2022-04-06

La démarche scientifique : Expériences concrètes

Expériences sur le chat de la maison

À l’heure où le bas peuple se méfie de la science, du moins de celle de ses dirigeants (que l’on ne peut pourtant guère accuser d’incompétence ni de partialité), il nous a semblé utile de rappeler quelques principes fondamentaux qui sous-tendent la démarche scientifique.

Comme on le sait, la démarche scientifique est souvent constituée d’observations et d’expériences, qui viennent confirmer, infirmer ou raffiner les conclusions tirées d’observations et d’expériences antérieures. Pour illustrer cette démarche, nous avons fait appel au chat de la maison, qui nous est très attaché (il ronronne dès qu’il nous voit).

• En principe, lorsque sa maîtresse lui tend son bol de nourriture en disant « chōdai » (« donne », en japonais), le chat de la maison pose la patte sur le rebord du bol.
• Par contre, les invités qui tentent de conduire la même opération en français n’obtiennent pas de tel résultat.
• Conclusion : Ce chat ne comprend que le japonais.

Ce soir, la maîtresse du chat nous prie de lui donner nous-mêmes son bol de nourriture. Or, une phrase roumaine (leçon 7) nous trotte dans la tête : « merg la plaţa » (« je vais au marché »). En tendant le bol, nous utilisons donc cette phrase roumaine, au lieu de la formule japonaise habituelle.
• Observation : À notre grande stupéfaction, le chat pose quand même sa patte sur le bol, comme tous les soirs à la même heure!
• Conclusion préliminaire : Ce chat comprend le roumain.
• Remarque : Ce chat n’a jamais entendu cette langue.
• Conclusion définitive : Tous les chats connaissent le roumain, de façon innée.

Nouvelle expérience pour tester cette dernière conclusion. Nous reprenons le bol de nourriture (chose qui aurait été dangereuse pour le chercheur si ledit chat avait été un chien), et nous le tendons à nouveau vers le chat en lui disant : « je suis un chien ». (En réalité, nous voulons dire « vous êtes un chien ».)
• Observation : Le chat pose à nouveau la patte sur le bol.
• Conclusion : Dès qu’un individu ayant une autorité suffisante prononce une quelconque phrase dans n’importe quelle langue en lui tendant son bol de nourriture, ce chat pose la patte sur le rebord du bol.
• Corolaire : Bien qu’il ait tendu la patte, ce chat n’est pas un chien. La preuve : il n’a pas mordu le chercheur au moment où ce dernier, dans l’intérêt de la science, lui confisquait son bol de nourriture.

Déni de responsabilité : Cette expérience, inspirée par une curiosité scientifique bien naturelle chez un être humain, ne peut être considérée comme cruelle envers le chat, pas plus que le fait de l’obliger à tendre la patte ne constitue une pratique discriminatoire envers la race féline. Après tout, ce chat bénéficie de nombreux services gratuits (nourriture, litière, nettoyage des poils dans le tapis, etc.) en échange de ce signe d’amitié peu fatigant pour lui, et qui fait tant plaisir à sa maîtresse.

 

Travaux pratiques : Expérience du serpent

Problème classique :
• Si un serpent se mord la queue, finira-t-il par disparaître?

Nouveau problème :
• Si deux serpents se mordent mutuellement la queue, comment cela se terminera-t-il?
• Peut-on dire que chaque serpent finit par se manger lui-même, puisque sa queue se trouve dans le ventre de l’adversaire?

2020-07-17

Préjugés mathématiques : penser « hors de la boîte »

Musée de la Nature du Canada (2017)

« Une sauterelle peut faire un bond égal à 20 fois sa propre taille. Une fourmi peut soulever un fardeau 50 fois plus lourd qu’elle. En hiver, un moineau mange par jour l’équivalent de son propre poids. »

Oh merveille!

C’est ce qu’on appelle « penser dans la boîte ».

Penser dans la boîte, c’est croire que la nature se plie à nos intuitions, plutôt que de se dévoiler grâce à nos raisonnements.

« Un jour, la terre ne sera plus habitable, à cause de la consommation excessive d’énergie fossile par les hommes. Il faudra songer à émigrer sur une autre planète. »

Bigre!

C’est aussi ce qu’on appelle « penser dans la boîte ».

Penser dans la boîte, c’est voir les solutions aux problèmes comme des itinéraires balisés, comme des jeux de piste : « Avance de cent pas; tourne à gauche; prends la troisième à droite… » Les gens qui découvrent des solutions originales raisonnent de façon diamétralement opposée : ils examinent le problème sous divers angles, survolent en pensée le terrain à parcourir, déterminent le meilleur chemin pour passer du point de départ au point d’arrivée, et, tout au long de leur parcours, situent leur position sur leur carte mentale.

Dans le cas des migrations interplanétaires, la première question qu’il faut se poser est la suivante : En supposant qu’il existe une planète habitable à proximité, comment y transporter quelques milliards d’homo sapiens en détresse? Plus précisément : Combien de véhicules? Combien d’énergie pour arracher ces véhicules à l’attraction terrestre? Combien de temps pour le voyage? Combien de nourriture à emporter? Devra-t-on envisager des navettes entre le point de départ et la destination?

Quelques calculs élémentaires démontrent rapidement que chaque passager consommerait, pour le simple décollage, plus de carburant que dans sa vie entière. Sachant que, toujours à cause de la loi de la gravité, chaque vaisseau spatial ne pourrait dépasser un certain poids, et contiendrait seulement, en étant optimiste, quelques dizaines de passagers, il faudra songer à de nombreux aller-retour entre la terre et la planète promise : six mois, un an, dix ans entre chaque voyage? Même avec un million de fusées, il faudrait probablement plusieurs millénaires pour transporter un milliard de terriens, et mille fois les réserves en pétrole disponibles. Patience… et merci pour l’empreinte carbone!

