2008-12-13

Continuer à et continuer de

Faut-il employer continuer à ou continuer de? Pour les uns, c'est une question d'euphonie (« il continua à arriver », beuh…), pour les autres, c'est une question de niveau de langue (la seconde forme serait plus SouTeNue). Et il y a ceux qui préconisent l'utilisation de la forme qui convient le mieux à l'oreille, ce qui est la meilleure façon de ne rien expliquer.

« Cet homme, tenant son verre, continue à boire; c'est-à-dire il achève ce qu'il avait commencé; mais cet homme est un ivrogne, et, malgré ses promesses, il continue de boire, c'est-à-dire il persiste dans ses habitudes d'ivrognerie. » (Dictionnaire de l'Académie)

L'Académie en fait une question de contexte. Pour elle, la préposition à convient à une action que l'on a commencée et qui continue, tandis que la préposition de marque une action habituelle. Là encore, l'explication n'en est pas une, puisqu'on prend la conséquence pour la cause et que l'on confond la description du monde réel avec un mécanisme linguistique. Il faut cependant reconnaître que l'Académie a du pif, et que ses exemples sont extrêmement bien choisis.

Pour y voir plus clair, regardons comment s'en tirent les autres langues, lorsqu'elles sont confrontées au même problème de communication. Mais pour les besoins de la cause, faisons appel au témoignage des verbes commencer et finir, qui sont les amis intimes du verbe continuer.

  • Je commence à manger.
  • Je finis de manger.
  • He started to eat. (Il a commencé à manger.)
  • He stopped eating. (Il s'est arrêté de manger.)
  • Cominciate a mangiare. (Commencez à manger.)
  • Fermatevi di mangiare. (Arrêtez de manger.)

Le français, l'anglais et l'italien prennent soin de bien marquer la différence entre une action qui commence (tout est encore possible) et une action qui se termine (elle porte nécessairement sur quelque chose de prédéterminé et de sous-entendu). Dans une phrase telle que « j'arrête de manger », le mot « arrêter » ne peut avoir été pensé avant le mot « manger ». Pour indiquer que l'ordre de la phrase va à l'envers de l'ordre de la pensée, le locuteur fait appel à des marqueurs particuliers, lorsque cela est possible dans sa langue. Selon Adamczewski, une forme telle que « he stopped to eat » est agrammaticale : pour indiquer le renversement entre l'ordre de la phrase et l'ordre de la pensée, l'anglais utilise obligatoirement la forme dite progressive (le français utilise de et l'italien di).

Essayons maintenant d'infirmer la thèse d'Adamczewski à l'aide de contre-exemples.

  • 1. Start talking! (Mets-toi à table!)
  • 2. Yesterday he started eating for the first time in two months! (Hier, il s'est remis à manger pour la première fois depuis deux mois!)

Dans les deux exemples que nous venons d'énoncer, la contradiction n'est qu'apparente. Dans la phrase 1, nous savons déjà que le suspect est là pour déballer son sac à l'inspecteur. L'idée de parler précède, dans l'esprit des deux interlocuteurs, l'idée de commencer. Dans la phrase 2, c'est le même principe qui est en jeu, puisqu'on s'intéresse d'emblée à la notion de manger. Quant au français, il n'autorise pas la préposition de dans cette construction, aussi laisse-t-il l'interlocuteur se débrouiller avec le contexte (« remis »). Ces exemples confirment donc la thèse d'Adamczewski, et montrent que la forme dite « progressive » porte mal son nom.

Une page du cahier de japonais

Ce long préambule avait en fait pour objet de préparer le terrain à la description d'étranges tournures japonaises que notre respectée sensei nous a fait découvrir aujourd'hui. Avant de présenter nos deux petits exemples, il est utile de préciser le sens de trois mots japonais très courants et particulièrement faciles à retenir. Tous les adeptes des arts martiaux japonais connaissent bien les consignes hajime! (commencez!) et yame! (arrêtez). Sachons aussi que le mot manger se traduit en japonais par tabe (comme « à table! »).

  • … tabe hajimemasu. (Commencer à manger.)
    食べ始めます。
  • … taberuno o yamemasu. (Arrêter de manger.)
    食べるのを止めます。

À première vue, nous sommes en présence d'une différence de construction que l'on qualifie trop souvent d'idiomatique, surtout lorsqu'on se bat avec une langue exotique (pour qui?). Mais le cerveau japonais ne fonctionne pas différemment de celui des autres Homini sapienses. Pour les Japonais, comme pour nous, l'ordre du message parlé ne peut toujours correspondre à celui de la pensée, et ce phénomène fait partie intégrante du message à transmettre. D'où l'étrange asymétrie entre les paires de construction des verbes commencer/finir (et leur synonymes) dans des langues très diverses.

— Il continue à faire l'idiot.
— Continue de faire l'idiot et tu auras une bonne paire de claques!

En conséquence, et jusqu'à preuve du contraire, je continuerai de faire mes exercices de japonais lorsque mon sensei me l'ordonnera (la préposition de ne marque pas l'habitude mais la confirmation d'un comportement attendu, de part et d'autre).

2 commentaires:

Johannes a dit...

Très intéressant, merci beaucoup!

Anonyme a dit...

intéressant. juste une petite chose.
pour les contre exemple avec le passage de l'anglais en français, "start talking" ne veut pas du tout dire "mets toi à table" mais "commence à parler!"