2008-07-03

La mort du cochon


Ping'an (Guilin)
Photos: Renaud Bouret

Hier soir, en remontant, un peu pompette, l'escalier d'ardoises qui mène au café des Artistes, j'aperçois dans l'obscurité deux formes claires, massives, bien arrondies, grisâtres. Deux gros sacs de riz, sans doute, mais pourquoi voit-on tant de sacs de riz industriel dans ce pays aux mille rizières?

Voilà la question que je me pose, ce matin, tout en dégustant les tranches de lard bien fraîches de mon petit déjeuner. Je m'étais d'abord levé à l'aube avec l'intention de sortir faire un tour au village, mais j'avais dû battre en retraite devant les portes cadenassées de l'auberge. Dès six heures, le coq d'en face s'était mis à chanter. En soi ce n'est pas un motif suffisant pour se réveiller, mais le drôle, en véritable auteur-compositeur-interprète, alternait les refrains – vingt cocoricos espacés d'une douzaine de secondes – et les silences – quelques bonnes minutes, de quoi se faire oublier avant de rechanter de plus belle. Nos réveils modernes les plus efficaces sont d'ailleurs bâtis sur ce même modèle, comme quoi l'homme n'a pas fini d'imiter la nature.

On vient de retirer l'antivol de la double porte vitrée.

À quoi bon persister à dormir devant une invitation galline aussi pressante. Allons humer l'ambiance des ruelles du petit matin. Au pied de la cage d'escalier, je me heurte à la porte cochère de l'immeuble, solidement verrouillée. Rien de plus normal, passons par la porte fenêtre qui donne sur la réception. J'ai beau pousser, tirer, faire glisser, pas moyen d'ouvrir. J'aperçois alors le petit cadenas qui la bloque. Je pourrais facilement démolir cet obstacle purement symbolique, mais je préfère tambouriner sur la vitre, sans succès. De toute façon, même si je réussissais à passer dans le lobby, je me heurterais alors à la double porte vitrée qui s'ouvre — théoriquement — sur la ruelle. Or, cette porte a les poignées entravées par le classique antivol de bicyclette.

Rien à faire, je suis prisonnier. J'explore la salle à manger du deuxième étage. J'y trouverai peut-être, allongé sur une banquette, un gardien de nuit dur d'oreille et insensibilisé au chant du coq. C'est moins rare qu'on ne croit. Mais pas le moindre signe de vie. La cuisine adjacente, aux parois recouvertes de graisse refroidie, est aussi déserte. J'ai l'impression que le personnel est allé dormir ailleurs et m'a enfermé dans l'auberge pour la nuit. Remontons chez nous.

Depuis ma chambre du quatrième, les rizières en terrasse sont à peine visibles, malheureusement. Parmi les trois chambres du couloir, celle avec vue, celle avec une douche en état de marche et celle avec un téléviseur non défectueux, j'ai choisi celle avec la douche. Tant pis pour les rizières, mais, par contre, je puis apercevoir clairement la ruelle en contrebas. Que s'est-il donc passé hier soir dans cet obscur dédale? Deux gros sas de riz, vraiment? Non, on aurait plutôt dit deux cadavres. Je m'étais approché prudemment, dans le silence de la nuit, et j'avais découvert deux cochons gisant sur le ciment, les pattes attachées. Quelques soubresauts... Ils sont vivants. Mais peu optimistes.

Huit heures du matin, aujourd'hui. Je redescends vers les lieux du crime. L'ardoise d'une marche est tachée de sang encore frais. Sur la petite plate-forme, je retrouve un des deux porcs couchés, presque rose en pleine lumière, entouré d'un chapelet de crottes qui souligne l'absence de son congénère. Le pauvre diable n'est pas loin, car, sur le palier d'en face, le boucher l'a suspendu à un crochet après l'avoir décapité. Le brave travailleur s'affaire à extraire les tripes, qu'il transvase avec application dans une bassine en étain. La tête du cochon gît sur le sol, avec un étrange rictus. Je salue le boucher, qui me répond d'un sourire complice, fier du devoir accompli. Que de réjouissances en perspective, tous ces jambons, lardons, rognons et saucissons, qui n'attendaient que ce jour pour se concrétiser.

Pauvres cochons, pensez-vous? En voici d'autres, justement, sous un hangar au pied du ravin, avachis, vautrés, paresseux, vulgaires, méchants même. Presque roses, sans poils et vicieux. Une vraie lie de l'humanité. Le maître s'approche de la porcherie avec sa pâtée, et les grosses bêtes reprennent vie. On grogne, on se démène, on se bouscule. Les plus forts mordent même les plus faibles pour avoir la meilleure part du banquet. Tant pis pour eux, ceux-là seront mangés les premiers.

De retour à l'auberge. Notre voisin, le marchand de viande, a dressé son étal dans la rue étroite. Les morceaux sont posés à même la planche. Seraient-ce déjà les morceaux de mon pauvre cochon. Bientôt cuits, bientôt mangés, bientôt digérés. Allons, ne traînons plus, mon petit déjeuner m'attend.

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