Dans les deux cas précédents, sauterelle ou vaisseau spatial, on a raisonné comme un scout dans un jeu de piste. Et on a oublié la variable essentielle, qui est la loi de la gravité.

 
Nuit blanche sur la banquise

À l’ère du coronavirus, on songe à rouvrir les cinéparcs, qui offraient autrefois des « programmes doubles » dans la douceur des nuits d’été. Ces braves journalistes d’aujourd’hui, avec leur ignorance ostentatoire de l’histoire et de la géographie, entreprennent de savants calculs, dans leur émission de radio quotidienne. Habitués à la vie nocturne en plein air sur les terrasses d’un quartier branché, ils savent qu’en juin, la nuit d’été ne tombe pas avant 21 heures. Si leurs ancêtres, dans les années soixante, se tapaient deux films, plus les entractes, ils ne devaient pas pouvoir se coucher avant une ou deux heures du matin, se lamentent nos experts. C’est ce qu’on appelle « penser dans la boîte ».

Penser dans la boîte, c’est croire, comme la tortue dans le puits, que l’univers a été créé à l’image de nos faibles connaissances. C’est croire que la terre tourne autour de notre nombril. Nous avons tous une propension naturelle à penser dans la boîte, ainsi est fait le cerveau humain. Il ne tient qu’à nous de nous affranchir des fausses vérités.

Simple considération géographique : Où se situaient les cinéparcs dans leur âge d’or? Sur la rue Saint-Denis de Montréal? Dans le Vieux-Québec? Non, plus au sud, beaucoup plus au sud même, pour la plupart. En Californie, par exemple! Or, toute personne qui n’est pas totalement ignare sait que, l’été, le soleil se couche plus tard dans les villes nordiques que vers les tropiques, et même, parfois, il ne se couche jamais. Le phénomène n’avait d’ailleurs pas échappé aux Romains et aux anciens Chinois.

Simple considération historique : De quand date l’heure d’été en Amérique du Nord? D’avant ou après l’âge d’or des cinéparcs? Dans quelles circonstances cette heure d’été a-t-elle été instaurée? Pour se poser ces questions essentielles, il faut sortir de sa boîte. Il faut accepter le fait que le monde d’autrefois n’a pas été créé à l’image du monde d’aujourd’hui. Il faut comprendre que ce qui est vérité en deçà des Pyrénées est parfois mensonge au-delà.

Celui qui pense hors de la boîte réfléchit spontanément sur le « où » et le « quand ». Nul besoin, alors, de calculs savants pour comprendre que, dans la Californie des années soixante, le soleil se couchait vers les 19 heures. Le premier film était sans doute projeté dès 20 heures, et le second se terminait avant minuit.

 
Musée de la Nature du Canada (2017)

Il est temps de revenir à nos fourmis et à nos sauterelles :
« Une sauterelle peut faire un bond égal à 20 fois sa propre taille. Une fourmi peut soulever un fardeau 50 fois plus lourd qu’elle. En hiver, un moineau mange par jour l’équivalent de son propre poids. »

Ces soi-disant prodiges de la nature ne sont que le résultat d’une intuition trompeuse, d’une fâcheuse confusion entre les longueurs, les surfaces et les volumes.

Voici plutôt comment penser « hors de la boîte ». Puisqu’il est ici question de nombres et de rapports, commençons par quelques observations quantitatives. Les animaux les plus gros (dinosaures, éléphants) possèdent des pattes très larges par rapport à leur corps. Les animaux les plus légers (souris, moineaux, fourmis) possèdent par contre les pattes grêles, pour ne pas dire filiformes. Dans un même ordre d’idées, les temples égyptiens sont supportés par des colonnes plus massives que les temples grecs. En fait, il nous sera facile de démontrer qu’une bâtisse (ou une bête) qui serait 2 fois plus haute qu’un autre doive s’appuyer sur des colonnes 4 fois plus larges. Par ailleurs, si on lâche une fourmi d’une hauteur de un mètre (cent fois sa taille), il y a de bonnes chances qu’elle retombe sans mal sur ses pattes. Un éléphant lâché d’une hauteur de 3 mètres (une fois sa taille) ne s’en tirerait pas à si bon compte. Les jambes, comme les colonnes, doivent être proportionnées au poids du sujet. Un temple qui serait deux fois plus lourd qu’un autre devrait tout naturellement s’appuyer sur des colonnes dont la base est deux fois plus étendue.

Sur la planète Terre, la fourmi et l’éléphant sont soumis à la même gravité. S’il y avait des éléphants sur la Lune, ils pourraient sans doute sauter du deuxième étage d’un immeuble sans trop de mal. S’il y avait des fourmis sur Jupiter, elles se casseraient souvent les pattes. Même si la chose paraît tout à fait contre-intuitive, les planètes les plus petites sont les mieux adaptées aux animaux les plus gros.

Il suffit d’un simple petit calcul pour comprendre ce curieux phénomène. Un temple qui serait 2 fois plus haut que son frère jumeau aurait un volume 8 fois plus important (Volume = 2 × 2 × 2 = 8). La base de ses colonnes serait seulement quatre fois plus étendue (Surface = 2 × 2 = 4). Le temple s’écroulerait sous son propre poids… à moins d’être soutenu par des pattes plus épaisses.

Plus on est petit, moins on est sujet à la gravité, et ce de façon plus que proportionnelle. Un homme qui mesurerait 18 centimètres serait en même temps 10 fois moins grand et 1000 fois moins lourd que son confrère d’un mètre quatre-vingt. Il y a fort à parier qu’un tel schtroumpf puisse faire des bonds prodigieux et soulever sans peine une demi-douzaine de ses congénères. D’un autre côté, l’homme d’un mètre quatre-vingt possède une surface de peau 100 fois plus grande que le schtroumpf, pour une masse corporelle 1000 fois plus élevée. La perte de chaleur d’un corps d’homme sera donc bien moindre que celle d’un corps de schtroumpf (de l’ordre de 1000/100 = 10 fois moins). Notre schtroumpf, comme le moineau et la souris, devrait compenser cette fuite d’énergie excessive en mangeant davantage. Il ne serait pas étonnant, quand la bise sera venue, de voir le schtroumpf dévorer chaque jour l’équivalent de son propre poids.

