Trois hommes invitent une femme à dîner
À une époque où j'étais plus que célibataire, les amis avaient pris l'habitude de se réunir chez moi pour des soirées musicales. Malgré un ratio homme-femme plus que favorable — on comptait deux chanteuses pour un chanteur — le succès n'était pas toujours au rendez-vous, en ce qui me concerne. Aussi, proposai-je à mon collègue pianiste d'organiser de petits soupers « littéraires », cadre que je jugeais plus propice aux manœuvres de séduction. Nous devions composer une nouvelle à tour de rôle, que nous lirions, pendant le dessert, aux demoiselles que nous aurions invitées. Nous eûmes la chance, dès la première fois, de compter parmi nous une charmante jeune dame prénommée Danièle. C'est pour elle que j'écrivis cette petite histoire, et j'avais tapé dans le mille, car mon récit, admirablement déclamé par mon rival, fut fort apprécié par celle qui en était la principale protagoniste. Quant au salon littéraire, il se retrouva victime de son succès et fut dissout dès la réunion suivante. (1994)
Pluie fine. Soirée d'automne dans une grande ville de l'hémisphère nord. Sortie des écoles et des bureaux. Curzio somnole sur son siège. L'autobus rase les murs des jardins à vive allure, se riant des branches sauvages échappées de leur prison. Le bolide invincible fonce vers la banlieue.
De sa banquette surélevée, Curzio aperçoit ce qui est caché aux vulgaires piétons : la nudité des terrains vagues gorgés d'eau, l'intimité des salons perchés à mi-étage, les intérieurs déjà éclairés, les rideaux encore ouverts. Les sémaphores multicolores, qui scintillent sur la chaussée brillante, défilent devant la vitre. Des passants discutent en silence. Bien au chaud, Curzio est coupé du monde. Il court vers son destin.
Fraîcheur humide et calme. Curzio se tient debout, sur le bord de la route. Il attend le départ de l'exprès pour traverser l'ancien chemin du Roy, devenu un simple boulevard de sa vieille banlieue. Et bientôt, l'autobus a disparu derrière l'horizon. Une jolie femme marche sur le trottoir d'en face. Par bonheur, ils vont tous deux dans la même direction. Curzio s'en rapproche, petit à petit. Elle est de plus en plus belle.
Une rafale subite balaie la bruine. Un instant d'hésitation, et une averse éclate, sombre et drue. La jolie femme s'est mise à courir. Elle détale comme une proie soudain débusquée. Curzio est envahi par une excitation inconnue et vieille comme le monde. Il court en pensée derrière cette nouvelle compagne. Loin de sa banlieue et de son époque, il survole un sentier de chasse millénaire, sur un haut plateau battu par une pluie éternelle.
Il a suffi de quelques secondes, à peine, et la belle femme a disparu. Curzio, résigné, a enfin rejoint le seuil de la maisonnette qu'il partage avec son grand frère et son cousin. La porte d'entrée, qu'il s'apprêtait à pousser avec son pied trempé, s'ouvre d'elle-même. Curzio, intrigué, tombe alors nez à nez avec la jolie femme de la rue, qui lui sourit d'un air moqueur. Raoul, le grand frère, qui n'a rien perdu de la scène, fait les présentations depuis la cuisine.
— Ce soir nous avons une invitée de choix, crie-t-il à Curzio, que la jolie femme semble déjà connaître .
Un bruit lointain de bouteilles entrechoquées, suivi de quelques jurons bien choisis, témoigne de la présence du cousin Li dans la cave. Et dire que Curzio s'attendait à trouver la maison vide!
Raoul s'essuie les mains et s'approche de l'entrée.
— Emmène Danièle se faire sécher les cheveux, s'il te plaît.
Curzio acquiesce d'un simple regard. Il précède la jolie femme dans l'étroit escalier, il sent ses deux yeux qui l'observent, dans son dos. La chambre du jeune homme est la plus petite, mais c'est aussi la moins encombrée de la maison. C'est là que réside le séchoir du trio.
Assise sur le lit, Danièle projette le vent chaud sur ses cheveux, avec naturel et volupté. Ils se regardent. Danièle prend la main de Curzio et le fait asseoir à ses côtés. De temps en temps, elle tourne le séchoir vers lui tout en le coiffant avec ses doigts. Pendant quelques minutes, le destin les a réunis côte à côte, dans une même préoccupation. Ils ont partagé le même plaisir simple. Et chacun a humé le parfum de l'autre.
