2007-10-10

Imparfait ou passé simple?

Dans le blog des correcteurs du Monde, on soulève le problème suivant :
Véronique est “tourmentée”, “tourmentée depuis longtemps par une question de grammaire” : “Dans l’expression hypocoristique ‘ah qu’il était joli le bébé’ ou encore ‘c’était le petit bébé à sa maman, ça’, qu’une mère emploie en bêtifiant tendrement devant son bébé, quelle est la valeur exacte de l’imparfait ? Pourquoi ne dit-elle pas ‘ah qu’il est joli le bébé, il a faim le bébé’ ?”
Que pourriez-vous lui répondre ?

Que disent les grammaires traditionnelles à propos de l’imparfait, et de son alter ego, le passé simple? Officiellement, le passé simple marque une action courte et bien délimitée, tandis que l'imparfait est apte à traduire une l'action non achevée et convient parfaitement à l'expression de la durée de l'action (Grammaire Larousse, 1964).

Et si cette distinction n’était qu’un effet de sens? Et si le rôle de l’imparfait et du passé simple relevaient de la production du message plutôt que de la description du monde réel? Et si ces deux temps obéissaient à une loi plus générale, dont les règles « officielles » ne seraient que des applications contextuelles?

Pour mieux nous faire comprendre, commençons par illustrer l’inanité de ces règles sacrées.

  • Exemple 1. Le président Kennedy lutta longtemps contre le trafic de la drogue. Le 22 novembre 1963, il mourait sous les balles d'un assassin.
  • Exemple 2. Donne la patte! Comme il était beau le gentil chienchien. C'était le beau toutou à tonton, ça, hein Médor? Allez, donne la patte

On voit que l’action décrite par le passé simple (lutta) n’a rien de court ni de délimité dans le premier exemple, qui contredit la règle avec impertinence. Quant à l’imparfait (mourait), il est loin de traduire une action durable et non achevée.

— Docteur, je digère mal.
— Ah… je vois, vous faites de la dyspepsie.

Dans le deuxième exemple, on cherche vainement les traces de l'action et même du… passé. Certains grammairiens qualifieraient ces exemples d’exceptions, alors que d’autres utiliseraient un mot savant pour décrire la chose. Bref, ils ne diraient rien de précis, mais ils le diraient peut-être en grec.

Si on se fie aux théories d’Adamczewski, l’imparfait de notre premier exemple sert à relier les deux éléments de la phrase [il] + [mourir sous les balles d’un assassin]. Il confirme un fait connu, ou supposé tel, de l’interlocuteur (voir notre article sur Elle part bien demain). Dans cette phrase, le second élément du bloc a déjà été choisi globalement, avant que la phrase ne soit prononcée. Par contre, la phrase au passé simple est construite sans aucune présupposition, et elle est constituée de trois blocs plutôt que deux : [le président Kennedy] + [lutter longtemps] + [contre le trafic de drogue]. Dans cette phrase, le troisième élément du bloc aurait pu être remplacé par un autre.

La curieuse déclaration de tendresse à Médor, exprimée à l’imparfait dans l’exemple 2, pourrait donc s’interpréter comme une confirmation du lien entre [le gentil chienchien] + [être bon], c’est-à-dire du lien entre sujet et prédicat, pour parler en langage savant. Le maître n’apprend rien de nouveau à son chien. Il ne fait que réitérer un fait connu. Il lui dit en gros « je sais que tu sais que je pense que tu es beau. » Avouons que la tournure à l’imparfait est plus élégante et plus efficace.

La fleuriste : Bonjour Madame, qu'est-ce qu'il vous fallait? Une plante verte ou des fleurs?

Les visiteurs du blog des correcteurs du Monde n’ont pas manqué de proposer leur propre interprétation de cette étrange utilisation de l’imparfait. Certains utilisent le subterfuge du mot grec : expression hypocoristique (ou imparfait d’atténuation), ce qui nomme le phénomène sans rien expliquer. D’autres y voient un processus psychologique politiquement incorrect : la mère citée infantilise (sic) le bébé, et d’ailleurs on ne parle pas à un bébé comme on parlerait à son chien. Pour les tenants de l’approche sociologique, nous sommes en face d’un langage de mémère (féminin de beauf) et toute analyse linguistique est donc superflue. Enfin, il y a ceux qui nient tout simplement le phénomène : jamais entendu, ça n’existe pas ou ça doit être un lapsus, de toute façon ça ne figure pas dans la grammaire, et tout le monde sait que la langue est issue de la grammaire et non l’inverse.

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