2006-12-30

La machine infernale

Savoir Outaouais, Automne 2006, p. 24 Savoir Outaouais, Automne 2006, p. 24

Avis : Les textes publiés dans cette section, intitulée Polémique, proposent des réflexions et non des opinions; des hypothèses et non des certitudes; un éclairage particulier et non une vue d'ensemble. Les arguments avancés méritent d'être critiqués et non d'être censurés. (Giordano Bruno)

Sommes-nous déjà entrés dans l'ère de la post-démocratie? Arrestations secrètes, prisons fantômes, zones de non-droit. Si la lutte au terrorisme peut justifier tant de mesures d'exception, c'est aussi grâce à la complicité tacite du peuple. Un résident d'Ottawa est kidnappé par la gendarmerie, déporté en Syrie, torturé pendant un an. Tant que des soupçons pesaient sur lui, on ne s'inquiétait guère de son sort. C'est seulement depuis que l'on s'accorde à reconnaître son innocence présumée que la presse et ses lecteurs se scandalisent des tourments du pauvre homme, me fait remarquer un des mes collègues. Par contre, lorsqu'ils concernent les vrais coupables, les arrestations arbitraires, les condamnations sans procès et les traitements inhumains sont désormais considérés avec un certain détachement.

Dans cette atmosphère de retour à la chasse aux sorcières, un des sports favoris des sociétés humaines, même les plus « avancées », quoi de plus normal que de voir l'Université du Québec en Outaouais mettre au point une invention extraordinaire, grâce à une généreuse subvention publique de 600 000 $ : la machine à traquer les pédophiles (Savoir, vol. 6, no 2, Automne 2006). Si les terroristes sont le plus souvent contenus hors de nos frontières, les pédophiles, eux, sont des ennemis de l'intérieur, anonymes, insaisissables. La menace suprême. Puisqu'ils peuvent ressembler à n'importe qui, n'importe qui peut être des leurs. On a déjà connu ce genre de tactique : des agitateurs chrétiens déguisés en honnêtes citoyens romains, des cathares travestis en catholiques, des écrivains communistes œuvrant à Hollywood, des Martiens totalitaristes infiltrés dans l'enveloppe d'un Terrien. Et maintenant, les prédateurs sexuels! Le monde attendait, en retenant son souffle, une parade contre ces nouveaux monstres dissimulés sous le masque de la normalité.

Arrive la machine miraculeuse construite dans les sous-sols de l'Université. Le cobaye, portant un casque de vision, est immergé dans un environnement virtuel : un salon où se promène une personne nue. Selon le professeur R., chef du projet, « un sujet normal […] va regarder bien moins souvent le sexe [d'un enfant nu] qu'un pédophile le ferait. » Il fallait certes détenir un doctorat pour faire une telle découverte. Grâce aux 600 000 $ de subvention, le casque en question est muni d'un capteur de fixations et de déplacement oculaires. L'ordinateur, ce dieu neutre et savant, pourra donc rendre un verdict. Dans une version ultérieure, on peut imaginer que le sujet qui aurait regardé trop de bites virtuelles impubères sera illico transféré, cybermanu militari, à la chambre d'émasculation. Le tyran syrien qui s'amuse à torturer nos concitoyens d'Ottawa pourra aller se rhabiller. Et les romans d'Orwell et de H.G. Wells commenceront à se démoder.

Mais ce n'est pas tout. Le professeur R. ajoute que, grâce à sa machine : « outre l'analyse du regard du sujet, le spécialiste dispose d'un pléthysmographe pénien », expression gréco-latine que l'on pourrait traduire en langue vulgaire par « bandomètre ». Pour faire bonne mesure, et pour ne négliger aucun coupable en puissance, les éminents savants ont aussi inventé le photopléthysmographe vaginal. Avouons que le mot, à lui seul, justifie la somme de 600 000 $ gracieusement accordée par les contribuables à l'auguste université.

Évidemment, des problèmes d'éthique peuvent se poser, aussi l'équipe de chercheurs a-t-elle trouvé la parade : « En utilisant une image 3D, on évite un problème d'éthique, celui de montrer des photos d'enfants qui ont déjà été victimes », ajoute l'article. Car, pour ces éminents spécialistes, il faudrait distinguer la photographie des enfants ordinaires de celle des enfants victimes. Ceux-ci représentent, aux yeux de certains psychologues, un appât de choix pour harponner les pédophiles. D'ailleurs, puisque les bourreaux actuels sont souvent d'anciennes victimes, les victimes actuelles ne seraient-elles pas de futurs bourreaux en puissance?

Nous montrerons, dans un article ultérieur, en quoi ce genre de sophisme repose sur une erreur méthodologique flagrante et très courante. Selon une logique barbare très répandue depuis que l'homme est « civilisé », la victime d'un crime sexuel fait face, en effet, à un dilemme : devenir prédateur à son tour ou rester déshonorée à jamais. Dans ce dernier cas, elle est morte socialement, elle ne peut que désirer le suicide, et, si elle s'y refuse, son frère ou son père pourraient même se charger de l'exécuter. Le violeur a le droit d'oublier, mais la victime, si elle n'est pas un monstre, se doit de rester marquée jusqu'à la mort. Telle est la loi des bien pensants de ce monde.

Heureusement, un petit test obligatoire au pléthysmographe et hop… la Cinquième Colonne sera dévoilée au grand jour et mise hors d'état de nuire. Encore une fois, le monde sera sauvé par les savants, leurs subventions étatiques et leur neutralité scientifique.

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