Chantons en chœur
Une petite station de villégiature à la mode, au bord de la rivière Lí. Chaque boutique y va de sa musique, locale et mondialisée : Astrud Gilberto, Mòlìhuā (Le jasmin) et Vivaldi. L'équivalent de la musique de supermarché pour routards de tendance « centre-gauche ». Dans la rue, des vendeurs de flûtes, qui ne sont ni artisans ni musiciens, répètent tous, à longueur de journée, les deux mêmes airs : La marche des pionniers et… Red river Valley. Qu'est-ce que la musique aujourd'hui? La musique est un bruit à la fois confus et familier. Un bruit qui sert à masquer l'ennui et à neutraliser l'esprit. La musique est un bruit de fond. Un bruit de fond mondialisé. Un bruit de fond qui couvre tout le spectre politique, de la gauche (le rap) à la droite (le disco), sans oublier nos touristes semi-écolo et nos pousse-caddy.
Ce restaurant se nomme Le Vôtre. Une petite touche d'humour dans cette ville agréable et insipide. Il occupe les locaux de l'ancien théâtre municipal ou du yámen préfectoral. On imagine bien les plaignants de jadis, venus se prosterner aux pieds des marches pour réclamer réparation, et s'en retourner parfois avec quelques dizaines de coups de bâtons.
La semaine dernière, toute la rue a été immergée sous un mètre d'eau. Seul le yámen a échappé à l'inondation historique, de celles qu'on ne voit qu'une ou deux fois par siècle. Mais un siècle, c'est bien court pour quelqu'un qui voit loin. Aussi, les riverains de la rivière Lí, du moins les personnes éclairées et fortunées, avaient l'habitude de ne construire que sur les hauteurs. Mais dans notre univers mondialisé, et rempli d'une musique de fond, le temps présent est notre seul horizon. Comme les pauvres bougres d'antan, les riches investisseurs bâtissent dans la plaine. Et la rivière Lí a beau jeu de se moquer d'eux, à chaque déluge.
La nuit tombe sur la terrasse du yámen. Une demi-douzaine d'amis viennent d'achever leur repas. Quelques chaises s'entrechoquent. Le bruit de fond s'estompe au loin, dans les ruelles. L'un des convives enfile les bretelles de son accordéon et, soudain, une riche harmonie s'élève, entre les murs de pierre. Les premiers accords d'un air datant d'avant la mondialisation : Tóngyī shǒu gē (Chantons en chœur). Un guitariste se joint subtilement au concert, et bientôt, il entonne les premières phrases de cette chanson mélancolique.
Un songe parfumé ne peut jamais mentir
Car voici enfin venu le jour des retrouvailles.
Et toute la compagnie de reprendre le refrain en harmonie.
Le cœur de l'homme, gavé de bruits de fond, ne peut s'empêcher de tressaillir au son de la musique, dont il avait oublié jusqu'à l'existence.
C'est une chanson dont les paroles peuvent sembler banales, lorsqu'elles sont lues, toutes nues. Mais lorsqu'on les chante, en chœur, avec les amis retrouvés, l'espace d'une fraction de vie, ces paroles prennent tout leur sens et nous relient à nos souvenirs chéris et à nos espoirs charmants. La musique, c'est un instant de joie qui s'inscrit dans la durée. Rien à voir avec le bruit de fond mondialisé.
Les Chinois ont une curieuse façon de noter la musique. Le procédé est pourtant simple. Les notes sont numérotées selon leur position dans la gamme, ce qui permet de transposer les partitions instantanément. Ici, puisque la chanson est chantée en Fa, la première note de la mélodie (5) correspond à Do, qui est la quinte de la gamme de Fa. La seconde note (1) représente la tonique de la gamme, soit Fa. Quelques symboles complémentaires pour changer d'octave et pour marquer la durée des notes, et le tour est joué. Nous donnons ci-dessous la transcription des huit premières mesures de la chanson (en Fa) ainsi que la grille d'accords de guitare (en Ré). Cette chanson, très connue en Chine, gagne bien sûr à être écoutée, puis à être chantée en chœur et en harmonie, avec des amis chers. On la trouvera facilement sur Internet sous le titre 同一首歌 (cf ce lien temporaire ou celui-ci) . Quand ils prennent la peine de se mettre à chanter, les peuples se ressemblent étrangement.
水千条山万座我们曾走过
每一次相逢和笑脸都彼此铭刻
在阳光灿烂欢乐的日子里
我们手拉手啊想说的太多。
Ces fleurs coupées m’ont raconté comment tu es parti
Car la terre connaît tous les coins secrets de ton cœur.
Un songe parfumé ne peut jamais mentir
Et voici enfin venu le jour des retrouvailles.
Ensemble nous avons franchi cent rivières et mille montagnes
Toutes nos rencontres, tous ces sourires échangés restent gravés en nous
Ces jours heureux inondés de clarté
On ne se lasse plus de les évoquer, main dans la main.
Pendant que les orages s’abattaient sur le monde
Un ciel rempli d’étoiles éclairait notre enfance
Animés par les mêmes sentiments, nous brûlions des mêmes désirs
Nos joies communes nous ont inspiré ce même chant.
Paroles : 陈哲
Musique : 孟卫东
Traduction : Renaud Bouret
La nuit est tombée sur la petite station de villégiature à la mode. Les berges de la rivière Lí sont calmes et désertes, car les touristes ne s'éloignent jamais de leurs quartiers remplis de bruits de fond. Dans le silence, et pendant que la lune se lève derrière les sommets, sur l'autre rive, on entend encore résonner en soi la voix des vieux amis qui chantent en chœur.
1 commentaire:
Savez-vous que moli hua est chantée 2 fois dans l'opéra de Puccini TURANDOT?
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