Le dîner est commencé, sous la direction du grand frère Raoul, l'élégant, le spécialiste des eaux de toilette de classe et des lunettes fumées. Raoul pousse l'amour de soi jusqu'à faire du sport. Comme le cousin Li, Raoul est un adepte des arts martiaux. C'est d'ailleurs ce qui leur a permis tous deux de rencontrer et d'inviter Danièle.
Raoul a préparé le repas. Le cousin Li fait le service. Danièle se sent bien, entourée de ces deux hommes qui la désirent. Ça se voit. Raoul profite des absences de son cousin pour attaquer. Mais Li, de la cuisine, s'arrange, par son remue-ménage, pour distraire l'adversaire et briser ses offensives. C'est une lutte courtoise, où les trouvailles d'esprit abondent. Spectacle d'autant plus intéressant pour Curzio que, à l'écart du combat, il peut admirer Danièle tout à son aise.
On mange, on arrose, on allume les chandelles. Les deux hommes évoquent leur première rencontre avec Danièle, devant le gymnase de l'Université. Le portail de la cour était entrouvert. Li, usant de son sens habituel de la stratégie, avait fait entrer la jeune femme, avec une galanterie non dissimulée, avant de laisser le battant se refermer bruyamment sur le nez de Raoul. Ce dernier, remettant sa colère à plus tard, s'était mis à faire le tour du mur d'enceinte au pas de course et avait rejoint les autres devant la porte d'entrée du bâtiment principal.
Cette porte était d'ailleurs fermée à clé. Tout fier de son premier succès, Li se mit à escalader vivement la façade, jusqu'à une fenêtre entrouverte du deuxième étage, par laquelle il comptait s'introduire. Pendant ce temps, Raoul, peu porté à faire étalage de sa force brute, avait réussi calmement à crocheter la serrure sous le regard admiratif de Danièle. Match nul.
Le repas est terminé. Dehors, la nuit est noire. La rumeur des véhicules se fait plus lointaine. On fume, on verse le cognac. La conversation devient plus intime. Maintenant, on parle de l'amour (en théorie) et du plaisir (en réalité). Curzio est enchanté. Il écoute. Il regarde. Il découvre un sentiment nouveau. Il désire Danièle, qu'il sent déjà proche de lui. Son enthousiasme envers les autres convives l'aveugle d'abord, mais peu à peu, il voit clair dans leur jeu.
Raoul tient le rôle de l'homme raffiné, qui ne se prend pas au sérieux et qui cache ses qualités. Li est plus intelligent et moins épanoui qu'il veut bien le laisser croire. Tous les deux rêvent de se retrouver bientôt dans les bras de Danièle, sur son corps nu, au creux d'un lit.
Et que pense Danièle? Se contentera-t-elle de l'ivresse d'être désirée par les deux hommes qui l'entourent? Se résignera-t-elle à sacrifier l'un pour avoir l'autre? En ce moment, s'imagine-t-elle dévêtue dans la cave, alors que Li la prend avec un mélange de rudesse et douceur. Est-elle plutôt en train de se soumettre en songe à Raoul dans la cuisine et de lui donner un plaisir dont il ne soupçonnait même pas l'existence?
Il est bien tard déjà. Dehors, sous la pluie, quelques problèmes de mécanique mobilisent les esprits. Raoul et Li tentent de faire démarrer leur vieille auto à la lueur d'une torche. Danièle, qui retenait le capot, a reçu le contenu de la gouttière sur la tête. Elle est trempée jusqu'aux os. Apparemment, ils ont tous trois renoncé à leurs beaux rêves, du moins pour ce jour-là. Que s'est-il passé?
On fait venir Curzio. Il est chargé de procurer du linge sec à Danièle, pendant que les deux cousins finissent de réparer le moteur. Curzio et Danièle se retrouvent à nouveau seuls dans la chambre du haut. Elle, semble un peu découragée. Lui, a l'air très alerte. Après avoir choisi et fait approuver des vêtements de rechange, Curzio referme son armoire et commence tout naturellement à aider Danièle à se déshabiller.
Elle se laisse faire distraitement. Chandail et chemise sont ôtés. Un moment d'hésitation. Curzio lui enlève son soutien-gorge. Le silence se fait plus pesant. Les coeurs battent plus fort. Le cap est franchi. Curzio essuie les épaules et la poitrine avec une grande serviette blanche. Elle est bientôt nue, debout, devant lui. Les yeux de Curzio remontent le long du corps de la jeune femme. Leurs regards se soudent. Les corps se rapprochent.
Pluie fine. Soirée d'automne dans une grande ville de l'hémisphère nord. L'autobus a disparu derrière l'horizon. Une jolie femme marche sur le trottoir d'en face.
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