2008-02-02

Shanghai, ville du XXIe siècle

Comme le disait Laozi, plus le contenant s'améliore, plus le contenu fait pitié. L'avènement de la télévision haute définition n'échappe pas à la règle. Si les documentaires HD sont parfois soignés sur le plan de l'image, les commentaires qui les accompagnent sont généralement réglés sur le plus petit dénominateur commun du téléspectateur.

La plupart des documentaires traitant de la nature ressassent les poncifs de prêcheurs modernes, qui parcourent la terre dans de luxueux véhicules motorisés tout en fustigeant l'attitude néfaste de l'homme sur la terre. Cette nouvelle religion peut se définir comme le panthéisme primitif plus le pétrole.

Les documentaires à saveur géographique volent encore plus bas :
— Oh, regardez cette drôle d'inscription sur la porte de la citadelle? Est-ce que ça veut vraiment dire quelque chose? Demandons au professeur Mac Duchnok, de l'Université d'Édimbourg.
— Ça, Mademoiselle, c'est écrit dans une langue disparue, qui s'appelait le latin. Il est écrit « Nemo me impune lacessit ».
— Est-ce que ça peut se traduire dans notre langue d'aujourd'hui?
— Bien sûr, ça veut dire « Personne ne me provoque impunément ».
— Waoh!

Ronsard avait appris le latin en un an. Aujourd'hui la télévision nous apprend que le latin est un langue, et pour rafraîchir notre mémoire défaillante, elle nous le répètera deux ou trois fois par an, pendant toute notre vie.

Il existe trois sortes de peuples, dans ces documentaires géographiques. Les peuples modernes, comme nous, intéressants surtout pour leurs gadgets technologiques et leur gastronomie. Les peuples primitifs, dotés d'une sagesse à la fois innée et ancestrale, et généralement persécutés. Et enfin, les peuples totalitaires, qui ont si longtemps vécu sous le joug communiste qu'ils doivent nécessairement en garder des séquelles psychologiques (il faut dire qu'ils ont peut-être la dictature dans le sang). C'est cette troisième catégorie de peuple que nous étudierons aujourd'hui, à la lumière d'un documentaire commercialisé par PEGASUS Entertainment (sic) et projeté sur Equator HD (Canada).

« Neuf heures du matin, au centre-ville de Shanghai. Une armée s'est rassemblée [sur le trottoir]. Mais contrairement à ce qui se passait sous le régime précédent, celle-ci est une armée de travailleurs salariés, et non d'esclaves du travail. Tous les matins, devant leur restaurant de soupe aux nouilles, l'équipe de serveuses entame sa séance de culture physique quotidienne, se préparant à un service de 12 heures (mouvements de gymnastique en chœur…). Elles marchent au pas jusqu'à leur lieu de travail (Une! Deux! Une! Deux!…) On dit que la force de cette nation en pleine expansion repose sur la discipline des classes laborieuses, mais il y a plus… »

Ce spectacle, qui devrait nous rappeler la caserne ou le goulag, nous est présenté comme une manifestation de liberté. Et, devant la contradiction entre ce que nous voyons et ce que nous entendons, nous préférons faire confiance à nos oreilles qu'à nos yeux. Quant à l'évocation de la vie sous l'ancien régime, nul besoin d'image, la force du préjugé suffit à nous convaincre que, contrairement à aujourd'hui, le peuple était enrégimenté.

« Shanghai est aussi un gigantesque chantier de construction et de développement. Entre 1998 et 2002, 95 km2 de la ville ont été redéveloppés. Dans les 5 dernières années, 2000 gratte-ciels ont été bâtis. La demande est telle que les sites de construction bourdonnent d'activité, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. »

On reste bouche bée devant de telles performances.

Nulle mention du patrimoine détruit de la vieille ville, ni de l'expulsion des anciens habitants vers de lointaines banlieues, ni des bénéfices colossaux engrangés grâce à la rente foncière, dans un pays où la terre appartient officiellement au peuple. Shanghai est désormais un Far West, qui n'a ni passé ni propriétaire, et qui ne demande qu'à être conquis et confisqué par de grands pionniers. De toute façon, le téléspectateur, qui est habitué à mesurer les surfaces en nombre de terrains de football, ignore que 95 km2, ça fait environ 10 km sur 10, soit l'équivalent de la ville de Paris.

« Après plusieurs décennies d'économie communiste, Shanghai refait à nouveau surface. (Image d'un grand restaurant.) Tous n'ont pas atteint le haut de l'échelle, mais les gagnants de cette nouvelle politique économique sortent boire et manger dans des restaurants de classe. (…) C'est une révolution permanente. La lutte des classes est chose du passé. Et cependant, les gens continuent à se battre pour obtenir toujours plus d'argent et succès. La réussite financière est devenue la nouvelle idéologie des nouvelles générations. »

Cette fois, on nous montre une poignée de goinfres servie par une troupe de marmitons et de larbins. C'est ce qu'on appelle refaire surface. La scène n'a rien d'étonnant, puisque le prix d'un repas dépasse le salaire mensuel d'un employé. Comme le soulignait le grand-père Deng Xiaoping, certains s'enrichiront les premiers. Mais on voit mal comment ces restaurants, que l'on présente comme des symboles du développement économique, pourraient exister sans une « armée de réserve du capital ». Encore une fois, le discours contredit l'image : la lutte des classes est parfois un fantasme, une expression que tout syndicaliste doit prononcer deux ou trois fois par an, entre le fromage et le dessert, mais ici, elle crève les yeux du spectateur. Et pourtant, selon le commentateur, le peuple ne se bat plus pour faire tomber les privilégiés, il aspire à les rejoindre. Qui sait, dans quelques temps, avec un peu de bonne volonté, tout le monde sera au-dessus et personne en dessous! Il n'y aura plus de serviteurs, seulement des servis. Cette soi-disant révolution permanente pourra se conclure par une nuit du 4 août à l'envers : au lieu d'abolir les privilèges, on les étendra à tout le monde!

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