, douillettement blottis dans leurs duvets.
Fin de la messe. Le soleil, qui a profité de la cérémonie pour chasser toute trace de brume, inonde les ouailles dispersées sur le parvis. La cloche sonne maintenant avec allégresse. Elle annonce le petit déjeuner plantureux du dimanche : le chocolat chaud y remplace le banal café au lait, et la fine marmelade évince la rustique confiture d'abricots. On s'imagine la joie des colons, sur le sentier radieux qui mène au réfectoire, en longeant le torrent impétueux. Les plus affamés attaquent le raidillon en haletant, les sages savourent d'avance le festin, sans se presser. Les moniteurs et leur cour traînent de l'arrière. Alors que les petits gambadent, la nonchalance est de mise chez les plus grands. Le jour de fête vient tout juste de débuter. Et ce bonheur, que l'on sent monter en procession vers le Pont-de-l'Alpe, plonge soudain les soi-disant malades dans une tristesse profonde.
Hélas, je fais partie des simulateurs! Et je commence à regretter mon geste. Mais il faut aller jusqu'au bout. Aucun de nous n'aurait le courage de revenir sur son mensonge. Après le petit déjeuner, les colons se précipitent au dortoir, pour y chercher une gourde, un béret ou une boussole. L'abbé a prévu une petite excursion pour faire digérer la marmelade et brûler les surplus d'énergie. Le dortoir se vide aussitôt. Le pas des derniers retardataires s'éloigne dans l'escalier de bois. Nous voilà seuls dans ce vaste grenier, dispersés aux quatre coins, avec ordre de ne pas quitter notre lit. Je m'amuse avec le petit bonhomme de plastique trouvé dans la rivière, un jour de pêche au têtard. Je lui ai fait cadeau d'une vieille pince à linge, qui s'est transformée en paire de skis. Un vrai trésor.
Midi. Un pépiement guilleret signale le retour des colons. Depuis nos grabats, nous espérons qu'un messager vienne nous annoncer l'heure de la délivrance. Mais les marches de l'escalier restent silencieuses. Puis les couteaux et les fourchettes commencent à s'entrechoquer, tout en bas, dans les profondeurs du chalet. On nous a oubliés. Un des soi-disant malades, plus gourmand que les autres se lamente déjà. Nous avons a échappé à la messe et à la promenade, d'accord, mais il ne faut pas perdre de vue que dimanche est un jour sans corvée de balayage, et, le plus souvent, un jour de ripailles.
Les colons sont venus nous rejoindre pour la sieste. Mon voisin habituel me détaille les mets qu'il a ingurgités. C'était jour de couscous, et on pouvait se resservir autant de fois qu'on le voulait. Pis encore, la sieste est écourtée. L'abbé a convoqué toute la colonie au terrain de jeu qui surplombe la Guisane, sur la route du refuge de la Madeleine. Seuls, de nouveau.
L'après-midi est interminable. Rester allongé ne m'avait jamais semblé si inconfortable. Mon bonhomme de plastique, accroché au sommier du lit superposé au mien, se balance tristement. Il ne skie plus. Il ne discute plus avec moi. Il s'ennuie. Il a faim. Il pense aux parties de ballon-prisonnier et de saute-mouton, là-bas dans la vallée. D'ailleurs, c'est l'heure du goûter : une grande tartine de pain bis recouverte de confiture, savourée en plein air. Son arôme parvient jusqu'à moi, comme par télépathie. Je sens alors quelque chose qui me pique les reins. En fouillant dans le sac à viande qui me sert de drap, je découvre une miette de pain. J'ai le cœur qui bat, sans trop savoir pourquoi.
Vais-je dilapider ma fortune d'un seul coup? Ce serait dommage. J'extrais mon opinel de ma poche et je tranche la miette en deux. Je savoure la première moitié en la laissant fondre lentement dans ma bouche. J'attendrai la cloche de cinq heures pour dévorer le reste. Jusqu'à maintenant, je traitais le pain avec respect et cela me chagrinait d'en voir un morceau tomber par terre. Mais ce n'était que vulgaire superstition. À partir de ce jour, je vénère la miche, j'adule la baguette, j'idolâtre la fougasse, je révère jusqu'à l'humble miette.
Je reste aux aguets, plongé dans la béatitude. J'attends, pour croquer mon festin, que le vent du soir apporte à notre lucarne les cinq coups du clocher de l'église. La lumière du jour décline déjà. L'été est à peine à son zénith que l'automne commence à s'infiltrer, aux portes de la nuit. La pénombre se répand lentement dans le dortoir, derrière les poutres d'abord, puis entre les lits. J'ai dû m'assoupir. Une main adulte et invisible vient d'allumer une lampe rassurante. On a distribué quelques illustrés magiques dans lesquels deux écureuils s'évertuent à entasser des provisions. Tout a disparu, notre grenier, le clocher, les lauzes, les crêtes des Alpes. J'ai quitté ce monde pour accompagner ces deux bestioles dans les multiples chambres qu'elles ont aménagées au creux d'un chêne. C'est une consolation qui rachète toutes les souffrances de la journée, et dont les bien nourris ne profiteront pas.
Six heures. Encore quatre-vingt-dix longues minutes avant le dîner… si dîner il y a. Mais, contre toute attente, l'abbé omnipotent nous fait alors monter de la soupe. Mes collègues simulateurs se régalent. Je ne partage pas leur enthousiasme. Pouah, de la soupe! Ça ne vaudra jamais la miette de pain coupée en deux.
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