La fumeuse de l'autobus
Sa place favorite, dans l'autobus, est la banquette transversale adossée à la cabine du chauffeur. Ses places devrait-on plutôt dire, car elle occupe trois quarts de siège pour son sac et un siège et quart pour son postérieur. L'autobus est bondé, tous les matins, mais ses congénères n'osent pas faire valoir leurs droits, ils préfèrent souffrir debout, en silence. Un automobiliste ne cèdera jamais le passage à un confrère qui n'a pas la priorité, question de principe : pas de cadeau entre chauffeurs de boîtes de conserve. Mais le passager d'autobus appartient à une autre espèce. L'automobiliste est coq, le passager est marmotte. L'un est toujours prêt à monter sur ses grands ergots, l'autre se réfugie dans son terrier à la moindre alerte.
Lundi, elle occupe ses deux places dans l'autobus. Le troupeau de siffleux s'est résigné à faire le trajet sur ses pattes, cramponné aux poignées de sécurité. D'ailleurs, il existe une hiérarchie bien établie au sein des passagers. Les premiers embarqués, ceux qui habitent le plus loin en banlieue, ont des droits acquis. Ils trônent fièrement sur leurs banquettes comme la Marquise de Sévigné sur son fauteuil Louis XIV. Les autres, ceux qui grimpent à bord lorsque toutes les places sont déjà prises, sont des manants, des péons. Ils le savent et font preuve de l'humilité naturelle rattachée à leur condition.
Mardi, elle occupe deux places dans l'autobus. Le train-train habituel. Et la voici arrivée à destination. Elle ramasse son sac, qu'elle enfile sur sa large épaule, elle se dresse sur ses deux jambes et elle sourit béatement, comme Pavlov au son de la clochette. Une joie extraordinairement routinière l'attend, sans aucun doute. Elle dévale le marchepied d'un pas lourd et assuré, saute sur le trottoir, et se plante là, devant la portière ouverte, bloquant le passage. Les passagers qui la suivent se faufilent péniblement, sans un mot, sans un couinement, sans un sifflement. Le temps pour elle d'allumer sa cigarette et l'autobus est déjà reparti. Elle jouit de son bonheur sans bien s'en rendre compte, comme l'ivrogne qui regarde sa montre pour constater que minuit est passé, alors qu'il était seulement neuf heures, cinq minutes plus tôt.
Mercredi, la fumeuse occupe encore deux places dans l'autobus, avec son sac. Son sac, c'est plus qu'un marque-place, c'est presque une arme. À vrai dire, la fumeuse est comme ces conducteurs qui ignorent l'existence de leur rétroviseur. Quand elle pivote sur elle-même, la masse de son corps combinée à la formule d'Einstein transforme sa bandoulière en arme de destruction massive. Tout ce qui se trouve sur son orbite est balayé irrémédiablement, particulièrement les objets situés à la même altitude, soit, à peu de choses près, l'altitude d'un comptoir de bistrot. On ne compte plus les tasses de café bien frais emportées par la tornade. Elle les déquille les uns après les autres, tout en leur tournant royalement le dos. Si vous avez l'audace de la renseigner sur les dégâts, elle ne vous croit pas, ou du moins accuse-t-elle les victimes de négligence.
Jeudi, elle est heureuse, encore une fois. Elle a réussi à obtenir sa double place, sans compter la cigarette qui l'attend au bout du trajet. Car rien n'est jamais acquis dans la vie de l'aristocrate du transport en commun. Il suffirait que trois passagers déménagent en banlieue ou que deux automobilistes perdent leur permis de conduire pour que la hiérarchie de la basse-cour soit bouleversée. La vie du passager est pleine d'imprévu, comme la loterie nationale, ce qui la rend tout aussi passionnante.
Jeudi, elle occupe ses deux places dans l'autobus. Mais voilà-t'y pas qu'une petite vieille a embarqué avec le troupeau des péons, et qu'elle peine à s'accrocher à la main courante. A-t-on idée de se mêler au commun des mortels, en pleine heure de pointe, quand on est improductif? Mais le monde est ainsi fait : les Juifs ne voient pas les Palestiniens bombardés à Gaza, les Gazaouites ne s'émeuvent pas des Juifs massacrés à Bombay, et Madame de Sévigné n'aperçoit pas le paysan qui meurt de faim au bord du chemin. Pour la fumeuse, c'est simple: jusqu'à preuve du contraire, la petite vieille n'existe pas.
Seulement voilà. Un autre aristocrate de l'autobus, qui remplit à peine sa place vu sa maigreur maladive — et qui se mêle des affaires des autres — se porte à la rescousse de la pauvre vieille. Il apostrophe la jeune fumeuse et la prie poliment d'offrir à la grand-mère l'espace occupé par le sac redoutable.
La fumeuse agrippe son sac, sans mot dire, et le pose sur ses genoux. Mais elle n'en pense pas moins : le bonhomme est d'autant plus généreux qu'il s'agit pour lui de faire cadeau du bien d'autrui. Car, si les aristocrates des transports en commun s'accordent pour mépriser les péons, ils se jalousent férocement.
Vendredi, elle occupe à nouveau deux places dans l'autobus. Pas de petite vieille. Pas de maigrichon moraliste et à moitié chauve. Les marmottes se pressent, debout, dans l'allée, aveugles, soumises. Bientôt l'heure de la cigarette, en bloquant la sortie. La vie est simple après tout. On a l'impression qu'elle va durer des siècles.
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