En fin de compte, ceux qui demeurent béats d’admiration devant les performances des sauterelles, des fourmis et des moineaux se sont laissés berner par leur intuition. Ils ont négligé de penser « hors de la boîte ». L’erreur est humaine, ici plus que jamais, mais perseverare diabolicum.

(En passant, merci à nos maîtres mathématiciens du Québec des années 1970, qui nous ont habilement ouvert la boîte!)

2019-01-28

Publicité et stéréotypes

Tous les dix ou vingt ans, les publicitaires sont accusés de propager des stéréotypes négatifs. Certaines « personnes militantes » réclament alors une intervention législative pour encadrer la publicité. D’autres exigent une publicité uniquement informative, et donc dépouillée de tout débordement social et politique, à moins, bien sûr, que ce débordement ne cadre avec leur propre idéologie. C’est oublier que la publicité moderne n’a pas, et n’a jamais eu, la vocation d’informer les consommateurs, mais de les convaincre. Elle table donc davantage sur le subconscient que sur le conscient. Elle parle moins du produit que de son utilisateur. Elle ne fait pas appel à la raison, mais aux émotions. C’est pourquoi elle est centrée sur les trois grandes passions de l’être humain : l’argent, la santé et le sexe. C’est ce que nous allons illustrer à l’aide d’une série de messages publicitaires datant des années 1980 (la période actuelle sera couverte dans un prochain billet).

Dans un billet précédent, nous avons analysé des coupons publicitaires bilingues faisant la réclame d’un café en poudre. Aujourd’hui, nous nous intéresserons plus particulièrement à deux des vices les plus indéracinables chez l’homo economicus, à savoir la cigarette (traitée ici) et l’alcool (traité plus loin).

Une cigarette, ça se fume de deux façons : en privé ou en public. La cigarette, après le chien, n’est-elle pas le meilleur ami de l’homme? Fidèle dans les moments de solitude, légère par sa fumée, calme, silencieuse, rougeoyante au fond de la nuit, comme le feu de nos lointains ancêtres. Dans les années 1980, la cigarette était encore un apanage masculin, un rite de passage obligé pour se joindre au troupeau des adultes. Elle constituait alors un signe ostentatoire, comme le plumage du coq dans la basse-cour. Il n’est pas étonnant de constater que les publicités faisant la promotion des cigarettes se partagent sur ces deux dimensions : le plaisir personnel et la séduction de la partenaire. N’oublions pas qu’une publicité a pour but d’accroître les ventes et non de réformer la société.

Fumer en santé

Les trois photos suivantes illustrent l’aspect individuel de la cigarette. L’homme, seul, se recueille en pleine nature, près d’un plan d’eau freudien, où l’air pur qu’il ne respire pas lui fait opportunément oublier les dangers de son poison favori. L’anatomie de la cigarette, autre symbole freudien, est systématiquement reprise dans le paysage, sous forme de tronc d’arbre, de poteau ou de canne à pêche.

La femme fait son apparition, virtuelle puis charnelle.

Il ne fait aucun doute que, de retour de sa baignade, l’homme qui a négligemment déposé ses lunettes de soleil sur la table de rotin offrira une cigarette à la jolie femme qui partage déjà un cocktail avec lui. Une cigarette légère, comme il se doit, car, dans la publicité, les mots recèlent, de préférence, un double sens. Il paraît même que les glaçons, au fond des verres, sont sciemment décorés de têtes de mort (Éros et Thanatos), mais nous n’irons pas jusque-là.

Il n’y a pas à dire, l’adepte de la cigarette Vantage est un lascar qui vise droit dans la cible. Personnage raffiné, bien entendu, mais pas trop vieux jeu. Ses boutons de manchettes et son briquet rappellent judicieusement les teintes précises du paquet de cigarettes. Il s’apprête à quitter son domicile pour rejoindre, avec une compagne dont il a galamment payé le billet, le Festival de danse moderne. Vantage, la cigarette de « l’intrigue »!

Cette fois, la dame est bien présente (il s’agit probablement de la supérieure hiérarchique du monsieur). Elle ne fume pas, mais son tailleur s’harmonise, comme prévu, avec le paquet de cigarettes. Deux personnes chics et intelligentes, qui partagent un moment privilégié au bureau, entre deux périodes de pointe (il se peut que les canons de la beauté aient changé depuis les années 1980). La lampe à loupe du bureau rappelle les cercles servant de logo à la marque, tandis que les jambes ouvertes du compas, au premier plan, peuvent susciter quelques arrière-pensées inconscientes aux esprits mal tournés. « La prochaine fois que je tiendrai mon paquet de Vantage dans la main, mon cerveau, illusionné par toutes ces associations, me gratifiera peut-être d’une petite dose de dopamine ».

Douceur, plaisir et satisfaction

Ici encore, l’air pur du ciel fait oublier l’air vicié des poumons. Le mât du bateau sert doublement de symbole. La voile rappelle la gamme de couleurs du paquet. La cigarette est non seulement associée à une activité bénéfique à la santé, mais elle constitue le prélude à « une douceur qui se goûte ».

Notre viril sportif moustachu, qui garde à son bord une glacière remplie de bière et deux avirons inutilisés, se fait remarquer, au moment même où il allume sa clope, par deux charmantes jeunes filles pétantes de santé. Celle de gauche se confond à s’y méprendre avec le paquet de Camel, qui se trouve posé au premier plan, sur une « pitoune » échouée. Gageons que notre rude navigateur aux cheveux bien peignés saura « tout goûter » et procéder à un fructueux échange de « satisfaction ».

