2006-12-03

La clé de Monsieur Bai

Monsieur Bai joue du violon à deux cordes. Monsieur Bai attend, dans le lobby, l'arrivée du serrurier.

Chaque fois que je passe devant le comptoir du pavillon, les jeunes employées de l'auberge rougissent. Quand je tourne le coin pour emprunter la cage d'escalier vitrée, je les vois masquer un fou rire derrière leurs mains. Je dois être le seul à les saluer tous les jours, mais elles sont bien trop timides pour engager la conversation.

Jeudi après mon cours. Je surprends l'une d'elles, Fleur-de-prunier, en train de se maquiller furtivement. Pas même le temps de cacher son matériel sous le comptoir. Cette fois, c'est moi qui ris.

Vendredi. « Bonjour Fleur-de-prunier, j'aimerais bien utiliser la machine à laver du pavillon. » Fleur-de-prunier est un peu fripée ce matin, après sa nuit de permanence sur la banquette du cagibi. « Pour la lessive, montez au dernier étage, il y a deux machines. Vous ne devez pas utiliser l'automatique. » Elle est réservée aux membres du Parti? Tout cela est compliqué, je continuerai à laver à la main.

J'ai de plus en plus de mal à déverrouiller la porte de ma chambre.

Samedi. « Mesdemoiselles, ma clé ne fonctionne vraiment plus, j'ai beau y mettre toute ma douceur coutumière, la serrure résiste obstinément. » « Pas grave Monsieur, on a un double nous aussi. » Une des filles monte à ma chambre, glisse sa clé, ouvre ma porte en un tournemain. Et voilà, c'est tout simple. Petit éclat de rire habituel. J'ai l'air d'un grand nigaud.

« Minute, Mademoiselle, essayez quand même ma propre clé. » Je prie pour que la demoiselle échoue, ma réputation est en jeu. Ouf, la serrure est toujours rétive. Au lieu d'en perdre, de la face, j'en gagne. Très bien, ça se saura dans l'immeuble.

Lundi. Même le double de la clé ne fonctionne plus. Cette fois, on décide de changer carrément la serrure. Le plombier-menuisier-serrurier de l'auberge viendra dans la matinée.

De retour de la cantine. Fleur-de-Prunier me hèle au passage. « Monsieur Bai! Monsieur Bai! le serrurier est chez vous. » Sa collègue pouffe. « Qu'est-ce qui vous faire rire, mademoiselle? » « Vous n'entendez pas les coups de marteau, c'est le serrurier qui se bat avec votre serrure depuis un quart d'heure. » En effet, le sympathique maître-artisan décide d'employer les grands moyens et frappe à coups de burin sur ma porte. Après la sieste, il revient me poser une serrure toute neuve. La nouvelle clé me semble bien légère. Du fer-blanc, sans aucun doute.

Mardi. J'arrête régulièrement au comptoir pour échanger quelques amabilités avec les filles. « Monsieur, vous êtes gentil. Vous nous saluez chaque fois que vous passez. Nous on salue tous les pensionnaires étrangers mais ils ne répondent jamais. » « C'est vrai, renchérit la collègue, ça les fait même grogner. » Et de donner une petite démonstration. Elles pouffent encore de rire, en se couvrant toujours la bouche de leur main.

Mercredi après-midi, de retour du cours d'histoire, je m'arrête sur le palier. « Monsieur, regardez dehors, dans la cour, c'est une Canadienne arrivée aujourd'hui, une compatriote à vous. Vous, au moins, elle va sûrement vous saluer. » « Si c'est vraiment une Canadienne, fais-je remarquer par un excès de pessimisme auquel sont parfois sujet les célibataires non endurcis, je vous parie qu'elle fera même semblant de ne pas me voir. » Et voici la Canadienne qui entre dans l'auberge. Justement, elle bifurque vers notre pavillon. Et elle grimpe déjà les marches. Je fais un clin d'œil aux copines du comptoir. Dès qu'elle aperçoit le mâle inconnu que je suis, la Canadienne a un réflexe instantané : sa tête se détourne et son visage prend un air hostile. La voilà qui passe devant les filles éberluées et qui tourne l'escalier. Les bruits de pas s'éloignent. « Monsieur, s'étonne Fleur-de-Prunier, elle vous a complètement ignoré, comme si vous étiez invisible. » Entre-temps, la collègue, méthodique, vérifie ses fiches : « C'est bien une Canadienne. Pourquoi marque-t-elle ses distances avec autant de force? Vous avez de drôles de coutumes dans votre pays. Si j'étais en voyage, je serais contente de croiser des compatriotes, ce sont bien les premiers sur qui on peut compter en cas de problème. »

