Petit mais grand
L'émission estivale de France Culture, Mythophonies (ou Mythographies?) se veut une suite aux Mythologies de Roland Barthes, adaptée à la réalité d'aujourd'hui. Un ami me recommande chaudement le podcast de cette émission. Or, les podcasts de France Culture, de la Radio suisse romande et de bien d'autres stations de radio, c'est le remède miracle à la solitude et à l'ennui modernes. Ils peuvent nous tenir compagnie en toute occasion, sur le chemin de l'école, dans la chambre de torture du gymnase, au cours d'un voyage interminable, et pendant les nuits d'insomnie.
Boire une petite bière dans un petit bistrot
Dessin de Renaud Bouret - 1983
Je tombe sur la quatorzième émission de la série, qui porte sur l'utilisation du mot petit, lorsqu'il n'a rien à voir avec la taille. On présente d'abord la situation, à l'aide de quelques exemples, et on se demande pourquoi ce « petit » mot est si facilement employé à toutes les sauces (fragment 1, en annexe). On propose ensuite quelques éclairages, dont une explication psychologique reliée au consumérisme individualiste (fragment 2) et une explication politique reliée à la fin du monde bipolaire de l'après-guerre (ajout au fragment 6). Le problème de cette analyse vient du fait que des expressions telles que un petit dessert, une petite réunion, un petit congé ne datent pas d'hier, et qu'il est donc vain de vouloir les expliquer à la lumière de la réalité d'aujourd'hui.
Remarquons d'emblée que, dans les trois exemples que nous venons de proposer, le mot petit est justement utilisé parce qu'il ne fait manifestement pas référence à la taille de l'objet considéré. La situation serait plus ambiguë si je disais “Je mangerais un petit gâteau.” S'agit-il du gâteau que je désire et qui me ferait bien plaisir, ou tout bêtement d'un gâteau de petite taille? Si mon intention est de faire appel à la complicité de mon interlocuteur, si je cherche à lui confier “Tu sais, dans un moment comme celui-ci, j'ai toujours envie d'un gâteau, n'est-ce pas?”, je peux lever l'ambiguïté en rajoutant un bien ou un bon, ou les deux (voir notre précédent billet sur le sujet) : “Je mangerais bien un bon petit gâteau.” Si je veux, par contre, indiquer simplement qu'il s'agit d'un gâteau de petite taille, d'une portion individuelle, je pourrais supprimer le conditionnel : “Je veux un petit gâteau.”
- 1. Après, on ira prendre un petit café dans un petit restaurant.
- 2. Trois petites notes de musique.
- 3. Une petite minute!
- 4. Un petit commerçant.
Selon les explications officielles, le mot petit vise souvent à rajouter une touche de gentillesse, de bienveillance (exemples 1 à 3 ci-dessus). C'est une sorte de diminutif mignon, tendre, familier (¿un cafecito, mi amor?). Les mêmes explications officielles soulignent cependant que le mot petit peut également être méprisant (exemple 4). On y perd son latin : trop d'explications ne constituent pas une explication. Réglons d'abord le cas de l'exemple 4 : petit commerçant y forme un concept unique, un tout indissociable, c'est d'ailleurs pourquoi l'adjectif précède le nom. On dit un petit commerçant comme on dit une grande surface, et on pourrait remplacer ces expressions par des mots uniques : un boutiquier, un supermarché. Le mot petit n'est donc pas ici un adjectif qualificatif. Tout bien réfléchi, l'exemple 4 de notre liste n'a aucun rapport avec le sujet que nous traitons ici. La question n'est d'ailleurs pas de savoir si le mot apporte une connotation positive ou négative. Elle relève plutôt de ce qui est présupposé, implicite, convenu entre les interlocuteurs. Le mot petit est ici un mot vide, un mot qui sert à construire le message, un mot à ne pas confondre avec l'adjectif qualificatif petit, qui sert à décrire le monde. Les trois premiers exemples auraient pu, de façon moins éloquente, s'écrire ainsi :
- 1. Si on allait prendre un café ensemble, tout à l'heure? Je sais que tu trouveras ça sympathique, et d'ailleurs on va choisir un endroit où on sera bien.
- 2, Une belle chanson, comme nous les aimons.
- 3. Tu sais bien que tu ne peux pas filer comme ça, avant que nous ayons tout réglé.
Il n'est pas difficile de retrouver un emploi similaire du mot petit chez nos auteurs classiques et modernes :
- Tu ne saurais trouver dans ta tête, forger dans ton esprit, quelque ruse galante, quelque honnête petit stratagème, pour ajuster vos affaires? (Scapin) (Petit joue ici le rôle d'un clin d'œil.)
- L'est seulemente pour le donnair une petite régal sur le dos d'une douzaine de coups de bâtonne, et de trois ou quatre petites coups d'épée au trafers de son poitrine. (Scapin) (Molière joue ici sur les deux fonctions du mot petit pour accentuer le comique.)
- M. Swift est Rabelais dans son bon sens, et vivant en bonne compagnie; (…) mais, pour le bien entendre, il faut faire un petit voyage dans son pays. (…) Je vous ai touché un petit mot de leurs philosophes. (Voltaire, XXIIe lettre philosophique) (Il ne s'agit pas d'un court voyage, mais d'un voyage nécessaire. Le mot n'était pas court mais approprié.)