Comme les précédentes, cette publicité date des années 1980, mais elle rappelle l’âge d’or des années 1950, sur la côte californienne. Malibu, lieu mythique où se retrouvent les gens hors du commun (c’est-à-dire les fumeurs de Pall Mall sans filtre). Cette fois, plus besoin de se gêner. Alors que les couples voisins sont déjà passés aux choses sérieuses, dans la noirceur, nos deux fumeurs viennent tout juste d’adopter la position horizontale. Ce qui explique la présence ostensible d’une paire de bottes dans le parebrise.

Annexe 1 : Sports d’élite et tabac

Annexe 2 : Plein air et fumée

Annexe 3 : Luxe et cigarettes

2018-10-07

Les voleurs de bicyclette de Suzhou

Rien ne vaut un bon repas en ville, le dimanche entre copains. C’est d’ailleurs un plaisir que les gens oisifs et fortunés ne peuvent s’offrir, car, pour eux, c’est tous les jours dimanche. La réussite financière s’accompagne ainsi de toutes sortes de désagréments.

Ils étaient donc trois copains, à peine sortis de l’Université de Suzhou, où ils avaient usé les mêmes bancs, glacés en hiver et brûlants à l’approche de l’été. Ils avaient aussi fréquenté la même cantine étudiante, véritable musée vivant de tout ce que la cuisine chinoise a de moins appétissant à offrir.

Ah, les sublimes restaurants du quartier de Guanqianjie, en plein cœur du vieux Suzhou, ça, c’est une autre paire de manches! On y sert, dans de minuscules assiettes, ce qu’on appelle les « petites bouchées », un arc-en-ciel de couleurs, de formes et de saveurs. C’est là que nous retrouvons nos trois compères.

Le repas, précédé d’une savante négociation entre convives, s’amorce dans le recueillement. Seules les baguettes parlent. On ne s’interrompt que pour trinquer, car on a aussi fait monter quelques grandes bouteilles de bière glacée. Bientôt, les soucoupes vides s’empilent par douzaines sur la table, les langues se délient, les toasts se multiplient et la conversation s’anime. On est heureux parce que ce n’est pas tous les jours dimanche, et aussi parce qu’on se retrouve entre amis, de vrais amis, de ceux avec qui on a eu le bonheur de partager les joies et les peines.

Si on prête un peu l’oreille, on aura la surprise d’entendre soudain la conversation se dérouler en français, que nos trois compères ont étudié ensemble à l’université. En ce moment, ils travaillent pour la même agence de voyages de Suzhou, ville qu’on surnomme parfois la Venise chinoise. Il est vrai qu’à l’époque où se passe notre histoire, c’est-à-dire avant la construction de tous ces réseaux d’autoroutes qui commenceront à sillonner la vallée du Yangze à partir de l’an 2000, les principaux canaux de Suzhou sont encore encombrés par des myriades de péniches couleur de suie, fumantes, bruyantes, pétaradantes, remplies à ras bord. Le peuple millénaire des bateliers ne sait pas encore que sa race va bientôt s’éteindre sous l’effet d’un cataclysme appelé « programme d’investissement dans les infrastructures publiques », une véritable météorite à retardement, qui s’apprête à effacer de la surface de la Terre, et jusque dans les mémoires, des siècles et des siècles d’histoire.

Les anciens poètes ont souvent chanté les eaux « émeraude » des canaux de Suzhou, et bon nombre d’histoires de la littérature classique ont pour théâtre quelque porte célèbre de cette ville. Quatre portes terrestres et autant de portes fluviales, il y en avait huit en tout, qui perçaient les antiques murailles. Souvent, ces histoires classiques commençaient par un petit drame sur les quais : un jeune bachelier en promenade dans son habit du dimanche, une péniche richement décorée qui vient d’appareiller, et voilà que le garçon aperçoit soudain, sur le pont, une ravissante damoiselle aux yeux tristes, dont il tombe amoureux sur-le-champ. Mais la péniche s’éloigne déjà. Qu’importe, le lecteur ne reposera plus son livre avant de retrouver les jeunes amants enfin réunis et d’avoir partagé toutes leurs angoisses.

Les histoires antiques commencent souvent dans les lieux propices à la rencontre entre purs étrangers, et la nôtre ne fera pas exception. Autrefois, la célèbre porte de Changmen. Aujourd’hui, la plus prosaïque rue du canal de Líndùnjiē, avec laquelle nous allons bientôt faire connaissance.

Mais revenons aux agapes de ce dimanche après-midi. Après un tel festin, rien ne vaut une bonne promenade en plein air. Nos trois compères francophiles regagnent leurs chambres, situées dans la rue des Catalpas, ou dans une ruelle environnante, à une demi-heure de marche du centre-ville. Jean-le-binocleux, Zhang de son vrai nom, mène la marche. Si jamais une jolie fille se présentait, il veut au moins être le premier à l’apercevoir, avant de se la faire faucher par le grand Joe (officiellement « Zhou »). Quant au troisième, Louis-le-comique (alias « Liu »), il se préoccupe surtout de concevoir l’histoire drôle la plus adaptée à chaque circonstance du parcours. Disons que la conversation est constituée de deux monologues et d’un silence, ce qui n’enlève rien à sa gaîté.

Au moment où nos compères, encore un peu gris, bifurquent sur la rue des Catalpas, Jean-le-binocleux lâche un juron en français, qui ne suscite d’ailleurs pas la moindre réaction dans la foule des passants indigènes. Puis il reprend en chinois : « Les gars, on était allé en ville en bicyclette et on rentre à pied, vous trouvez ça normal, vous? » Son intervention se termine par un éclat de rire. De son côté, Louis-le-comique, impatient de retrouver ses pantoufles, a complètement perdu son proverbial sens de l’humour. Après quelques palabres, on décide de faire un saut chez Jean, dont la chambre est située à deux pas, pour y déposer les sacs et y siroter une petite tasse de thé vert, avant de retourner chercher les vélos en ville.