Jeudi. Il me semble que ma clé se tord. Soyons délicat et tâchons de la faire durer jusqu'à la fin du mois. Aujourd'hui, Fleur-de-prunier a pris congé, après sa nuit de garde.

Vendredi. Catastrophe! Ma nouvelle clé s'est cassée dans la serrure. La tige est demeurée coincée et l'anneau m'est resté entre les doigts. Cette fois, plus question d'utiliser le double qui se trouve au comptoir de l'étage. Pourvu que le problème soit réglé avant la nuit, car nous partons demain en excursion. Et pour le moment, impossible de pénétrer dans ma chambre. J'avise la réception et, pour tuer le temps, je file à l'amphithéâtre du professeur Liu. Car, chaque vendredi, cet éminent économiste donne un cours sur la mondialisation, et il permet à n'importe qui d'y assister. La salle est comble, comme d'habitude. Surtout des binocleux et des-cheveux-en brosse, mais aussi quelques jolies étudiantes de la faculté de physique. J'aperçois même Fleur-de-prunier dans l'assistance, et je vais lui dire bonjour à la sortie de la conférence. La cachotière profite de son jour de congé pour aller s'instruire! Malgré sa timidité et ses joues rouges de confusion, elle ne peut s'empêcher de se moquer de moi.
— Alors, Monsieur, il paraît qu'on a encore des problèmes avec sa clé?

Sur le chemin du retour, je n'ai cessé de ruminer sur les causes fatales des incidents et sur leurs conséquences inévitables. On est peu de chose devant le destin. N'était-il pas prédéterminé, depuis le début, que ma nouvelle clé ne tarderait pas à se casser en deux? Où coucherai-je cette nuit, et comment pourrai-je préparer mon sac de voyage pour demain?

Fleur-de-prunier est de retour au travail, et elle m'a précédé à l'auberge. Elle a dû rentrer en vélo. D'ordinaire, les employés sont peu enthousiastes lorsqu'ils voient se pointer des clients à problème, comme moi. Mais Fleur-de-prunier arbore un large sourire.
— Monsieur, tout est réglé, ma collègue Xiao Wang va vous accompagner pour ouvrir la porte.
— Le serrurier est passé?
— Non, non, il est parti pour le week-end. Mais on a trouvé une solution.

La dénommée Xiao Wang me précède dans l'escalier, sans dire un mot. Nous voici devant la porte de ma chambre. Xiao Wang extrait le moignon de clé de sa poche, le colle sur l'entrée de la serrure, et s'efforce de l'ajuster à la tige restée coincée dans le barillet. Une fois les deux fragments de clé réunis, la serrure se rend sans résistance. Ma surprise passée, j'essaie à mon tour. Pas de doute, il suffit d'un peu de doigté pour déverrouiller ma porte. Je dirais même que je suis devenu le pensionnaire le mieux protégé de l'auberge, et peut-être de la Chine entière. Aucun étranger ne peut pénétrer chez moi, fut-il muni d'un double de ma clé ou d'un passe-partout. Seul mon moignon de clé, absolument unique au monde, peut désormais commander ma serrure.

(Toute coïncidence ou ressemblance avec des personnages réels n'est ni fortuite ni involontaire, car cette histoire est entièrement authentique. Seuls certains noms de personnes ont pu être modifiés.)

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