La première langue du monde
Les Dossiers de la Recherche, No 34, février 2009, p. 40
« Au Ve siècle avant notre ère, Hérodote raconte que Psammétique, roi d'Égypte, voulut savoir quel était le plus vieux peuple du monde. Il tenta pour cela de découvrir la langue originelle grâce aux premiers mots que prononceraient les enfants isolés de tout contact avec une langue humaine. Il prit deux nouveaux-nés et le fit élever parmi ses troupeaux, ordonnant d'empêcher qui que ce soit de prononcer un seul mot en leur présence, de les tenir enfermés dans une cabane dont l'entrée serait interdite à tout le monde et de limiter aux repas leurs interactions avec leur entourage. Ces enfants ne se mirent jamais à parler. »
(Les Dossiers de la Recherche, No 34, février 2009, p. 40)
Or, Hérodote précise bien que « ce moyen lui réussit (τά περ ὦν καὶ ἐγένετο) ». C'est le moins qu'on pouvait attendre d'une histoire aussi merveilleuse. La version proposée par Les Dossiers de la Recherche paraît quelque peu suspecte. Consultons plutôt l'original du grand maître Hérodote.
Comme il ne parvenait pas, malgré toutes ses recherches, à trouver le moyen de déterminer qui furent les premiers parmi les hommes, Psammétique eut recours à l'artifice suivant. Il confia à un berger deux enfants nouveaux nés, d'humble origine, afin qu'ils fussent élevés auprès du troupeau de telle façon : personne ne devait prononcer une parole devant les enfants, qui devaient rester enfermés seuls dans une cabane isolée. Le berger les conduirait aux chèvres, à l'heure voulue, puis, lorsqu'ils seraient rassasiés de lait, vaquer à ses autres tâches.
Psammétique donna ces ordres afin d'entendre les premiers mots qui seraient sortis de la bouche des bambins, quand ceux-ci quitteraient l'âge des sons inarticulés. Et ce moyen lui réussit.
De fait, deux ans s'étaient écoulés depuis que le berger exécutait ces ordres lorsque, après qu'il eut ouvert la porte et qu'il fut entré dans la cabane, les bambins se jetèrent à ses pieds en criant le mot « bécos » tout en lui tendant les mains. Au début, le berger, bien qu'ayant tout entendu, ne fit pas un geste. Mais par la suite, comme il allait s'occuper régulièrement des bambins, et que ceux-ci répétaient fréquemment ce mot, le berger en avertit son maître, qui ordonna qu'on les lui amène.
Quand Psammétique eut lui-même entendu les enfants de vive voix, il ordonna qu'on recherche qui, parmi les hommes, appelle un objet du nom de « bécos »
Hérodote, Histoires, Livre 2.
Et que voulait dire « bécos »? Dans une histoire aussi réussie, ce mot ne pouvait désigner que l'objet le plus vital, le plus chéri, le plus sacré : le pain. Et ce mot ne pouvait être banalement égyptien, puisque l'expérience se déroulait en Égypte. En fin de compte, « bécos » était un mot phrygien, et la Phrygie, pays trop petit pour susciter les jalousies et suffisamment connu des dieux pour mériter le respect (Midas y avait régné) était un candidat idéal au titre de première patrie de l'humanité.
La version de l'histoire des bambins publiée dans le magazine Les Dossiers de la Recherche est d'autant plus surprenante qu'elle est tirée d'un ouvrage universellement connu, et qui a servi de livre de chevet à des générations de gens d'esprit, de Montaigne à Frédéric Mistral, en passant par Danton, Napoléon et Louis-Philippe.
Le récit d'Hérodote est disponible (en grec et en français) sur le site L'antiquité grecque et latine. La lecture des neufs livres d'Hérodote constitue sans doute un des plus grands délices de la vie sur terre. Au fil des pages, on finit par accompagner l'écrivain dans ses périples et à côtoyer familièrement des hommes qui, bien que disparus depuis 2500 ans, ne sont pas très différents de nous.
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