La Venise de la Chine

La nuit va bientôt tomber. Les ruelles du centre-ville sont maintenant presque désertes. La plupart des visiteurs du dimanche ont déjà regagné leurs pénates, les uns pour dresser le bilan de cette journée de réjouissances, les autres pour se lamenter prématurément du lundi qui s’annonce.

Jean, Joe et Louis repèrent facilement leurs trois engins, dont les silhouettes noires se découpent sur le coin d’un trottoir vide. Dire qu’à midi leurs vélos chéris étaient noyés dans une forêt de bicyclettes. En Chine, c’est tout logiquement la forêt qui cache l’arbre, et non l’inverse.

Malheureusement, les clés des cadenas sont restées dans la chambre de Jean, avec les sac à dos. Et, dans leur hâte, aucun des garçons n’a songé à les emporter. On a beau secouer les cadenas des bicyclettes, rien à faire, ils refusent de reconnaître leurs légitimes propriétaires. Ce qui fait dire à Jean-le-binocleux que les véritables propriétaires des cadenas, ce sont les clés et non les hommes.

À cette heure tardive, et avec ces pieds fourbus, pas question de se payer un nouvel aller-retour. Il ne reste plus qu’une solution : rentrer directement à la maison en portant les bicyclettes sur l’épaule. Situation navrante pour un homme seul, mais quand on est trois bons copains à se retrouver en même temps dans la panade, il est difficile de ne pas rire de ses propres malheurs.

Les trois compères descendent maintenant la rue Líndùnjiē, littéralement la « rue juste avant l’étape », qui longe un petit canal millénaire. Leurs ombres furtives glissent en silence, laissant apparaître derrière elles des lambeaux de la rambarde sculptée. On se dépêche de rentrer discrètement au bercail. Pourvu qu’on ne rencontre pas un gendarme en cours de route! Il ne croirait pas un mot de nos explications.

Or, sur le trottoir d’en face, un petit groupe de touristes étrangers remonte la rue. Ils sont une demi-douzaine de quinquagénaires au long nez, qui discutent à qui mieux mieux. Soudain, une dame du groupe s’exclame, en français : « Oh! Regardez! Des voleurs de bicyclettes chinois! »

Instinctivement, la troupe de voyageurs resserre les rangs, comme la harde de bœufs musqués qui fait corps face à la meute. Mais après un premier moment d’effroi, et compte tenu de la distance confortable qui sépare les deux trottoirs de Líndùnjiē, on se rassure. Voilà sûrement, pour ces touristes français, un événement digne de se transformer en souvenir, peut-être même le clou du voyage en Chine. Au diable le Jardin-du-fonctionnaire-maladroit et la Pagode-de-la-butte-du-tigre, ça c’est à la portée de tout le monde. Nous, on a vu d’authentiques voleurs de bicyclette chinois!

L’honneur de la Chine est en jeu. Le grand Joe, que le jeu d’ombre des rares lampadaires éclairés dans la rue Líndùnjiē transforme en véritable géant, se doit de rétablir la réputation nationale de sa patrie. Il s’arrête brusquement et se tourne vers le trottoir d’en face.
— Non, Madame! s’écrie-t-il dans son meilleur français, nous ne sommes pas des voleurs! Ce sont nos propres bicyclettes et nous avons oublié nos clés chez mon ami… Chez cet imbécile de Zhang, ajoute-t-il en Chinois et à voix basse.
— Ah! Mon Dieu! hurle la touriste, des voleurs de bicyclette chinois… qui parlent français!

Ce devrait être le signal de la débandade. Mais un Français digne de ce nom ne peut se permettre de prendre la poudre d’escampette, surtout devant ses compatriotes. On se contente de presser le pas. Les hommes allongent la jambe, les dames accélèrent le rythme de leurs talons. Le Français, cartésien, trouve d’instinct le juste compromis entre prudence et dignité.
— Mais Madame, proteste Joe, qui s’égosille en vain, nous sommes des Chinois honnêtes!

Il est déjà trop tard. Le groupe de touristes se trouve hors de portée, au fond de la nuit noire. Ces honorables étrangers ne connaîtront pas la vérité. Encore un de ces malentendus entre nations qui ne sera jamais dissipé.

(D’après une anecdote racontée par Fan Yongmei)

2018-02-07

« Peoplekind »

Les méchantes langues prétendent que Trudeau Junior ne maîtrise ni le français ni l’anglais. C’est oublier que notre Junior parle couramment la novlangue. Lorsqu’il ne trouve pas ses mots, il les invente. Ainsi a-t-il fabriqué à la volée le néologisme « peoplekind », destiné à remplacer le barbare « mankind » de ses ancêtres. Mais, au fait, d’où vient le mot « mankind »? Et, puisqu’on y est, le mot « woman » serait-il apparenté au mot « man », qui sent aujourd’hui le souffre chez les gens « éclairés »?

Mankind est un mot composé, d’origine germanique, signifiant à l’origine :« appartenant à la race humaine ».
• mankind < man (être humain) + cynn (race!) [Walter Skeat]
Trudeau Junior lui préfère le mot « people », emprunté au français. Ce mot d’origine latine désignait le plus souvent, sous César comme sous Louis XIV, la multitude des gens de basse classe.

Comme le français « homme », représentant à l’origine tout être humain, l’anglais « man » s’est par la suite dédoublé pour désigner, plus particulièrement, les êtres humains de sexe masculin.

Au fil du temps, les mots courants s’enrichissent généralement de plusieurs sens supplémentaires. Le contexte permet à toute personne normalement constituée de faire la distinction nécessaire. Quand le professeur ordonne à Toto de « prendre la porte », Toto n’arrache pas la porte pour la mettre sur son dos. De façon similaire, tout le monde comprend aisément que le mot « homme » dans les expressions « les hommes préhistoriques » ou « les dieux et les hommes » désigne l’humanité toute entière. L’art de la langue étant aussi l’art de la formule, il est douteux que des expressions réformées telles que « les personnes préhistoriques » ou « les déesses et les dieux et les femmes et les hommes » aient la moindre chance de survie linguistique.

