Indigène, primitif, sauvage et civilisé
Le paysan trinque avec le citadin
(Peinture de Takeuchi Seihô)
À notre époque de rectitude politique, pour ne pas dire de tartuferie, certains mots qui évoquent une réalité désagréable sont devenus condamnables. On les remplace alors par d'autres mots, qui sont bien vite contaminés par cette même réalité, et qui deviennent à leur tour péjoratifs. Le phénomène n'est pas nouveau, mais aujourd'hui les mots s'usent de plus en plus vite.
Parmi les mots cités dans notre titre, seul « civilisé » possède encore une connotation positive. Désormais, il n'y a plus d'indigènes, plus de primitifs, plus de sauvages. Nous avons tous droit au titre de « civilisé ». Mais si tous les hommes sont civilisés, l'expression « homme civilisé » devient un pléonasme et le mot « civilisé » superflu. D'ailleurs, le mot « homme » figure peut-être aussi sur la liste de proscriptions…
Pourtant, si ces mots ont été créés, c'est qu'ils permettaient de nommer une réalité. Un beau jour, l'homme a inventé la ville, et depuis, c'est dans les villes que se produisent les principales innovations culturelles et techniques. Le civilisé est, littéralement, l'habitant de la cité, comme le sauvage est l'habitant de la forêt et le païen l'habitant du village. Quant à l'indigène, il est tout simplement celui qui est né dans le pays. L'aborigène est celui qui vivait sur les lieux depuis le début, tandis que l'autochtone provient de la terre même où il habite encore. Les primitifs sont les premiers hommes, ou ceux qui vivent encore comme eux, c'est-à-dire sans connaître l'écriture. Il n'y a rien d'étonnant à ce que les premiers hommes (les primitifs) aient précédé les citadins (les civilisés).
pagus (village) donne : païen, pays, paysan.
villa (ferme) donne : village, vilain.
burgus ([ville] fortifiée) donne : bourgeois.
silva (forêt) donne : sauvage, Sylvie, Sylvestre.
genere (engendrer) donne : indigène, gens, génération, génie, Genèse.
primus (premier) donne : primitif, primauté, primate, primaire, prince.
civis (citoyen) donne : civil, civilisé, cité, citadin.
Toute cette discussion a commencé le jour où nous nous sommes donné rendez-vous dans un restaurant indien. Un convive pressenti a cru d'abord qu'il s'agissait d'un restaurant « autochtone ». Selon lui, nous aurions dû parler d'un restaurant hindou, et, dans un cas comme dans l'autre, le mot indien était à éviter. Un autre membre du groupe affirma alors que les Hindous n'existent plus : depuis que l'Inde est indépendante, le mot hindou doit être banni (il semble que ce peuple se soit évanoui dans un nouveau melting-pot). Quelqu'un a osé dire que les Indiens relevaient d'une très vieille civilisation, d'où la qualité de leur cuisine. On lui a répondu que ces remarques étaient plutôt méprisantes pour les autres peuples. Le mauvais génie de la bande a alors suggéré de choisir un restaurant au hasard, puisque toutes les civilisations, et donc toutes les cuisines, se valent. C'était aller un peu loin en affaire, et les estomacs n'ont pas permis ce sacrifice au dieu de la rectitude politique.
Post Scriptum
Un étudiant originaire de Manouane me donne son point de vue sur la question. Il dit faire partie du peuple Attikamekw, dont il comprend la langue sans toutefois la parler couramment. De façon plus générale, il se considère comme un Indien. Selon lui, le Canada est peuplé d'Indiens, de Métis et d'Européens (ce dernier groupe inclut toutes les personnes originaires de l'ancien monde, y compris les Asiatiques et les Africains). Le mot Indien n'a rien de péjoratif : « C'est comme ça qu'on s'appelle entre nous, à l'échelle du Canada. Il est clair que ce nom date de l'arrivée des Blancs, puisqu'il sert justement à nous distinguer d'eux. » Par contre, le terme Amérindien, composé de deux mots étrangers, lui paraît artificiel et absurde, voire condescendant. Quant à Autochtone, « Ce n'est pas un nom de peuple, il y a des autochtones partout dans le monde, pourquoi les Indiens seraient-ils les seuls à ne pas avoir de nom? » Premières Nations lui convient à peu près, à cause de sa résonnance historique. Ce jeune homme en profite pour m'entretenir sur la plaie bureaucratique qui afflige la réserve : « Ils démolissent une maison si on la construit sans permis ailleurs que dans l'endroit insalubre qu'ils ont choisi. »
1 commentaire:
En effet, le mot homme semble désormais banni de certains cercles. Ainsi, l'École polytechnique de Montréal a révisé, ces dernières années, la traduction du fameux poème que Rudyard Kipling lui avait dédié dans les années 1920. « …Tu seras un homme mon fils » a été remplacé par « Tu seras un être humain à part entière, cher collègue ».
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