- C'est une petite fortune sûre à Paris pour un géomètre, pour un chimiste, qu'une place à l'Académie. (Voltaire, XXIVe lettre philosophique) (La fortune n'est pas petite mais certaine.)
- Et cependant, quatre sergents à cheval qui viennent de se poster aux quatre côtés du pilori ont déjà concentré autour d'eux une bonne portion du populaire épars sur la place, qui se condamne à l'immobilité et à l'ennui dans l'espoir d'une petite exécution. (Victor Hugo, les Misérables) (Une exécution n'est jamais petite, mais elle peut être attendue.)
- Aux sourires, aux petits signes d'intelligence de madame Aloïse, aux clins d'yeux qu'elle détachait vers sa fille Fleur-de-Lys, en parlant bas au capitaine, il était facile de voir qu'il s'agissait de quelque fiançaille consommée, de quelque mariage prochain sans doute entre le jeune homme et Fleur-de-Lys. (Victor Hugo, les Misérables) (Il s'agit clairement de signes de connivence et non de signes de petite taille.)
- Madame Descoings voulut égayer madame Bridau, elle la fit aller souvent au spectacle et en voiture, elle lui composa d'excellents petits dîners, elle essaya même de la marier avec son fils Bixiou. (Balzac, Scènes de la vie de province) (Ces petits dîners étaient probablement de gros gueuletons bien de chez nous.)
- Si vous vouliez faire une petite promenade en attendant le dîner, qui ne sera servi que dans une heure, nous vous montrerions la grande curiosité de la ville? (Balzac, Scènes de la vie de province) (La promenade ne sera pas courte, mais elle sera doublement utile.)
Annexe : Transcription de passages de l'émission Mythophonies
Fragment 1. Pourquoi le petit
(…) Par exemple dans cette phrase “Si on se faisait une petite omelette”. Ou dans un café si vous demandez par exemple Vous pourriez m'amener un petit verre d'eau”
Ce petit qui a contaminé le langage. C'est vraiment l'exemple d'une contamination du langage par le petit. Et au fond, ce petit on ne peut pas l'employer pour tout, évidemment, et donc ça pose la question de qu'est-ce qui est grand. On peut dire “Je me ferais bien un petit film” mais on ne pourrait pas dire “Tiens si on se regardait un petit documentaire sur la Shoah”. Ça n'est pas possible, on ne peut pas. Et donc voilà, il y a comme ça cette reconfiguration du petit et du grand. Qu'est-ce qui est à notre portée et qu'est-ce qui est dans la démesure. (Mythophonies, Fragment 1, France Culture, 2008-08-07)
Fragment 2. Modération de la société pulsionnelle
Dans un système de pensée classique, bourgeoise ou aristocratique, il est interdit de montrer la pulsion. Maintenant, dans une société où le désir et la pulsion, ou la jouissance, sont devenus une sorte d'impératif catégorique, qu'est-ce l'on fait pour modérer la violence qui naît de cette expression de la pulsion. Quand on est obligé de jouir, comment est-ce qu'on fait pour ne pas montrer la pulsion? Alors on a besoin d'une sorte d'embrayeur de langage pour que ces désirs s'agencent plus ou moins pacifiquement, pour faire la paix finalement. Le petit, ça fonctionne de cette manière comme une sorte de police du désir. C'est une sorte d'euphémisation du désir. Petit, c'est une minoration des pulsions. Parce que quand on dit petit, par exemple, on dit “Je vais m'acheter un petit top”. C'est pas la taille qui est visée, hein, l'ajout petit ça dit pas que l'habit acheté est trop étroit ou trop petit. Il ne dit rien de la taille de l'objet. Le petit ça opère selon une autre modalité. C'est, dans cette société du tout pulsionnel, donc de la consommation, une manière de modérer, de timorer l'expression du désir. Au lieu de dire “Je veux ça”, ou “Je désire ça”, on dit “Je voudrais ce petit ceci ou ce petit cela”. Et donc on voit finalement comment ce petit rend la cohabitation des pulsions exacerbées possibles. (…) (Mythophonies, Fragment 2, France Culture, 2008-08-07)
Ajout au fragment 6. Les petites phrases en politique
Il y a une sorte de narcissisme de l'espèce humaine qui a fait qu'on a pensé pendant longtemps les choses en termes de grand, de grand récit, de grande œuvre, de grandes choses, de grandes transformations. (…) Ce à quoi se réduit la politique, c'est la petite phrase. Et la petite phrase elle dit quelque chose d'assez juste de notre place dans le monde aujourd'hui, c'est-à-dire une façon de s'adapter au milieu, une sorte de mode d'être dans la bulle, dans la bulle médiatique surtout, c'est à dire où on a une sorte de jeu qui consiste à remplacer le discours qui fait sens, hein le grand discours qui fait sens, par la petite phrase qui fait signe, et où on a donc une occupation de l'espace médiatique avec des petites phrases, des petites phrases qui se moquent, qui fustigent, qui sont finalement des figures dénarcissisées de l'impuissance et de la mondanité réduite*. (Mythophonies, Ajout au fragment 6, France Culture, 2008-08-07)
Note
* Nota : Cette expression pourrait se traduire de façon encore plus explicite par : impotendis reductionibus mondanitatemque figurae anarcissiseodidae sp. et cuisinae ou, mieux, par
无水仙的数字无力感和世俗的减少, qui est probablement encore plus claire que la précédente.
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