En anglais, le sens dérivé de « man » a fini par éliminer le sens originel (ce qui n’est pas le cas pour le mot « homme » en français). Le mot « man » ne désigne plus, aujourd’hui, que les « êtres humains de sexe masculin » (formulation moins économique que le simple « man »!) Cependant, le mot « man » a conservé son sens originel « d’être humain » dans certains mots composés, dont le fameux « mankind ». Chaque langue possède en effet sa propre logique et sa savante mécanique, qui ne peuvent se permettre d’être simplistes.

Le mot « woman », quant à lui, possède des racines politiquement incorrectes. Hélas, nul n’est parfait!
• woman < wif (épouse) + man (homme) [Ibid.]
Une « woman » représente tout bêtement le sous-ensemble des êtres humains dont la caractéristique principale consiste à jouer le rôle d’épouse. C’est du moins dans cet esprit que le mot a jadis été créé, même si le sens étymologique n’est plus ressenti aujourd’hui. Le français « femme », qui correspond au vieil anglais « wif », possède d’ailleurs lui aussi le double sens de « personne de sexe féminin » et « épouse ».

À la limite, pourquoi pas « humankind » plutôt que l’improbable « peoplekind »? C’est que, chez les Juniors de ce monde, l’adjectif « human » est perçu comme sexiste. Ce vocable suspect ne contient-il pas le mot « man »? Qu’importe le fait qu’il s’agisse d’une simple coïncidence, puisque « human » vient du latin et « man » du germanique. Les Premiers ministres qui se plaisent à signaler leur vertu ostentatoire tout en faisant profiter l’humanité de leur ignorance ne s’embarrassent guère de tels détails techniques.

2018-02-02

La « théorie du genre » à la ferme

La ferme de Chénier comptait deux personnages redoutables. Dans les champs, il fallait éviter de se frotter au taureau (nommé familièrement « eul-bœu »). Aux alentours du bâtiment principal, il valait mieux profiter d’une distraction du coq pour regagner la cuisine. J’ai bien dit le coq, et non les deux chiens de garde. Ces deux bêtes féroces avaient suffisamment d’intelligence pour me reconnaître comme un garçon de la maison. Chiens mâles ou femelles? Qui s’en souciait? Ce qui compte, c’est que les deux cerbères possédaient également les compétences nécessaires à leur tâche officielle : courage, astuce, loyauté. Disons simplement que la variable « genre », comme on dit en américain, n’était pas pertinente dans leur profession canine, à tel point que je serais bien incapable, après les avoir si longtemps côtoyés, de leur coller la bonne étiquette.

Futur-Bái Lìdé, garçon de ferme à Chénier

Mais le coq, c’était autre chose. Un coq wyandotte, maigrichon, haut sur pattes, et propriétaire d’une redoutable paire d’ergots aiguisés. Je ne dirais pas que ce coq me faisait peur. Non, son tempérament ombrageux m’incitait simplement à la prudence. Lorsque le petit monstre lorgnait vers moi, je m’assurais de passer à proximité d’un piquet ou d’une solive traînant par là afin, le cas échéant, de repousser les assauts de l’ennemi avec le secours d’une arme adéquate. Le tout très discrètement, car étant moi-même un garçon, je ne voulais pas passer pour poltron aux yeux des filles de la fermière. Comme la plupart des filles, les filles de fermières méprisent les poltrons.

Si on se fiait à la « théorie du genre », actuellement très populaire dans les écoles des pays membres de l’OTAN, on conclurait que l’agressivité du coq de Chénier constituait « le produit de plusieurs siècles de domination masculino-capitaliste entretenue par l’homme blanc ». D’ailleurs, ce coq était de couleur blanche, rehaussée, il est vrai, de rares plumes noires au bout des ailes et de la queue.

Le comportement du belliqueux coq de Chénier tranchait nettement avec celui de ses « partenaires ». Ah, les gentilles poules, débonnaires, voire bonasses! Elles, au moins, ne me prenaient pas pour un coq rival, à l’instar de leur nigaud d’époux et maître. Tenez : il suffisait d’agiter devant elles un poing fermé, comme s’il contenait une poignée d’orge dorée, pour les voir accourir en se dandinant. Cette perfide manœuvre pourrait semblait cruelle aujourd’hui, mais elle faisait rire les filles de la fermière. Car les filles de fermières aiment les garçons qui les font rire.

La seule chose qu’on pouvait reprocher aux poules, c’était leur façon de traverser la route devant le tracteur, au moment où nous revenions des champs, poussiéreux et fourbus. Traverser, c’est beaucoup dire, car les poules couraient en zigzag devant nous, en proie à la plus grande perplexité, avant de se décider enfin pour l’un ou l’autre des deux fossés qui bordaient la chaussée.

En admettant que le « genre » soit une donnée essentiellement sociale, produit d’une éducation machiste, tout espoir n’est pas perdu pour les coqs de ce monde. Quelques semaines de rééducation à la campagne et on pourrait en faire des êtres civilisés.

Si j’ai toujours éprouvé de l’affection pour la basse-cour, c’est que j’ai moi-même élevé des poules depuis ma plus tendre enfance. D’abord avec l’aide de ma grand-mère carthaginoise, avant de voler de mes propres ailes. Et vos parents? direz-vous. Eh bien, mes parents, qui devaient s’occuper de leurs six enfants, envisageaient le monde animal avec une certaine dose de pragmatisme et d’indifférence. L’amour de nos frères inférieurs avait ainsi sauté une génération.

