De Tiuccia à Oelwein
Arrivée à Waterloo (Iowa), le 21 août 1969
À dix-sept ans, c'est drôle à dire, j'étais passionné par la politique internationale. Certes, je possédais quelques centres d'intérêt plus normaux, comme les filles, la plage et le piano, mais aucun ne valait la lecture du journal Le Monde, l'écoute des nouvelles sur les stations de radio étrangères, et les discussions animées avec les personnes rencontrées au hasard des circonstances. Ma vie fut d'ailleurs une succession de passions qu'il m'est aujourd'hui difficile d'expliquer, mais qui m'ont heureusement conduit à découvrir le vaste monde et à côtoyer Ulysse, Germanicus et Bernal Diaz.
Quand je me suis retrouvé en Iowa, on comprendra que je ne correspondais ni au rôle que doit y jouer tout adolescent, ni à l'image qu'on se fait d'un Frenchie. Je détestais les sports d'équipe, que ce soit le football des vedettes ou le basket des potaches ordinaires. J'adorais la bibliothécaire — une femme élégante, sympathique et divorcée, et mère de la plus jolie fille de ma classe. Je préférais composer des chansons — toutes d'une banalité navrante — plutôt que d'en écouter. Je faisais preuve d'une timidité et d'un manque d'expérience déplorable avec les filles. Pourtant, toutes les beautés du village se disputaient un rendez-vous avec moi, en se fiant uniquement à mon accent français. Le succès ne tient parfois qu'à des mots : french fries pour les gourmands, french kiss pour les gourmandes. Ah, si je pouvais revivre aujourd'hui tous ces rendez-vous du vendredi soir, dans un coin sombre du parc Fontana ou sur l'immense banquette arrière d'une Buick! Toujours le même refrain : Si jeunesse savait!
Je croyais alors que la valeur d'un jeune homme se mesure à la qualité de son argumentation et à l'épaisseur de ses connaissances. Fatale erreur, funeste malentendu que je n'eus pas l'intelligence d'éclaircir. En Iowa, à cette époque, un garçon se devait d'être « populaire », sa façon de vivre n'étant que le moyen de parvenir à ce but suprême. Sachant que l'Iowa était alors un des États les plus rétrogrades du pays, et que le mode de vie américain finit toujours par contaminer le reste du monde, on peut donc mathématiquement considérer que l'idéal Iowain d'autrefois correspond à l'idéal européen d'aujourd'hui.
L'Iowa figurait au quarante-neuvième rang dans la liste de mes États américains favoris. Quand nous guettions les étoiles filantes, allongés à minuit sur la plage de Tiuccia, à l'ouest de la Corse, je faisais le vœu d'atterrir en Californie, en Louisiane ou en Floride, voire en Alaska. Si possible au bord de la mer, et une mer chaude de préférence. Sinon, quelque part sur une verte montagne. J'avais donc classé l'Iowa à l'avant-dernier rang de mon palmarès, après avoir constaté que le Montana était l'hôte de la ville la plus froide des États-Unis, dont le nom français de Butte évoquait quelque colline dénudée et balayée par la bise. Toujours le pouvoir trompeur des mots. Lorsque j'entrepris le long périple qui me conduisit de Tiuccia à mon nouveau séjour d'Amérique, j'ignorais encore tout de ma destination finale. Ce fut seulement au terme d'une troisième nuit du voyage que l'arrêt fatidique fut rendu : vous vous envolerez pour une ville d'Iowa nommée Waterloo, d'où vous rejoindrez le bourg d'Oelwein. J'attendais Grouchy, on m'envoyait Blücher.
Tout un périple, en effet. Une nuit en mer, sur le Fred-Scamaroni qui reliait Ajaccio à Marseille, une deuxième nuit à bord du train kaki qui me conduisit à Paris, une troisième nuit dans l'avion qui nous mena d'abord à Detroit puis sur les banquettes de l'aéroport de Chicago. À partir de là, il fallut emprunter une ligne aérienne inconnue du reste du monde, la Ozark Airlines, aujourd'hui disparue. Et ce n'est pas tout, il m'avait d'abord fallu rejoindre Ajaccio en auto-stop, à bord d'une camionnette remplie de charcuterie corse. Quand je trouve ma vie trop morne, je me console parfois en pensant que je fus probablement le seul voyageur de l'histoire à quitter le village Corse de Tiuccia pour aboutir à Oelwein, en Iowa. J'avais alors dix-sept ans.
La voici donc, cette ville de Waterloo, perdue au milieu des mornes plaines du Midwest, qui défilent à travers mon hublot triangulaire de la Ozark Airlines. Mais dans le malheur, on trouve toujours une consolation. Parmi les immenses champs de maïs déjà mûris, j'aperçois quelques tâches sombres, quelques forêts aux sous-bois mystérieux. Pour un Méditerranéen comme moi, tout îlot de verdure, tout ruisseau qui chante au cœur de l'été, représente l'antichambre du paradis. L'Iowa n'est donc pas l'enfer absolu tant redouté.
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