Ma poule m’ayant honoré d’une première couvée de douze poussins, le jour de mes six ans, un problème délicat se posa bientôt. Parmi les survivants de la couvée, on comptait quatre poules et deux coqs.

Il faut préciser que seuls les plus forts des poussins avaient échappé à la fièvre aviaire et aux griffes des chats errants, ainsi que l’exige l’implacable loi de la nature. Cette loi, espérons-le, sera un jour révisée, dans une société post-patriarcale et post-capitaliste.

Mais revenons aux survivants de la couvée. Après quelques mois, les petites poules s’étaient mises à pondre, et les coqs avaient commencé à se quereller au point de troubler la paix sociale. Mon père, rempli de sa riche expérience de la vie civile et militaire, guerre mondiale oblige, avait facilement résolu la question. Le plus dodu des deux coqs se retrouva bientôt à la casserole. Dans notre siècle, où les adeptes de la théorie du genre glorifient l’obésité, cette mésaventure mérite d’ailleurs d’être méditée.

Le second coq traversa bien vite une période de dépression. Quand on a fini d’honorer les quatre donzelles du poulailler, que faire du reste de sa journée en l’absence d’un rival? Avec qui se batailler? Où trouver un adversaire digne de ce nom? Il y avait bien les six enfants de mes parents, mais tous ces petits diables savaient se défendre à coup de graviers. Tous… sauf la petite dernière, qui venait à peine d’apprendre à marcher.

Le coq survivant commit l’erreur de poursuivre ma sœur cadette pendant un jour de congé, alors que mon père lisait son journal dans une chaise longue du jardin. La petite brute gallinacée fut condamnée illico par le maître de céans, alerté par le tumulte, sans aucune forme de procès ni tentative de rééducation. Mon père m’envoya chercher une douzaine d’artichauts chez l’épicier du coin afin de m’éloigner des lieux du drame en préparation. N’étais-je pas, en effet, le grand-père virtuel de ce coq, lui-même fils de ma propre poule? À mon retour, je trouvai le coq égorgé et plumé. On était en train de brûler ses derniers poils au chalumeau.

Que sont nos mères poules devenues? L’atmosphère du poulailler ressemble parfois à celle de certains milieux de travail postmodernes.

Le calme revint sur la famille et sur la basse-cour. Un calme apparent, car, en l’absence de coq, les poules avaient redoublé d’agressivité dans leurs rapports, surtout après qu’une seconde couvée eut augmenté leur population. Coups de bec, harcèlement, privation de nourriture. La république des poules était sous la coupe d’une dictatrice, épaulée par deux ministresses impitoyables, que mon grand frère, plus instruit que moi malgré sa pratique assidue de l’école buissonnière, avait baptisées la kapo et la collabo.

Le dimanche du garçon de ferme

Fermons cette parenthèse carthaginoise et retournons à la ferme de Chénier. Oublions le coq wyandotte, qui, même s’il m’a déjà attaqué, ne constitue pas une menace mortelle. Reste à traiter le cas du « bœu ».

Lorsqu’un troupeau de vaches pâture dans un champ, pas de souci à se faire. Un troupeau, ça ne passe pas inaperçu, et les vaches, ça vous contemple avec leurs grands yeux doux. Mais un taureau solitaire peut très bien se dissimuler au creux d’un vallon ou derrière un bosquet de coudriers. Au moment de se faufiler à travers les barbelés d’une clôture, on ne peut s’empêcher d’éprouver un pincement au cœur. Qui dit clôture barbelée dit présence possible d’un taureau et de ses deux cornes, n’est-ce pas? C’est mathématique!

Un jour, le fermier, pourtant avare de ses mots, me gratifie d’une phrase complète : « Eul-bœu s’est échappé! » La bête est particulièrement vicieuse. Seul le bonhomme sait comment la dompter. Nul n’est à l’abri, pas plus le piéton que le chauffeur d’automobile décapotable circulant dans les parages. Angoisse et terreur! Cela signifie que ma vie est désormais en danger quel que soit le lieu où je me trouve.

J’aurais bien envie de me faire porter malade, et de me réfugier dans le grenier qui me sert de domicile, mais qu’en penseraient les filles du fermier? Je préfère risquer de me faire encorner plutôt que de passer pour un lâche à leurs yeux. Mieux vaut avoir peur intérieurement qu’avoir honte publiquement.

Quelques heures plus tard, tout est rentré dans l’ordre. Le taureau a réintégré son étable, et les bipèdes se retrouvent attablés autour de la soupe. Nous mangeons en silence, comme tous les soirs. Je ne crois pas que les filles des fermiers s’intéressent à moi. Elles me trouvent étrange, voilà tout. De toute façon, elles ne sont pas mon genre non plus, ce qui n’est pas une raison pour démériter à leurs yeux.

On aura beau m’affirmer que le « genre » est une pure construction sociale, je continuerai à me méfier des taureaux. On me dira que ces pauvres bêtes sont victimes d’une mauvaise socialisation, qu’ils n’ont pas suffisamment participé aux activités ménagères dans leur jeunesse, qu’ils auraient dû s’habiller en génisse de temps en temps, juste pour voir. Je veux bien affirmer publiquement que tout cela est vrai, ne serait-ce que pour éviter de perdre mon emploi, mais je refuse d’exposer ma vie, et encore moins de mourir en martyr, pour défendre cet acte de foi. De toute façon, je doute qu’une adepte de la théorie du genre se hasarde à traverser délibérément le champ d’un taureau, même si ce dernier a été rééduqué depuis sa plus tendre enfance.

La réunion du comité

Dessin de Renaud Bouret
Mai 2008

Les comités se réunissent, pour améliorer le sort des hommes.
Les uns cherchent à conquérir des marchés,
Les autres volent au secours des masses populaires.
Ils sont les deux alibis du conformisme.
Car le monde ignore leurs messes interminables,
Ce monde peuplé de gens qui continuent à foncer, tête baissée, vers leur destin,
Pendant que les comités se penchent sur des virgules.

2017-10-24

Un pays, deux nations : Preuve par le marketing

Voici un coupon de réduction bilingue datant des années 1980. D’un côté, le texte français (visible sur votre écran). De l’autre, le texte anglais (visible lorsqu’on clique sur l’image en gardant le bouton appuyé). Nous vous invitons à tenter l’expérience suivante. Observez bien l’image française, puis regardez l’image anglaise pendant une seconde avant de revenir à l’image française.

Qu’avez-vous remarqué? Apparemment, les deux versions ne diffèrent que par la langue d’affichage. N’est-ce pas?

Maintenant, répétez l’expérience. Avez-vous découvert quelques petits détails supplémentaires? Oui? Non? Recommencez deux ou trois fois.

Tout compte fait, il y a énormément à dire sur ces images. Puisqu’elles sont destinées à un public foncièrement différent, leur construction s’appuie sur des éléments psychologiques, sociologiques, esthétiques bien distincts. C’est ce que nous allons démontrer. Mais auparavant, nous vous invitons à répondre aux questions suivantes, en tenant compte des versions française et anglaise :
1. Que pensez-vous du choix des couleurs?
2. L’image est-elle présentée en caméra objective (on y voit le consommateur) ou subjective (la scène est vue à travers les yeux du consommateur)?
3. La position du consommateur est-elle la même dans les deux versions?
4. L’atmosphère, le statut social sont-ils les mêmes dans les deux versions?
5. Le slogan affiché sur les images est-il à double sens?
6. Que pensez-vous de la représentation de l’homme et de la femme?

Nos réponses

Le nombre des couleurs présentes est strictement limité. Commençons par la version française.
— Noir et blanc : le café et la tasse, les notes du clavier, la partition, le stylo. Deux couleurs stylées, et en parfaite opposition.
— Rouge et vert (sur le pot uniquement) : le « vrai » café (rouge, couleur chaude), et le décaf (vert, couleur froide).
— Marron : les grains de café, le métronome, le bois du piano.
— Doré (sur le pot uniquement) : couleur symbolisant la richesse et la noblesse du produit, qui n’est, après tout, qu’un ersatz.

Dans la version anglaise, on retrouve le même ensemble de couleurs, mais dans un agencement différent. Le doré se retrouve abondamment dans le décor, ce qui donne une touche plus bourgeoise à la scène (mais moins aristocratique). Le rouge et le vert présents sur l’étiquette du pot sont également réutilisés dans ce décor cossu, avec la même nuance précise (velours du fauteuil et abat-jour). Les couleurs y sont plus texturées que dans la version française (lampe, abat-jour, bordure du fauteuil, tasse), accentuant le contraste entre atmosphère intellectuelle (version française) et pantouflarde (version anglaise).

Les deux scènes sont prises en caméra subjective. Le consommateur francophone se tient debout, devant son piano. Il vient sans doute de prendre une pause bien méritée, après avoir joué une mazurka de Chopin ou une gymnopédie d’Éric Satie. La partition, qu’il maîtrise déjà, a été négligemment remisée sur le dessus du piano. Qui sait si notre artiste amateur n'y pas ajouté quelques annotations de son cru avec son sobre stylo noir et blanc.

Par contre, si on se fie à l’angle de prise de vue, le consommateur anglophone se trouve confortablement assis dans son salon, le cul posé sur un rembourrage de velours.

Comme laisse entendre le slogan à double sens inscrit sur la photo, il n'y a pas que le café qui a du goût. Le consommateur en a tout autant, puisqu'il a su choisir la bonne marque.

Dans les deux cas, on cherche à flatter le consommateur. Si on le transforme en aristocrate ou en bourgeois, c’est pour prêter quelque noblesse à ce produit roturier qu’est le café soluble. En effet, pour pratique qu’il soit, le café instantané évoque plus spontanément la lavasse yankee que le percolateur italien.

Reste à toucher un mot du rôle donné aux deux sexes par ces messieurs-dames de Taster's Choice. Pour cela, examinons les étiquettes des pots de café. Sans surprise, la femme, réputée plus douce, est associée à la potion décaféinée. Mais ce serait oublier un détail bien plus subtil. Dans la version anglaise, la femme de l’étiquette se retrouve au centre de la photo, face au consommateur : on aperçoit nettement son reflet dans la tasse. Dans la version française, le consommateur se tient debout, devant le pot de café « fort ». Le reflet de l’étiquette, encore plus visible ici et probablement rajouté en surimpression, sert à renforcer cette perception inconsciente. Nous nous risquerons donc à émettre l’hypothèse suivante : la société canadienne-anglaise, comme la société américaine et contrairement à la société québécoise, est foncièrement matriarcale. Cela dit, le standing social de l’homme québécois demeure peut-être purement symbolique. C’est quand même déjà pas mal, et c’est sans doute l'essentiel.

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Annexe : Deux nations, deux soupes

Le coupon suivant faisait partie du même lot que le précédent. Ici encore, le recto diffère sensiblement du verso. La version française montre une cuillère de soupe bien remplie, prête à se voir enfournée dans la bouche grande ouverte du consommateur. En avant-plan, un bon cultivateur bien de chez nous, un vrai, pas rasé, mal peigné, devant son étal au marché, avec un prénom qui rappelle les vieux villages de province. Pour un Québécois, la dégustation de la soupe est avant tout une expérience sensuelle, en plus d'un rituel ancestral.

Pour le consommateur anglophone, le flegme est de mise. La soupe est là pour être admirée, plus que pour être mangée. Les ingrédients sont mis en évidence, bien rangés.

Le problème de la soupe en boîte, c'est qu'elle n'est pas constituée de légumes frais comme la soupe maison. Dans les deux versions, le message principal vise à faire oublier ce handicap du produit : régal des papilles pour le Québécois, cocktail d'ingrédients sains pour le Canadian.

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